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Le fumoir de l’hôtel particulier où résidait Lupin était une petite pièce intimiste et sombre au mobilier Napoléon III. L’ensemble, des fauteuils jusqu’aux boiseries en passant par la cave à liqueur, avait été dérobé par jeu au baron de Solvillière, en réponse à une provocation de ce dernier publiée dans L’Echo de France. Le public se souviendra du scandale soulevé par cette affaire, qu’ avait suivie une longue lettre ouverte du cambrioleur, toute emplie de cabotinage.
La pièce avait vu plus de drames que de tranquilles discussions d’après dîner, Lupin ayant l’habitude d’y recevoir certains de ses ennemis les mieux renseignés, et les plus dangereux. Leur rappeler ce tour de force se révélait parfois un atout bien utile.
Ce soir-là néanmoins, le fumoir était calme. Dans la lumière tamisée des lampes, Lupin et Octave conversaient. En réalité, c’était plutôt Lupin, nonchalamment affalé sur le canapé, un cigare au bout des doigts, qui soliloquait. Il commenta l’opérette, qu’il avait trouvé fort divertissante, en particulier grâce à la Bonheur. Il fit l’éloge du dîner, végétarien comme à son habitude, en émettant toutefois quelques réserves sur le dessert, et en se promettant d’en toucher un mot à la cuisinière. Enfin, il se décida à parler d’Olga, de leur aventure, de son dépit… Mais ah ! Les femmes, comment ne pas les aimer ? Et puisque Amour engendre Souffrance, comment ne pas souffrir par elles ?
Lupin aimait parler, et aimait s’écouter parler, ce qui ne dérangeait pas son compagnon. Sur ce point, pourtant, il le coupa :
" Vous les aimez peut-être un peu trop, même. Sauf votre respect, patron, ça nous a valu quelques ennuis. Et je ne parle pas des butins abandonnés ! "
Soudain sérieux, Lupin se redressa. Peu de ses complices se seraient permis une telle franchise. Pourtant, le temps avait tissé entre les deux hommes une amitié et une intimité qui l’avait souvent poussé à se confier à son compagnon, et à lui demander conseil. Dans la solitude forcée du cambrioleur, qui ne pouvait montrer à ses connaissances qu’un personnage, tantôt Raoul d’Andrésy, Horace Velmont ou encore Jim Barnett, la proximité d’un camarade de confiance était d’un réconfort plus grand qu’il n’aurait accepté de l’admettre. Octave avait dû sentir tout cela. Et pourtant ! La fascination qu’exerçait sur lui l’écrasante personnalité de Lupin lui interdisait de se considérer comme son égal. Au grand dépit de son compagnon, il se refusait au tutoiement, et l’appelait toujours « patron », interdisant ainsi toute familiarité réciproque. Malgré cela, il restait un esprit lucide, et Lupin appréciait sa franchise.
" Vos aventures durent trop longtemps, reprit le jeune homme, les hommes trépignent. Un mois d’inaction tandis que vous courrez l’Italie avec votre petite danseuse ! Ce n’est pas bon. Vous me connaissez, je vous suivrai dans n’importe quelle situation les yeux fermés. Mais il y en a d’autres qui vous obéissent uniquement par appât du gain, et ces gars-là, mieux vaut ne pas les faire languir. "
Lupin soupira. Elles seraient chères payées, ces petites vacances, si certains de ses complices se retournaient contre lui. Il allait falloir monter un nouveau coup, et vite ! Il promit de s’y atteler dès le lendemain. La conversation vira, dériva. Le temps semblait se suspendre, parenthèse bienvenue dans l’agitation trépidante de la capitale. Lupin, pourtant, cru déceler chez Octave une certaine mélancolie, quasi imperceptible, mais qui semblait gagner du terrain à mesure que l’horloge égrenait les minutes. Vers minuit et demi, le jeune homme se leva, remit sa veste et sa casquette, et prit congé de son ami.
Un des plus grands défauts de Lupin, qu’il cultivait allégrement en raison de sa vocation, était la curiosité. Et celle-ci avait été piquée.
Dès qu’ Octave fut parti, il se précipita dans sa chambre, revêtit un manteau sombre et, en quelques instants, sortit de l’hôtel par un passage dérobé permettant de tout voir de la rue principale sans pour autant être vu. Octave s’était retourné et regardait les fenêtres encore éclairées de l’hôtel particulier. Bien que venant à peine de quitter le fumoir, il sortit de sa poche un paquet de pauvres cigarettes, en porta une à sa bouche, et l’alluma. Il tira quelques bouffées puis, tournant les talons, se mit en route. Gardant ses distances, Lupin s’accrocha à ses pas.
Il devait se l’avouer, ce n’était pas seulement la curiosité, ou le goût du jeu qui le motivaient. Il se sentait un peu vexé des reproches de son ami, et de la facilité avec laquelle il lisait en lui. C’était une façon un peu mesquine, peut-être, mais si distrayante, de rééquilibrer la balance.
“ De toute façon, songea-t-il, il rentre sûrement chez sa mère.”
Il se rendit rapidement compte de son erreur. Octave, malgré l’heure tardive, partait à l’opposé. La curiosité de Lupin s’accentua. Le jeune homme avait fini sa cigarette, écrasé son mégot. Il marchait lentement, l’allure désinvolte, les mains fourrées dans les poches de son pantalon d’ouvrier. A le voir, on aurait pû penser qu’il errait simplement, profitant de la douceur de la soirée. Lupin, habitué aux filatures, comprenait qu’il se rendait à un endroit bien précis, et qu’il ne tenait pas à ce qu’ on le sache. Il sentit un doute monter. Il y avait du vilain, certainement. Octave lui était-il aussi loyal qu’il le prétendait ? Après tout, lui, Arsène Lupin, ne pouvait réellement se fier à personne. Mais si sa conduite avait un tout autre motif ? Allait-il en secret à la rencontre d’une jeune dame ? Il était à l’âge où l’on fait des bêtises…
Ils marchèrent bien trois quart d’heure, alternant entre grandes artères et petites rues, ponctuant le trajet de pauses et d’hésitations feintes. Puis, aux éclats de voix, à la musique et aux rires des jeunes filles et des galants désinhibés qui leur parvinrent des rues au-devant d’eux, Lupin reconnu Montmartre. Comme chaque nuit, la fête battait son plein. Il se sentit aspiré par la foule joyeuse et délurée et, à plusieurs reprises, manqua de perdre son ami. Il le suivit, pourtant, et ne le lâcha pas.
Soudain, il se figea. Octave venait d’entrer dans un dancing. C’était un bâtiment de taille moyenne, assez ordinaire, sur la façade duquel on pouvait lire en lettres peintes « La Poule aux Œufs d’Or ». Sa particularité tenait à ce que, comme parfois à Montmartre, il avait la réputation d’accueillir une large société d’invertis des deux sexes. On disait même que les étages servaient aux couples à se retrouver, loin des familles, des épouses ou des maris imposés.
Lupin sentit la honte l’envahir. Cela, il n’aurait pas dû le savoir. Pour la première fois, filer son compagnon lui apparut indigne. Il pouvait se mentir autant qu’il le voulait, c’était la curiosité, pas la défiance, qui l’avait poussé à suivre Octave. Les doutes n’étaient apparus que plus tard, et se révélaient infondés. Lupin recula avant de disparaître dans la foule.
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