Il marcha longtemps, méfiant comme une bête traquée, se dissimulant dans quelque recoin sombre au moindre bruit de pas ou éclat de voix. La pluie battante avait fini par tremper jusqu’à la moindre parcelle de son corps, lavant le sang de sa figure et de ses mains. Sur ses vêtements imbibés, les traces de la tragédie s’estompaient sans qu’il s’en rende compte. Lorsqu’il s’arrêta enfin, il était épuisé et transi.

Il se trouvait dans un quartier sinistre, aux bâtiments mal entretenus et aux rues jonchées de déchets à l’aspect indescriptible. À quelques mètres de lui, vautré sous un portique, un ivrogne articulait des syllabes sans queue ni tête en suçant par intermittence le goulot d’une bouteille vide. Lupin s’approcha d’une petite porte à l’arrière d’un bâtiment, et frappa violemment. Au boût de quelques minutes qui lui parurent une heure, elle s’ouvrit sur une femme d’une cinquantaine d’années, dont les longs cheveux noirs piqués de gris encadraient un visage sévère.

« Arsène ! s’étrangla-t-elle. Mais que…. »

Sans attendre son invitation, il se précipita à l’intérieur. Ignorant les éclats de voix des jeunes femmes qui accueillaient les clients nocturnes dans la pièce voisine, il se rua sur une trappe et dégringola les escaliers qui menaient à sa chambre particulière, aménagée par ses soins dans le sous-sols du bordel.

La pièce, austère, ne ressemblait à aucune autre de ses planques. Le mobilier se limitait au strict minimum nécessaire: un lit assez grand pour deux, une table, une chaise, une armoire et un paravent derrière lequel une bassine, un broc et un baquet servaient à la toilette.

Une demi-heure plus tard, la trappe s’ouvrit de nouveau et la maquerelle descendit. Dans ses bras, une pile de draps et de serviettes obstruaient sa vue.

“ Ca alors pour une surprise ! s’exclama-t-elle. Je t’apporte de quoi te sécher. Bon sang mais qu’est-ce qui te prend de courir Paris par un temps pareil ? Tu m’excuseras d’avoir été un peu longue, mais un client a frappé Madeleine. Un vrai salaud qu’avait pas dû voir une baignoire depuis des mois! J’ai envoyé Matteo lui piquer sa bourse, la pauv’ fille mérite bien ça. T’as bien fait de m’le présenter ce gaillard, il nous rend ce genre de petits services et en échange, j’lui file des fards et de la quincaillerie pour son spectacle. C’est un brave garçon. Elise est impatiente de te revoir depuis la dernière fois! Paraît que t’es un bon coup. Ça court pas les rues tu sais… J’lui aurais bien dit de descendre, mais j’ai cru comprendre que t’avais pas trop la tête à ça. “

Ayant posé le tas de linge sur le lit, elle balaya la pièce du regard.

“Arsène, reprit-t-elle, tu es là ?

-Derrière… répondit une voix faible …derrière le paravent. Tais-toi et donne moi une serviette, je suis gelé.

La sécheresse du ton n’était pas habituelle. La maquerelle se tut. Sur le sol, elle avisa un tas de vêtements détrempés jetés en boule. Elle posa sur le paravent l’une des serviettes qu’elle avait apporté, et qui glissa instantanément de l’autre côté.

“Marthe… murmura Lupin au bout de quelques minutes. Viens m’aider s’il te plaît.”

La femme s’approcha. Il était assis au bord du baquet, la serviette autour des reins et une trousse chirurgicale posée sur les genoux.

“ Les blessures ne sont que superficielles, continua-t-il. J’ai déjà désinfecté, mais ce foutu bandage…”

Marthe l’avait déjà vu soigner des blessures bien pires, et effectuer sur lui-même des soins beaucoup plus complexes. Pourtant, pour une raison qu’elle ignorait, il tremblait de tout son corps, et sa main droite ne cessait de lâcher puis reprendre maladroitement le morceau de tissu dont il essayait désespérément de s’entourer le bras. Elle s’assit près de lui et acheva les pansements.

“Que s’est il passé ? l’interrogea-t-elle doucement. Le coup a manqué ? Quelqu’un…

-Ils l’ont tué.

-Qui ?

-Les flics. Un salaud de la raille un…”

Lupin parlait d’une voix blanche. Il n’avait pas compris la question. La réponse était trop aveuglante, trop évidente.

Elle caressa ses cheveux trempés, tentant de calmer son agitation.

“Arsène… reprit-elle. Qui a été tué ?”

Lupin porta sa main à ses lèvres, à la rencontre d’un souvenir encore trop vif. Ses yeux se troublèrent. La trousse chirurgicale vacilla et son contenu se déversa au sol dans un fracas de métal et de fioles brisées. Puis, dans le silence rétabli, le nom s’échappa de sa bouche, claqua dans l’air, rebondit sur les murs de la chambre. OCTAVE. Le tremblement cessa brutalement, ses muscles se relâchèrent, il manqua de basculer. Sur son visage, les larmes coulaient de nouveau. Alors, avec une douceur infinie, elle le prit dans ses bras et le berça tout contre elle.