Chapitre 5
Dao n'avait pas pu s'arrêter de sourire depuis ce moment-là. Il avait rejoint son palanquin presque sans se plaindre pour la première fois du voyage, et n'avait pas réussi à trouver le sommeil. Il passait et repassait en revue l'événement dans sa tête, frissonnant à chaque fois qu'il se remémorait le regard de l'humaine. La première humaine qu'il voyait de sa vie ! Il n'avait vu que son visage alors qu'elle était dissimulée dans la végétation, mais il ne l'oublierait jamais. Qui était-elle ? Que faisait-elle là ? Est-ce qu'elle les avait suivis ? Peut-être qu'elle était aussi curieuse que lui. Il partait du principe qu'elle était une des Laurussis qui escortaient leur convoi. L'idée lui traversa une seconde l'esprit qu'elle pouvait être une complète étrangère et représenter un danger, mais il préféra laisser partir cette idée aussi vite qu'elle était arrivée et ne pas y penser.
Il était en train de travailler quelques mouvements rituels pour Gham lorsqu'il trébucha stupidement et tomba dans le talus à côté de lui, preuve s'il en manquait encore que cet immobilisme auquel il était astreint était un vrai problème. Dahlia l'aidait à remonter, et il était honteux et confus au dernier niveau. La seule fierté qui lui restait, dans les conditions de voyage actuelles, était sa fonction et sa dévotion envers Gham, et ce reste de fierté était ébranlé par son incapacité à effectuer les rites correctement. Il se confondait en excuses sous le regard jugeant des gardes et de Dahlia, évitant absolument leurs regards, lorsqu'il aperçut le visage qui le scrutait. Des yeux perçants, qui le regardaient lui et personne d'autre. Il n'avait jamais vu un regard aussi intense. Il se sentit complètement mis à nu et transpercé. Ils se fixèrent pendant quelques secondes, qui parurent une éternité à Dao. Il se sentait comme paralysé. Elle esquissa un léger sourire et porta l'index devant ses lèvres. Elle lui intimait de ne rien dire. Il obéit. Évidemment. Si les autres remarquaient que quelqu'un était là, ils feraient toutes sortes de problèmes, au point même que l'humaine pourrait être en danger.
Il retourna donc dans son palanquin sans rien dire, et ne trouva pas le sommeil cette nuit-là. Chaque fois qu'il se remémorait son regard, son sourire, son ordre de se taire, son corps était parcouru de frissons et son sourire s'élargissait. Il était conscient que ce n'était pas grand-chose, mais dans sa situation actuelle, voir un visage nouveau, et qui plus est interdit, était terriblement excitant. Il était dévoré par la curiosité. Il avait envie de la connaître. Avec ce qu'ils venaient de vivre et ce secret qu'ils partageaient, il pouvait considérer qu'ils étaient amis. Son amie humaine. Il essayait d'imaginer son nom, sa personnalité, le son de sa voix lorsqu'elle chantait, son histoire, ses rêves. Il imaginait les conversations qu'ils pourraient avoir, comment il pourrait lui parler de Gham, comment elle lui raconterait son enfance et sa vie d'humaine, si fragile. Elle imaginait son regard émerveillé lorsqu'il lui parlerait de son peuple et lui montrerait les grands pouvoirs de Gham. Une partie de lui se rendait compte qu'il était en train de se projeter un petit peu trop, mais ça lui faisait un bien fou. Il était enthousiaste et transporté par l'arrivée d'un peu de nouveauté.
Il s'endormit au petit matin, et se réveilla après quelques heures seulement. Il pris son carnet et mis par écrit avec le plus de détails possibles ce qu'il s'était passé. Il noircit de nombreuses pages avec tout ce qu'il avait ressenti. Puis il se mit à dessiner. Son visage, encore et encore, dans sa cachette. La vue d'ensemble de la scène avec lui et les autres. Son regard, qu'il ne parvint pas à reproduire fidèlement malgré les dizaines de tentatives, son petit sourire en coin, son index qui lui ordonnait de se taire. Puis il dessina toutes les scènes qu'il avait imaginées lorsqu'ils auraient le droit de se parler. Les discussions, les repas, les rires, elle l'emmenant chasser dans les montagnes au petit matin, lui lui montrant comment se servir d'un couteau correctement, etc.
Elle occupait ses journées et ses nuits. Il passait presque tout son temps à penser à elle, noircir les pages de son carnet et somnoler. Chaque soir quand il sortait il était aux aguets, il cherchait ses yeux perçants qui l'épiaient dans la nuit. Mais il ne la revit pas le lendemain. Ni les deux ou trois autres nuits qui ont suivi. Chaque soir il allait se coucher plus déçu que la veille, et l'espoir de l'apercevoir à nouveau devenait dévorant. La partie calme de son esprit réalisait qu'il commençait à sombrer dans la folie à cause de cet enfermement.
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