Chapitre XXXXI
« Durant le premier assombrissement les Yntaïs combattirent humains et démons avec l’acier mais plus encore avec la magie. Excellant dans cet art, ils se forgèrent un empire sur mer qui déborda bientôt sur la terre. Suivant leur reine-mage, la divine Ozaya, ils défirent leurs ennemis et réalisèrent maintes prouesses avant comme après la victoire sur les démons. La devise « rien d’impossible à quiconque détient une pierre de vie » était chaque jour illustrée par ce peuple chez qui les miracles étaient la norme. Pourtant, jaloux de leurs possessions et de la source de leurs pouvoirs, l’Empire prétendument saint chercha à les asservir au cours de la guerre des mages. Submergés par le nombre et la barbarie Aïshon perdit la guerre, son pied à terre et une partie de ses précieuses pierres. Cependant jamais il ne se soumit et presque tous les Yntaïs se retirèrent sur leur archipel pour échapper à la loi impie de l’Empire.
Oh Yntaï qui lit ces lignes, n’oublie pas que tu es un mage autant qu’un marin et que, plus que pour quiconque, l’Empire est ton ennemi car telle est la voix que tes ancêtres ont tracée pour toi. »
Chroniques des ancêtres.
Bormo avait retrouvé ses compagnons peu avant la tombée du soir, encore dans cette même baraque décrépie qu’il n’avait toujours pas appris à apprécier ni même à supporter. Orcha était accompagné de ses quatre larrons et, vu leur dégaine et leur manque de subtilité coutumière, la discrétion, essentielle dans les plans de l’éprouvé, promettait d’être difficile à atteindre. En réalité il espérait que le Luron et ses hommes, n’ayant pas eu vent de la menace, fasse le pari d’une livraison rapide et sans bruit. Cela aurait le mérite de réduire le personnel qu’il y aurait à défaire. Combien de gens travaillaient en réalité pour son employeur ? Bormo n’en n’avait aucune idée mais toute la ville ne pouvait pas être à son service et, si les gardes lui avaient été acquis, il n’aurait pas eu besoin de payer fort cher cet embarcadère excentré et au propriétaire peu regardant. L’hypothèse selon laquelle ses opposants seraient peu nombreux pour ne pas attirer l’attention était donc plausible. L’éprouvé avait d’ailleurs songé à alerter le guet mais, outre le fait qu’ils ne l’auraient probablement pas écouté, son but était avant tout de se renseigner sur ce mystérieux personnage. Pour se faire les gredins qu’il avait déniché lui seraient plus utile que des gaillards en armure qui le remercieraient au mieux avec une piécette. Il ne comptait d’ailleurs pas arrêter sa collaboration avec ces rustres de Rachnirs après ce coup, aussi désagréable soit-elle. Enquêter sur le luron et le neutraliser serait une entreprise de longue haleine et il fallait qu’il les mène à la victoire contre leur ennemi commun une première fois pour espérer faire fructifier cette alliance de circonstance.
Pour une fois l’éprouvé se sentait dans son élément. On l’avait davantage formé à se battre qu’à mentir ou espionner et l’idée d’en découdre d’homme à homme, en faisant parler les poings plutôt que les langues, le réjouissait d’avance. Il devait lui aussi avoir un petit côté larron au fond tant la perspective d’une bonne castagne le mettait de bonne humeur. Il allait enfin pouvoir laisser s’exprimer toute la colère et la frustration que cette catin de cité avait engendrées en lui. Les gros bras du Luron feraient de parfaits défouloirs. Il était d’humeur à en défaire cent à lui tout seul. Les truands de leur côté paraissaient un peu moins emballés. Les sales besognes constituaient leur pain quotidien et celle-ci ne dérogeait pas à la règle. Une vie de violence leur avait ôté tout goût du sang, jusque dans la victoire. Une insensibilisation même au bonheur s’était petit à petit emparé d’eux. Elle les privait de bien des joies mais elle les préservait surtout d’encore plus de peines. Ils accomplissaient leur triste ouvrage avec le même allant que le docker s’en va porter ses caisses ou que l’ouvrier part scier du bois. Ils s’enorgueillissaient des souffrances qu’ils infligeaient aux autres et à eux même dans une attitude finalement assez proche de celle du soldat, la reconnaissance et la légitimité étatique en moins.
Les derniers préparatifs s’achevèrent donc dans cette ambiance étrange où le prêtre était plus enthousiaste que le brigand pour causer du tort à son prochain. Cela se remarquait d’ailleurs jusque dans la préparation du coup. C’était Bormo seul qui était allé repérer les lieux, suivre les habitudes des riverains, dénicher les cachettes où s’embusquer et même préparer l’itinéraire de fuite. Le manque d’allant de ses camarades de fortunes l’avait certes un peu contrarié mais la perspective d’enfin pouvoir rendre les coups chassa de son esprit toute aigreur à ce sujet et il ne leur en tint pas rigueur.
Le Soleil se coucha finalement, signe du départ pour leur virée nocturne. L’éprouvé prit naturellement la tête et marcha d’un pas vif, la main sur son pommeau. Pour l’occasion il avait enfilé un capuchon et des habits noirs, différents de ceux habituels afin que les sbires de son employeur ne le reconnaissent pas au cas où certains venaient à fuir. Cet accoutrement sombre lui donnait des aires de bourreau et même les passants des bas quartier, habitués à côtoyer toute sorte de canailles, se détournaient de cet individu. Les subalternes le suivaient à visage découvert. Durant une bonne partie de la marche ces sosu fifres cherchèrent de l’allant dans le regard d’Orcha qui, avec des yeux tantôt menaçants, tantôt compréhensifs, parvenait à les faire garder l’allure et le minimum d’entrain nécessaire à la réussite de la mission.
