Chapitre III
« Les monstres naissent durant les périodes d’assombrissement et semblent ne pouvoir mourir que par le fer de l’homme ce qui explique qu’il en demeure toujours certains plus de deux siècles après que le Soleil ait recommencé à briller de mille feux. Il est cependant difficile de tirer des généralités les concernant car, outre leur hideur, ils n’ont que peu de traits en commun. Ils partagent en revanche certains comportement comme une faim de chair, une soif de sang, une activité accrue la nuit ainsi qu’une propension à vivre terrés dans des lieux inhospitaliers pour notre espèce. »
Traité de grande alchimie ou Des liens qu’il existe entre vie, matière et magie.
Loin des grandes villes et de leur activité permanente, à l’extrême est du monde connu non loin de la frontière du pays des cendres, se trouvait un petit village du nom de Sultaste, presque exclusivement peuplé de Salpes. Hango se dirigeait avec confiance dans ce qui allait être sa nouvelle résidence pour les années à venir. Lorsque c’était possible, ce qui était presque toujours le cas, on préférait envoyer des prêtres d’une race différente de celle qui peuplait généralement le lieu afin d’encourager la mixité. L’Yntaï allait donc se retrouver isolé au milieu de gens dont il ne connaissait rien et avec qui il ne partageait qu’une seule chose, la religion. Cela ne l’effrayait toutefois nullement car comparé à ses années d’entrainement cela serait de tout repos et il était sûr d’être utile là-bas car on n’envoyait jamais un éprouvé au hasard.
Le trajet lui avait pris presque un mois. En effet nulle route ne traversait les montagnes d’Ignassesse et il lui avait fallu faire un long détour pour parvenir à sa destination. Il fut accueilli dès son arrivée par une jeune demoiselle aux traits fins et aux yeux bleues ce qui, assorti à sa peau verte et aux écailles qui luisaient sur ses joues, créait un surprenant mélange et l’enchanta au plus haut point. Il n’y avait point d’attirance charnelle ici, d’autant plus que la fillette ne devait pas avoir plus de onze ou douze ans, simplement un plaisir purement esthétique. Elle le salua et s’empressa de se saisir des rênes de sa monture puis lui indiqua le temple où il était attendu. Quelques villageois se pressèrent à sa rencontre sans pour autant l’ovationner. Il s’agissait davantage de curiosité car un éprouvé était chose rare et leur réputation les précédait. Ces gens était-ils déçu de voir un homme sans grande carrure et passablement fatigué par le voyage ou percevait-il la détermination qui bouillonnait en lui ? La seule chose qu’on eut pu dire les concernant était qu’ils semblaient rassurés par la venue de cet étranger. Quoi qu’il en soit Hango les ignora et se dirigea vers le temple indiqué par la petite. Il était surpris que non seulement le prêtre n’ait pas été la première personne à l’accueillir mais qu’il n’ait pas même daigné se déplacer.
Après une courte marche il arriva devant la grande sphère de roche qui se démarquait clairement des bicoques en bois d’ici. Ces maisons de l’est étaient grandes mais simples tandis que leurs propriétaires étaient riches mais humbles. De leur travail venait le pain de tout l’Empire et en cela ils formaient sans doute un des piliers essentiels de la nation. Le temple ne partageait pas la sobriété ambiante. Celui-ci avait en effet pour particularité d’être parcouru par tout un tas de bouts de tissu de couleurs différentes reliés au bâtiment par de fines tiges. Dès que le vent se levait elles se dressaient alors toute dans le même sens et commençaient à onduler en rythme comme si la bise était une chanteuse et ces étoffes ses danseuses.
