Prologue

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Olga Vaubant, la danseuse acrobate pour qui tout Paris se pressait à l’entrée des Folies Bergères, lâcha son trapèze. Après un audacieux double saut périlleux, elle retomba sans un bruit, dans une maîtrise parfaite de son art. La lumière grise qui filtrait à travers la verrière en cette fin de soirée brumeuse ne suffisait plus à éclairer tous les recoins de la pièce encombrée de meubles, d’agrès et d’accessoires de spectacle. Le vieil atelier de peintre qui lui servait de gymnase tombait peu à peu dans la pénombre. Sous les applaudissements d’un unique spectateur, la jeune femme effectua une révérence comique. On aurait cru à un gamin des rues, à la voir ainsi avec ses cheveux courts en bataille et ses vêtements d’homme trop larges. Canaille, elle adressa un sourire à l’homme d’une trentaine d’années qui se tenait en face d’elle. Mince, de haute stature, la mine plutôt agréable quoique rougeaude, il était ridiculement affublé d’une vieille redingote verte trop étroite pour lui. Ce couple si bizarrement assorti avait de quoi faire rire. Les gens, au cours de ce dernier mois, ne s’en étaient d'ailleurs pas privés.

Il s’avança vers elle et, la prenant dans ses bras, joua avec les boutons de sa chemise.

" Allons Olga ! plaisanta-t-il. Tu sais bien que c’est en tenue d’Eve que je te préfère ! "

La danseuse androgyne éclata d’un rire clair et repoussa son compagnon.

" - Bas les pattes mon chou ! Nous étions d’accord ! La romance durera le temps des vacances. Le voyage est fini, chacun reprend sa liberté. Tu as voulu remplacer mon professeur de gymnastique, soit ! Mais reste sage. "

Elle avait dans la voix cet accent traînard et ce timbre rocailleux qui caractérisent les gens de Belleville. L’homme cessa son manège et prit un air contrit.

" - Dois-je comprendre qu’il me faudra supporter de te voir dans les bras d’un autre ? demanda-t-il.

- D’un autre, de mille autres… ou de personne ! Je n’ai pas abandonné ce brave Béchoux pour m’enchaîner de nouveau à un amant !

- La tête qu’il a dû faire, ce bêta d’inspecteur, quand il a compris que je lui piquais sa femme !

- Son ex-femme ! Et je ne t’appartiens pas plus qu’à lui, Jim. "

Elle se hissa sur la barre fixe, gagna les anneaux et virevolta dans les airs avant de récupérer son trapèze, sur lequel elle se percha.

L’homme rit.

" Tu es un sacré bout de femme, tu le sais hein ? Mais c’est pour ça qu’on t’aime… "

Se balançant, elle chantonna d’une voix saccadée "Isidore… m’adore. Mais c’est Jaime… que j’aime.

- Et Barnett amoureux tombe du haut des cieux…"

Olga s’arrêta net et glissa doucement, se laissant pendre la tête en bas.

" C’est ça, c’est ça, railla-t-elle, tu me la feras pas, à moi, la blague du romantique ! Faudrait être gourde pour pas se rendre compte que t’es le roi du flirt ! "

Jim Barnett s’assit dans un fauteuil miteux taché de peinture à l’huile. La mine assombrie, il entreprit d’essuyer son monocle à sa cravate jaune canari.

" Pour dire vrai, soupira-t-il, je pensais te faire changer d’avis en restant un peu.”

Olga se redressa et sauta de nouveau au sol. Elle s’approcha de l’homme et lui planta un baiser sur le front.

" Alors adieu, mon chou. Merci pour les vacances ! "

Et, oiseau virevoltant dans une forêt d’agrès, d’anneaux et de trapèzes, elle retourna à ses exercices.

Depuis son fauteuil Jim Barnett la regarda encore un instant, puis, résigné, se leva et quitta la pièce. Il descendit sans hâte les trois étages de la vieille maison bourgeoise où Olga louait son appartement et où, un mois plus tôt, en qualité de détective privé, il avait résolu pour elle une affaire de cambriolage.

Dans le vestibule, il s’arrêta. Ayant croisé son reflet dans une petite glace suspendue au mur, il observa son visage cramoisi. Son faux visage ou plutôt, un faux visage parmi tant d’autres. Que faire maintenant ? Fermer l’agence Barnett et Cie ? Tourner la page et entamer un autre volet de ses aventures, sous une autre identité ?

" - Arsène Raoul Lupin… tu vas tomber dans le mélo, pensa-t-il. Barnett et son agence te sont bien utiles et qui sait… l’inspecteur Béchoux te pardonnera peut-être, et viendra t’exposer une nouvelle affaire ! Avoue-le, ça te manquerait de le faire enrager…"

Lupin se redressa et, d’un pas décidé cette fois, passa la loge des concierges, tourna la poignée de la porte d’entrée, et sortit. Le soir tombait. Il marcha une dizaine de minutes en direction du jardin du Luxembourg. Un jeune homme d’une vingtaine d'années, blond et vêtu en ouvrier, l’attendait devant la grille close. " Eh bien patron ! s’exclama-t-il Vous en avez mis du temps ! Vous revenez de chez la danseuse, hein ? Alors ? "

" Alors c’est fini." Lupin balaya l’air de la main. " Pfuit ! Plus rien entre Barnett et la jolie Olga Vaubant, la demoiselle veut sa liberté. Bien, qu’elle la prenne ! "

Le jeune homme ne put retenir un sourire.

" - Ah ça Octave! grinça son compagnon Si tu te moques de moi, je te fous à la porte illico !

- Mais non patron, balbutia-t-il, je…

- Ca va, ça va, le coupa Lupin, pardonne-moi, je suis un idiot. Allez, je t’emmène aux Capucines*, j’ai besoin de me changer les idées. Mais avant, je passe à l’agence, les vêtements de ce cher Barnett m’incommodent. Allons, quel manque de classe ! Et cette gueule de brique… "

Octave rit de bon cœur, bientôt imité par Lupin, dont la mauvaise humeur était toujours passagère.

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*Salle de théâtre située Boulevard des Capucines, à Paris

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