Chapitre XXX

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« Les Bilberins furent, aux côtés des Salpes et des Akshus, de ceux qui délivrèrent le monde du fléau des ténèbres. Sous les ordres de la divine Albia, ils assistèrent les Salpes dans l’ultime bataille et furent les glorieux seconds du peuple qui délivra tous les autres. Décimés par cette éprouvante épreuve et à jamais écœurés de la guerre ils se détournèrent d’elle au profit du commerce dans lequel ils excellèrent bientôt. Pourtant, ce peuple marqué du sceau de la noblesse et du bon sens fut le premier à se détourner de la vraie foi et à embrasser l’hérésie. Ceux qui avaient battit des villes créèrent un Empire et semèrent dans le cœur des peuples les germes du doute puis de la folie.

Oh Bilberin qui lit ces lignes, n’oublie pas que tu fus de ceux qui sauvèrent le monde et le firent prospérer et que tu peux défaire ce que tu as bâtit et rebâtir ce que tu as défait car telle est la voix que tes ancêtres ont tracée pour toi. »

Chroniques des ancêtres.

La douleur ne quittait plus Bormo qui, depuis sa fuite, s’était enfermé dans sa chambre sans jamais en sortir, si ce n’est pour aller se chercher à manger un étage en dessous. Manifestement, le vol de quelques documents appartenant à un politicien de seconde zone n’avait pas valu qu’on fouille de fond en comble chaque auberge et l’appréhension qu’il avait quant au fait d’avoir à fuir une deuxième fois s’il était découvert s’estompait peu à peu. Il avait cependant tenu à demeurer caché quelques temps encore, aussi bien pour se faire davantage oublier que pour parcourir les dizaines de pages qu’il avait pu subtiliser à Kolba.

Il mit rapidement de côté la correspondance privée qui faisait principalement état d’un neveu parti étudié l’art dans la principauté d’Arkadnis. Plus intéressantes étaient ses lettres parlant affaire. Il semblait qu’il y avait plusieurs factions au sein de la cité et que celle de ce Rachnir se nommait elle-même les économes. Moins l’état dépense, moins il taxe et mieux il se porte, du moins était-ce là leur principale ligne directive. Tout un tas d’arguments plus ou moins recevables en faveur de cette idée étaient développés entre deux critiques consacrées à leurs grands rivaux, les investisseurs. Ces derniers estimaient que la cité se devait d’engager par et pour elle-même de grands travaux en vue de servir le bien commun. Cependant l’objectif principale était en réalité d’engranger un maximum de revenus pour eux-mêmes à travers la rémunération des guildes qui seraient chargées de satisfaire les commandes, du moins selon les économes. Bormo comprit de cette douzaine de pages que ces derniers étaient principalement constitués de marchands craignant les taxes autant que les tempêtes et qui devaient leurs richesses au commerce avec les pays voisins. Tant que le port se portait bien le reste de la cité pouvait tomber en lambeaux cela n’entravait en rien leurs affaires. Au contraire les investisseurs rassemblaient des conglomérats d’artisans et de boutiquiers pour qui la ville était la principale source de revenus. Bonnes routes, bâtiments solides et rues sûres étaient essentiels pour eux.

Cela signifiait-il que le Luron œuvrait pour ces derniers et que la manœuvre dont il l’avait chargé ne servait qu’à s’assurer le contrôle des deniers de l’état ? Ce n’était pas évident. En si peu d’échanges Kolba et ses interlocuteurs faisaient référence à tellement de sous factions, de riches marchands, de princes étrangers et d’enseignes plus ou moins prospères qu’il était difficile de savoir qui était plutôt affilié à tel ou tel parti. Par exemple une certaine Goushka, patronne d’une verrerie de luxe, avait soutenu l’accès à la Demienne d’un fervent soutien des économes tout en donnant une partie conséquente des revenus de sa boutique à la guilde des artisans, elle-même premier bailleur de fonds de la faction des investisseurs. Ce comportement en apparence incohérant était en fait motivé par l’important débat qu’il allait y avoir sur la taxation des importations de produits bruts non essentiels dont faisait parti le sable qu’elle utilisait pour fabriquer ses vitres. La règle générale qui voulait qu’elle soutînt la politique de taxes qui finançait, par la demande, son activité rentrait donc, dans ce cas précis, en contradiction avec ses intérêts immédiats. Chacun virevoltait ainsi au gré des débats du moment entre une faction et sa rivale et étaient finalement assez rares ceux qui ne changeaient jamais de bord que ce soit par conviction ou par intérêt, les deux n’étant de toute façon jamais très éloignés. Le tout sans compter les factions plus modestes cherchant, à leur échelle, à tirer profit des divergences entre les deux partis clefs de la cité. Les répartisseurs étaient le plus souvent alliés aux investisseurs sauf lorsque les chercheurs et les colonisateurs se rapprochaient auquel cas le plus sage était généralement de soutenir les économes aux côtés des pieux voir même au prix d’un accord avec les autarciques.

Du moins était-ce ce que Bormo pensait avoir compris après des heures d’études quant aux tractations électorales, commerciales et religieuses qui agitaient sans cesse les milieux politiques d’Angefeu. Ces règles générales, déjà fort alambiquées, semblaient pourtant souffrir mille exceptions sans compter que les trahisons partisanes, les changements d’humeur du peuple et les scandales sur tel ou tel politiciens en vue rebattaient sans cesse les cartes. Après deux jours Bormo abandonna l’idée de se faire une idée précise du fonctionnement précis des institutions d’Angefeu et de savoir de qui se rapprochait le plus ce Luron. Il y avait d’autres indices plus exploitables que cet incompréhensible méli-mélo de noms, de chiffres et de dates écrits dans un argot des plus soutenus dont les nuances ne pouvaient être saisies que des initiés. Le franc parler auquel avait été habitué l’éprouvé était ici une faiblesse qui l’empêchait de saisir tous les sous-entendus contenus dans quelques compliments trop recherchés pour être sincères.