Ce ne fut qu’une fois la porte poussée que l’Yntaï comprit pourquoi le prêtre ou plutôt la prêtresse ne l’avait pas accueilli. Elle était dans un fauteuil et il ne lui fallut que peu de temps pour déduire de son comportement et de son grand âge qu’elle avait perdu l’usage de ses jambes. Il s’avança alors et se présenta à la Rachnire qui le regardait en souriant avec les quelques dents qu’il lui restait :
« Bonjour prieuse ; je me présente, je suis Hango le réprouvé qui a été envoyé ici, probablement sur votre demande. »
Chaque religieux faisait partie d’un ordre qu’il était aisé de déterminer grâce aux vêtements qu’il portait, une tunique bleue comme le ciel dans ce cas-ci. Son interlocutrice le jaugea comme l’avait fait les paysans et le scruta de haut en bas sans rien cacher de l’examen qu’elle était en train de faire. Après une minute durant laquelle le nouvel arrivant ne broncha pas elle prit la parole :
« Bien le bonjour et bienvenu dans notre humble village ! Je me nomme Grinka. Je suis rassurée par votre venu car croyez bien que si on vous a envoyé ici c’est que les problèmes auxquels je suis confrontée sont de la plus haute importance et pourtant je n’en ai révélé qu’une petite partie par écrit de peur qu’on ne me croit pas et que l’on ne m’envoie personne. »
Le réprouvé était interloqué. On lui avait simplement fait état d’une recrudescence de monstres et voilà qu’on lui disait qu’il ne s’agissait que d’une partie du problème. Il se pencha en avant afin de manifester son intérêt.
« Attendez, inutile que je vous dise quoi que ce soit, je vais plutôt vous montrer. »
Une gêne passagère empourpra alors son visage mais elle se ressaisit et demanda d’un ton balbutiant :
« Je suis navrée d’avoir à vous demander cela mais pourriez-vous me porter jusqu’à la charrette que vous avez vu devant le temple ? Vous comprendrez que je ne peux pas me déplacer seule et bien que cette méthode soit quelque peu burlesque nous n’avons rien trouvé de mieux… »
Hangon fut de nouveau surpris mais obtempéra sans rien laisser paraître. Il la porta jusqu’à son véhicule de fortune puis la poussa vers le lieu auquel menait ses directives. Le spectacle avait tout pour être drôle et pourtant les habitants suivirent cet étrange duo comme on l’aurait fait lors d’une procession solennelle, presque avec recueillement. Les indications de la dame guidèrent l’éprouvé jusqu’à une grange de laquelle émanait une légère puanteur. Lorsqu’il ouvrit la porte il découvrit alors une trentaine de personnes alitées dans une pièce à la propreté contestable. Il s’apprêtait à faire un pas de plus lorsque la vieille dame s’écria :
« Arrétez ! »
Cette fois-ci il ne put s’empêcher de manifester son étonnement. La prieuse reprit :
" - Si vous entrez vous finirez comme eux. Jugez-nous si vous le désirez mais croyez bien que nous avons essayé de les aider ! Hélas nos soins n’étaient d’aucune utilité et cela ne faisait que répandre la maladie. Nous avons donc convenu de les enfermer ici en attendant votre venue. Nous leur faisons régulièrement passer de la nourriture en attendant qu’ils guérissent… ou qu’ils meurent… »
Hango ne comprit pas immédiatement car rien ne semblait indiquer que ces gens souffraient. Ils n’émettaient ni toussotement ni gémissement. Ce n’est que lorsque son regard se posa de nouveau sur la vieille dame qu’il réalisa :
« - Ces gens sont paralysés ?
