Chapitre XXV
« L’armée du Saint Empire se divise en trois composantes : Les réguliers, les miliciens et la garde impériale. Les premiers sont des volontaires, entrainés et armés par l’état afin d’en faire des soldats professionnels et formant le gros des effectifs. Les seconds sont des civils vivant non loin des zones de combat, enrôlés ponctuellement afin de servir d’appoint au reste de l’armée. Enfin la garde impériale est constituée des plus solides vétérans de la régulière. Il faut avoir servi pendant au moins sept ans et avoir participé à au moins deux campagnes pour pouvoir prétendre à y entrer. »
Règlement militaire impériale de l’an 200.
La nouvelle de la destruction de la division n’avait pas mis longtemps pour atteindre les murs de Palkinki, capitale provinciale de Loupko. Tous les citadins s’était aussitôt réunis afin de crier vengeance. « Mort aux porteurs de mort ! Guerre aux ennemis de la paix ! » hurlait la populace sous les yeux de Sushara. Comment leur en vouloir ? Qui n’avait pas entendu parler des massacres commis au nord et beaucoup des gens ici présents avaient eux-même un proche touché par le grismal. Plus discutable était l’attitude du commandant de la garnison, Imarion Urchar. Ce Rachnir, beaucoup plus grand que la moyenne, aux pics acérés, à la peau orangée et à la mine toujours renfrognée faisait tout pour exciter le peuple. Malgré les ordres en provenance de la capitale il avait systématiquement fait exécuter tous les grisâtres qui avaient eu le malheur de passer dans sa région et pour cela il jouissait d’une immense popularité. Devant cette dernière le consul local n’avait pas osé émettre de protestation de telle sorte que c’était, depuis maintenant six mois, le militaire et non le civil qui dirigeait la région.
Il faut dire qu’à côté de ce personnage à l’autorité affirmée le consul faisait pâle figure. Sanri Malinche était un Salpe particulièrement écailleux, de taille moyenne et doté d’un visage tout en longueur. De caractère réservé il était néanmoins admis qu’il excellait dans les affaires courantes et que sa probité était proverbiale. En revanche il était incapable de soulever les cœurs et de faire naître la moindre émotion chez ses interlocuteurs. Il était avant tout un homme de l’esprit, toujours réfléchi mais bien incapable de susciter les passions, en étant lui-même presque totalement dépourvu.
Or, en ces temps de crise, il semblait que c’était au charisme plus qu’à la loi qu’allait l’obéissance. Dans un souci de ne pas aggraver les choses Sanri n’avait d’ailleurs pas vraiment cherché à faire respecter les édits qui lui parvenaient. Il était prêt à mettre de côté son orgueil, ses prérogatives et sa fierté pour éviter que ne se mêle des querelles internes aux dangers extérieurs et, en cela, il avait très rapidement gagné le respect de Sushara qui logeait chez lui. Cependant ce n’était pas avec cette attitude, aussi noble soit-elle, que les enseignements de l’Eglise seraient appliqués. Il comprenait les motivations de Sanri mais face au salut céleste la tranquillité terrestre n’est que de peu d’importance.
« - Je vois bien que vous ne servez d’autre intérêt que celui de votre communauté, que vous ne retirez ni gloire ni richesse en refusant la confrontation pourtant, en croyant aider les vôtres ici-bas, vous les condamnez à de bien plus terribles tourments lorsqu’ils périront !
- J’ai entendu parler de votre propension à défendre ces grisâtres mais comprenez que je n’ai nul pouvoir ici. Certes je suis consul mais quelle importance à ce titre si ce n’est celle que les gens lui donnent ? Ici je vaux moins qu’un lieutenant. Moi-même je suis bien forcé de l’admettre : en exécutant ces étrangers par centaine l’armée a sans doute sauvé nombre de vies et pour cela le peuple lui est reconnaissant. A l’inversen les ordres que j’ai bien mal tenté de faire appliqué au début les auraient tous condamnés. Au sud d’ici, un village a accueilli les grisâtres conformément aux missives venant de la capitale. Il n’y a désormais plus ni village ni villageois.
- A l’heure de leur mort tous ces gens vous maudiront d’avoir cédé à leurs pulsions. A quoi bon vivre si cela débouche sur la damnation ? Il faut que vous compreniez que la mort est infiniment plus longue que la vie et qu’en cela notre existence entière devrait être consacrée à préparer notre trépas. Qui vit avec un autre but que de mourir en état de grâce est perdu d’avance !