Toujours est-il que, même en étant relativement ignare sur ces questions, notre homme trouva de quoi déduire. En premier lieu, puisqu’affilié aux économes, Raïkor Kolba s’enquérait beaucoup des questions liées à l’étranger, notamment l’Empire et son commerce. De toute évidence les déstabilisations en cours ne le rassuraient pas car qui dit plus de guerre dit moins d’échanges. Au détour de quelques remarques sur la fiscalité actuelle il fit ainsi mention de départ d’armes vers le continent, le genre de choses contre lesquelles il n’avait strictement rien mais qui l’inquiétait car « Ni l’Empire ni aucun autre pays ne manque d’acier, de fer ou de forgerons. Il s’agit même d’un des rares domaines dans lequel ils nous surpassent. Aussi, si je vous fais part de mes inquiétudes, ce n’est pas tant que je répugne à faire commerce de ce genre d’outils, mais plutôt parce qu’il me semble que seuls d’obscurs groupes peuvent ainsi payer à prix d’or des armes que n’importe quel état peut produire en grand nombre et à peu de frais. Procurer à qui en a besoin les moyens de provoquer l’agitation désirée peut-être rentable à court terme mais il me semble, qu’en plus des inévitables soubresauts diplomatiques que cela va créer, ces ventes risquent à terme de faire naître des troubles en mesure de paralyser notre commerce et donc de nous appauvrir bien plus que ce de quoi nous nous serons enrichis. »

Il ne s’agissait pas là du sujet principal de la missive, plutôt d’une disgression, pourtant, Bormo n’en doutait pas, dans ces quelques lignes résidaient les raisons qui justifiaient qu’on le discrédite. Cependant pourquoi l’avait-t-on envoyé s’attaquer à lui ? Il n’était manifestement pas le seul à être au courant et quand bien même il était un des rares à rechigner face à un profit immédiat il n’avait pas assez de poids pour empêcher ces ventes ni même pour les freiner. Si le Luron voulait que ce finalement modeste politicien voit sa carrière entachée il devait il y avoir quelque chose d’autre. Le Bilberin lut et relut encore et encore les pages qu’il avait sous les yeux. Elles étaient faites du plus beau papier, la plus belle plume du bureau était posée sur ces feuilles lorsqu’il choisit de prendre celles-ci parmi la multitude qui parsemait le lieu de travail de Kolba. S’il existait une réponse à ses questions elle se trouvait ici. Soudain un éclair jaillit dans son esprit. Angefeu savait tout faire et la qualité le supplantait souvent à la quantité. Lorsque l’on est une petite cité il faut bien cela pour concurrencer les grands états voisins. Dans ce domaine l’art ne faisait pas exception. Dans ce cas pourquoi avoir envoyé son neveu étudier dans les principautés du sud ? Il ressortit promptement les lettres qu’il avait préalablement écartées.

Était-ce de la surinterprétation ou ce qu’il lisait confirmait-il son intuition ? « Est-ce que l’on te traite bien ? », « De la nourriture devrait t’être parvenu en même temps que ce message. », « J’ai hâte que tu nous reviennes. ». Ces formulations pouvaient tout à fait être innocentes cependant une alternative vint à l’esprit de l’éprouvé. Et si le neveu n’était pas à Arkadnis pour étude mais parce qu’il était retenu en otage. Au lieu de simplement demander des nouvelles il demandait s’il était bien traité. Au lieu de faire parvenir des choses plus durables comme des habits ou des bijoux il envoyait à son neveu de la nourriture. Au lieu de lui souhaiter de bonnes études ou même de le revoir il désirait son retour. Si l’intuition de Bormo était juste alors le neveu du candidat à l’ordination était retenu en otage par la principauté d’Arkadnis, elle-même très proche de l’Empire. Dans ce cas les études d’art ne seraient qu’une couverture pour cacher le fait qu’il ne servait plus les intérêts d’Angefeu ni même ceux de sa faction mais bien ceux de la principauté et de l’Empire à travers elle. Le Luron ne souhaitait pas seulement écarter un politicien hostile à ses affaires mais un authentique traître à sa patrie et lui, Bormo, était en train de conspirer contre un serviteur, certes contraint mais néanmoins utile, du Saint Empire. Deux interrogations jaillirent aussitôt dans l’esprit du Bilberin : Fallait-il sacrifier ce pion au profit de sa mission ? Il n’avait aucune idée de son importance. Il était sans doute plus ou moins indirectement au service du premier consul ou du connétable mais quelle place occupait-il dans leurs plans ? L’autre question qui le taraudait était comment le Luron avait-il été mis au courant de la compromission du Rachnir ? Naturellement tout ceci reposait sur une supposition incertaine cependant plusieurs éléments concordaient et, si sa théorie n’était pas formellement prouvée, il était en revanche farouchement persuadé de sa véracité. Quoi qu’il en soit il avait découvert pourquoi on le voulait voir choir et quel secret il allait pouvoir révéler pour définitivement le discréditer. Après tout, ses tentatives de faire cesser le trafique d’armes n’avait pas donné beaucoup de résultats jusqu’ici, l’éprouvé avait davantage confiance en ses propres capacités pour y parvenir. Qui plus est le Luron l’intriguait de plus en plus. Qui était-il ? Que voulait-il ? Pourquoi ainsi lutter contre l’Empire et comment pouvait-il être si bien informée ?

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