Dissimulés dans la pénombre le groupe se faufila jusqu’à l’embarcadère. Cachés derrière une pile de tonneau chacun préparait ses armes. Bormo avait spécialement aiguisé son épée pour l’occasion, Orcha avait quant à lui opté pour la barre de fer. Les trois autres semblaient plutôt partis pour en découdre au surin. Ils observèrent d’ailleurs avec un mélange d’appréhension et d’admiration la lame de l’éprouvé. Ils n’avaient jamais vu du si bon acier d’aussi près et étaient ravis de se tenir derrière plutôt que devant lui.
Soudain, le port jusqu’ici calme et sans bruit s’activa. Au loin, éclairé par le feu du grand phare, se présenta dans la baie une nef. Son garbe exotique et si caractéristique n’était pas étranger à l’éprouvé. La coque était épaisse, les voiles triangulaires et larges et un petit châtelet trônait sur le pont. Il s’agissait du même genre de navire qui vomissait ses armes sur les rivages de l’Empire. Un satané fendeur de flots fouteur de guerre. Sur les quais s’étaient réunis une demi-douzaine d’individus dont l’honnêteté n’était sans doute pas la première qualité. Le Bilberin était content. Les acolytes du Luron s’étaient présentés tandis que le bateau était encore loin. Il pourrait les éliminer sans même que les marins ne puissent le voir. Il saurait ensuite leur faire bon accueil. Ils étaient plus nombreux mais l’effet de surprise compenserait ce désavantage. Il se retourna vers son groupe et leur fit signe de s’avancer discrètement. Orcha acquiesça d’un air entendu. Il leur avait expliqué son plan quelque soit le cas de figure qui se présenterait. En l’occurrence il fallait s’approcher le plus possible sans être repéré. Lorsque cela arriverait, et cela ne manquerait pas étant donné qu’il devait y avoir une trentaine de mètres entre le dernier couvert et leurs cibles, chacun devrait se ruer sur l’ennemi le plus rapidement possible et le foudroyer avant qu’il n’ait le temps de réagir.
Bormo entama son approche. Accroupi et à pas de loup il passa de sa pile de tonneau à un amas de caisses remplies de poisson puis, en un instant, il se cacha derrière le mur d’un entrepôt. Telle une ombre il virevoltait entre chaque relief offert par le port et, quand bien même un des contrebandiers aurait regardé dans sa direction, il n’aurait vu qu’une silhouette informe et furtive se déplacer avec alacrité. Il en aurait conclu que son imagination lui jouait des tours. Heureusement il n’en fut rien car ses camarades n’avaient pas son habileté. Ils étaient soit rapide mais courraient alors debout et sans discrétion, ou alors accroupis mais lent et bien incapable, de réagir en cas d’imprévu. Bormo ne s’en souciait pas. S’ils étaient repérés les Rachnirs lui serviraient de leurre. Ils attireraient à eux ses ennemis et il n’aurait plus qu’à les surprendre. Un crâne fendu suffirait à décourager l’ensemble du groupe. Si tel n’était pas le cas embrocher le suivant provoquerait à coup sûr la déroute chez l’ennemi. Cependant il n’était pas dit que ses camarades en ressortent indemnes et, en cela, il était satisfait qu’ils n’aient pas été découverts.
Ils étaient désormais tous les cinq au plus près de leur cible. Les silhouettes se dessinaient petit à petit sous la lumière des étoiles et de la lune que les nuages laissaient passer par intermittence. Il y avait quatre Akshus et deux Yntaïs, tous étonnements bien équipés avec pourpoint et longue dague. L’éprouvé parcourut leur visage avec désintérêt lorsqu’il réalisa qu’au milieu d’eux s’en trouvait un qu’il connaissait : c’était ce pédant de majordome, cet enfoiré à moustache, cette merde en bas de soi, cette canaille qui le dévisageait systématiquement comme il l’aurait fait avec un chien qui a la rage, ce misérable qui avait l’outrecuidance de le mépriser sans cesse sans même s’en cacher. L’éprouvé se surprit à sourire, celui-là il n’allait pas le manquer. Il ne connaissait même pas son nom mais il se ferait un plaisir de lui enfoncer son sabre dans le bide. Il espérait juste qu’il survive suffisamment longtemps pour réaliser qui l’avait refroidi. Le visage contrit de douleur et empli de rage qu’il s’imaginait justifiait à lui seul toutes les mésaventures qu’il avait enduré depuis son arrivée ici.
Il prévint alors ses compagnons avant de progresser au ras du sol espérant gagner encore quelques mètres avant qu’ils, et par « ils » il pensait à ces balourds de Rachnirs, ne soient découverts. Il progressa furtivement mais, dès le deuxième, pas le manque de légèreté et de discrétion de ses camarades lui sauta aux oreilles. Qu’ils ne soient guère rompus à l’exercice il s’en doutait mais à ce point c’était presque du sabotage. Il se retourna alors pour leur ordonner de faire moins de bruit lorsqu’il vit Orcha avec sa barre de fer en train d’armer son coup. Il n’eut pas le temps de réagir.
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