- En effet, ou du moins ils sont sur le point de l’être. Rassurez-vous ce que vous voyez chez moi ne sont que les séquelles de la maladie. J’ai eu la chance de survivre mais tout le monde n’est pas aussi heureux. Le mal commence par des courbatures n’importe où sur le corps. Chez certains cela s’arrête là mais chez d’autres la paralysie gagne le membre, puis s’étend jusqu’à ce que même fermer les paupières leur soit impossible. Ce n’est qu’à la toute fin que le cœur cesse de battre à son tour. Le plus étrange est qu’il arrive que le mal s’estompe de lui-même du jour au lendemain. Parfois on perd l’usage d’une main, d’un bras ou d’une moitié du visage mais parfois on survit en étant incapable ne serait-ce que de cligner des yeux. »
A ces mots une jeune femme s’effondra en pleur. Il était aisé de comprendre qu’un tel tourment était survenu chez un de ses proches, probablement un enfant. Il regarda alors, presque effrayé, la prieuse. Ce n’était pas de l’empathie mais une peur plus raisonnée, une peur propre aux prêtres de la salvation :
« N’ayez crainte, rien d’irréparable n’a été commis. Cette femme ne s’est pas damnée bien qu’elle en ait été tentée devant la détresse de son fils. Il n’était plus possible de l’abreuver aussi est-il mort trois jours après qu’il fut guéri bien que le terme semble bien abusif dans ce cas. Nul meurtre n’a donc été commis et l’âme de l’enfant comme de la mère sont pour l’instant sauves, du moins à ma connaissance. »
S’il était réellement impossible de le sauver il n’y avait en effet pas eu faute toutefois si tout n’avait pas été tenté alors la damnation menaçait toute personne impliquée… L’avait-on laissé mourir ou n’avait-on pas réussi à préserver sa vie quand bien même elle n’était plus que souffrance ? Difficile à dire mais ne pouvant pas déceler la vérité et n’ayant de toute façon aucun impact sur le passé Hangon se contenta de réciter un extrait du livre de la salvation :
« Seule l’âme est plus sacrée que la vie de l’homme. Qu’importe le motif sacrifier ou écourter une vie, si ce n’est pour préserver celle des innocents ou sauver une âme, est un péché mortel condamnant l’âme du fautif aux éternels tourments de l’au-delà. »
Chacun baissa alors la tête et récita :
« Puisse la foi et l’Eglise me préserver du pêché et sauver mon âme. »
L’éprouvé s’adressa ensuite de nouveau à la Rachnire :
« - Il n’y a donc point de monstre en ces lieux ? Si c’est le cas quelle est la raison de ma présence ici ? Il vaudrait mieux faire appel à un apothicaire !
- N’ayez crainte, il y a bien des monstres en ces contrées ; des tels que vous les imaginez mais il y a bien pire… »
Elle fit signe à quatre hommes qui s’en allèrent vers une petite maison isolée dans un coin du village. Ils en revinrent quelques instants plus tard. Chacun tenait le bout d’une corde formant ainsi les coins d’un carré au centre duquel, ligoté de toute part, se tenait un jeune enfant. Hangon n’en crut pas ses yeux et ce ne fut pas là une surprise passagère. Il resta bouche bée pendant plusieurs seconde devant l’être enragé qu’on lui avait apporté. Sa peau était grisâtre, ses dents acérées et ses cheveux ne poussaient que sur le côté gauche de son crâne.
« Voilà le monstre qui nous a apporté l’infection dont vous avez été témoin. Le soir nous nous barricadions à cause des démons tels qu’on les imagine mais un matin nous avons découvert ce petit être blessé devant l’une de nos maisons. Il nous paraissait humain quoique bien étrange aussi nous l’avons recueilli et soigné. Ses médecins furent les premières victimes de la paralysie. Nous ne mîmes que peu de temps à comprendre d’où venait le mal qui nous frappait et qui pourtant le laissait indemne. Bien des gens ici ont voulu le tuer mais je les en ai empêché bien que la tentation ait été forte chez moi aussi. Croyez-moi lorsque je vous dis que les monstres sont les derniers de nos soucis. S’il est ce qu’il paraît alors non seulement une dixième race existe mais cette dernière pourrait bien par sa seule existence menacer toutes les autres ! Comprenez pourquoi j’ai fait appel à vous et réalisez l’ampleur de votre tâche ! »
L’inquiétude avait complétement pris le pas sur l’excitation d’Hangon mais il parvint néanmoins à répondre d’un ton assuré :
« Vous avez bien fait ! »
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