- La grâce et la damnation, aussi bonnes ou funestes soient-elles, ne traversent pas même l’esprit des gens cherchant à échapper aux malheurs d’ici-bas. Quand bien même je leur tiendrai le discours que vous me tenez en ce moment, ils ne m’écouteraient pas et le commandant Imarion serait sans nul doute prêt à me faire lyncher. De plus, si ma mémoire est bonne, le livre de la Salvation ne nous enseigne-t-il pas que « celui qui condamne une âme pour en sauver mille vaut mieux que celui qui en sauve une en laissant aux autres le soin de se sauver elles-mêmes car il n’y en a pas une sur mille qui en soit capable. Sans guide, l’homme, semblable à du bétail, est perdu. Comme le berger n’hésite pas à sacrifier la brebis infectée pour sauver le troupeau plutôt que de se consacrer à cette dernière en délaissant les autres, nul ici-bas ne peut se permettre de délaisser la multitude au profit de l’individu. »
- Et en quoi sacrifiez-vous l’individu au profit de la multitude ?
- Je sacrifie ma communauté au profit de l’Empire. Si nous arrêtons ici les grisâtres, que nous les tuons tous alors nul autre n’aura besoin de le faire et de se damner. En prenant sur soi la responsabilité du massacre de nos semblables nous épargnons à nos congénères de l’ouest d’avoir à le faire. Ne suis-je pas en train de sacrifier la minorité qui vit ici au profit de l’humanité tout entière qui vit à l’ouest ? »
Sushara ne sut pas quoi répondre. De ce point de vue l’attitude de cet homme était encore plus admirable. Croyait-il à ce qu’il disait ou avançait-il un argument religieux à un prêtre comme il aurait parlé de commerce à un marchand ? Qu’importe, l’argument n’en était pas moins valide.
« - Soit ! Si vous êtes prêt à faire le sacrifice de votre âme et de celles de vos administrés pour celle du reste des hommes alors je ne peux pas vous en détourner ! Je prierai pour que le ciel ait quelque égard pour votre sacrifice ! »
Pourtant des nouvelles allaient encore bouleverser la situation à Palkinki : Le connétable Rakarth s’était retiré au profit de Firmarin Talmin et ce dernier avait ordonné que se rassemble une grande armée à l’est et les troupes de la ville était naturellement conviée.
Etrangement, le commandant Imarion, qu’on aurait pu croire ravi d’aller rejoindre le reste des forces de l’Empire pour en découdre avec les grisâtres, ne fit pas preuve d’un grand enthousiasme lorsque Sanri lui annonça la nouvelle :
« Comment ? Ce gredin de Talmin pousse le connétable à la retraite et nous colle son imbécile de fils à notre tête ? Et nous nous devrions tranquillement lui lécher les bottes ? Hors de question ! Des mois que ce soi-disant premier consul et son maudit Sénat nous empêchent de nous défendre laissant pourrir la situation et maintenant qu’il a écarté Rakarth il se décide enfin à agir ! Jamais je ne servirai sous les ordres d’un parvenu à la tête de notre armée ! Il n’en a ni les compétences, ni la légitimité ni… »
« Ni la race » allait-il dire avant de tourner son regard vers l’éprouvé qui ne le quittait pas des yeux.
« Le connétable s’est retiré ? Et bien je le suivrai ! Contrairement à ces traîtres de ministres, sénateurs ou autres consuls je sais ce qu’est l’honneur et qui en est pourvu ! Félicitations Sanri, menez la politique que vous voulez, laissez mourir le peuple si cela vous chante mais je refuse de servir quelqu’un d’autre que le seul vrai connétable ! Je ne soutiendrai pas cette trahison ! »
A ces mots il sortit et, après avoir fait un bref discours aux officiers présents dans la ville, presque tous le suivirent nul ne sait où. Restèrent les rares officiers qui n’étaient pas Rachnirs ainsi qu’un unique capitaine à la peau rouge pour qui la fidélité allait visiblement à l’Empire plus qu’à l’ancien connétable. Les citoyens supplièrent leur ancien commandant de rester et de les protéger durant tout son trajet jusqu’aux portes de la ville mais ce dernier s’en alla sans un regard suivi par une suite de plusieurs dizaines de Rachnirs dégoutés par la situation et pour qui la haine du premier consul surpassait visiblement l’amour de la patrie.
Sushara ne put rien faire pour empêcher leur départ et, lorsque ce fut chose faite, il tourna son regard vers son ami Sanri :
« Il semble que l’Empire ait décidé de vous imiter, c’est toute une armée qu’il envoi désormais sacrifier son âme pour préserver le peuple. »
Le regard dépité, visiblement épuisé par avance, le Salpe répondit dans un soupir :
« Et bien ainsi soit-il, puisse une victoire rapide et décisive enfin mettre un point final souffrances des gens d’ici. Je vais tâcher d’organiser au mieux l’envoi d’un contingent avec ce qui reste d’officiers. M’aiderez-vous dans cette tâche ? »
L’éprouvé lui rendit son regard et, se sentant obligé de partager son fardeau, acquiesça.
« - J’en profiterai, si mon ordre m’y autorise, pour me joindre à ce bataillon. D’après les dernières nouvelles, les prêtres sont désormais autorisés à accompagner la troupe sans autorisation préalable de la part des militaires. Il semble que le nouveau connétable ait tout de même à cœur de préserver l’âme de ses soldats, à défaut de leur corps. »
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