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Le surlendemain parut dans l’écho de France un entrefilet qui, on s’en souvient, fit beaucoup de bruit. Il était rédigé en ces termes :

Avant-hier soir, ces messieurs de la police ont assassiné un jeune homme de mes amis. Dans leur empressement à vouloir m’attrapper ils ont fait un usage irraisonné de leurs armes. Le coup a été fatal. Le jeune homme qui est mort dans mes bras ne s’était rendu coupable d’aucun meurtre et, conformément à des ordres énoncés haut et clair, ne menaçait pas la vie des policiers. S’il avait été arrêté en bonne et due forme, et non abattu comme ces messieurs l’ont trouvé bon, il ne se serait pas vu condamné à la peine de mort. Sachez, messieurs, que je n’aurais de repos que lorsque justice lui sera rendue. Signé : Arsène Lupin

La réalité était moins glorieuse. Lupin dormait mal, mangeait peu, rongé par l’évidence de sa culpabilité. S’il fermait les yeux pour s’assoupir, son esprit lui présentait mille réalités alternatives, dans lesquelles Octave vivait encore. Devant la simplicité de ces autres situations, le réveil n’était toujours que plus brutal. Octave l’aimait, le suivait comme son ombre, l’avait suivi jusqu’à la mort, jusqu’à mourir pour lui. Il était coupable, mille fois coupable d’avoir entraîné un homme si dévoué dans une vie d’incertitude et de risques. Car il y avait toujours, même dans l’affaire la mieux conduite, une part d’incertitude. Lupin le voyait à présent.

Coincé dans sa chambre du bordel par peur d’être capturé ailleurs, il ressassait les évènements jusqu’à épuisement de son corps et de son esprit. Matteo, que son commerce avec la mère maquerelle amenait souvent au bordel, était venu rendre à Lupin le bilan de l’affaire d’Auclerc. A part Octave, pas d’autres victimes. Des blessés légers seulement, et un compagnon capturé, que les autres avaient eu tôt fait d’arracher aux geôles de la Sûreté. La nouvelle tragique avait été annoncée à la mère du jeune homme, et on lui verserait une pension prise sur la fortune personnelle du patron, maigre consolation pour la perte d’un fils.

Un détail tracassait Lupin. Deux jours durant, il refoula cette idée, persuadé que son esprit, tentant de nier l’évidence pour se protéger contre la culpabilité, échafaudait des mécanismes de fuite. Le soir du deuxième jour, il s’assit à son bureau et inscrivit sur une feuille blanche les questions suivantes : Comment la raille savait-elle ? et Pourquoi le tireur m’a-t-il manqué ? Débarrassées de la fange putride des idées noires qui engluaient son cerveau, ces deux interrogations prenaient soudain un intérêt réel. Il y avait, dans toute cette affaire, quelque chose qui ne collait pas. Lupin repassa dans sa tête les différentes étapes de la préparation et de l’exécution du cambriolage. En aucune façon la police n’avait pû deviner seule quel coup se préparait. Il balaya sa chambre du regard. Il avait eu raison de se réfugier ici. De toute évidence, on l’avait trahi. La première question ayant trouvé une réponse logique, Lupin se pencha sur la seconde. Pourquoi le flic qui lui avait tiré dessus à deux reprises l’avait-il manqué, alors que la balle reçue par Octave avait été tirée avec une précision de maître. Hasard ? C’était peu probable. Lupin se rappela de la durée qui séparait le second coup de revolver du moment où Octave s’était jeté devant lui. Peu de temps s’était écoulé, certes, mais assez pour qu’un expert puisse ajuster son tir et viser. Octave n’avait pas reçu une balle destinée à l’homme qu’il voulait protéger, mais une balle à son propre nom. L’hypothèse était risquée, étant donné l’état d’ébranlement dans lequel il se trouvait. Pourtant, elle devint petit à petit certitude. Plus Lupin revoyait la scène, plus il savait qu’il touchait au vrai. La nuit même, Matteo recevait l’ordre de retrouver l’assassin d’Octave selon le portrait qu’en faisait son patron, et de faire son rapport au plus vite. Le lendemain soir, il frappait à la porte arrière du bordel.

Arsène Lupin était attablé dans un coin reculé de la salle principale. Il regardait fixement une assiette de soupe de pommes de terres intacte posée devant lui. Matteo prit une chaise et s’assit, sortant le patron de sa torpeur. C’était un homme grand, bien bâti, d’une quarantaine d’années environ, et qui parlait avec un fort accent italien.

“ Je viens au rapport patron, commença-t-il. Le salaud de flic qui a tiré sur le petit est toujours à la Sûreté, mais j’ai découvert que son intégration ne date pas même d’un mois. Il y a du vilain là-dessous. Une prise en filature serait nécessaire, mais j’ai pensé…

- Que je voudrais le faire moi-même ? l’interrompit Lupin d’un ton cassant. Bien bien… Espérons seulement qu’on ne s’est pas rendu compte de tes recherches, sinon il aura vite foutu le camp et ce sera du beau travail de bleusaille ! ”

Matteo s’enfonça dans son siège. Lupin se radoucit.

“ Bah ! reprit-il. Je ne t’aurais pas envoyé si tu ne savais pas te montrer discret. Je m’occuperai de lui dès demain. Donne-moi son nom et son matricule. Tu connais l’heure à laquelle il quitte la Sûreté le soir ?

- Oui Patron, répondit l’Italien.”

Matteo lui tendit une feuille portant toutes les informations demandées, mais incompréhensibles au profane, car écrites dans un code que seule la bande de Lupin connaissait, et qui avait été inventé par le maître lui-même.

“ Maintenant j’ai une autre question, continua Lupin. Je sais qu’Octave était un habitué du dancing où tu te produit. C’est mon seul point de départ pour tenter de comprendre quelque chose à toute cette affaire. Je voudrais que…

- Ce qui se passe là-bas reste là-bas patron. ”

Blème, Matteo l’avait coupé.

“ Je sais bien que c’est vous, ajouta-t-il, et que c’est pour rendre justice au petit… mais je m’arrête là. Qui sait si vous n’allez pas en compromettre d’autres, à cause de votre enquête? ”

Lupin ne riposta pas. Il ne comprenait que trop les raisons de son compagnon. Il se débrouillerait seul sur ce terrain là.

Matteo parti, Lupin lorgna vers l’assiette. Elle était froide désormais. En vérité, cela faisait bien une demi heure qu’elle avait refroidi. Il n’y avait pas de clients, et les filles, sur ordre de Marthe, le laissaient en paix. Il piqua une pomme de terre et la porta à sa bouche, avant de la laisser tomber de nouveau. Il pris sa tête entre ses mains.

“ Décidément… y a vraiment rien qui passe… marmonna-t-il entre ses dents. Allez mon vieux, ressaisis- toi… les choses commencent à bouger, tu dois entrer en scène. Ça serait le pompon si tu tombais dans les pommes en pleine filature! ”

Avec difficulté, il avala la moitié des aliments puis, dégoûté, rejeta l’assiette. Depuis trois jours il avait la gorge nouée et une nausée constante, mais il fallait reprendre des forces. Se laisser aller à sombrer était la pire des choses à faire.

Il sortit de sa poche le portefeuille d’Octave. Maintes et maintes fois il l’avait ouvert, et avait passé son contenu en revue. Octave avait voulu lui dire quelque chose. De ça, il était absolument certain. Mais le contenu du portefeuille refusait de dévoiler son secret.

Une nouvelle fois, il l’étala sur la table. Quelques billets et pièces auxquelles il ne toucherait jamais, un billet de loterie (perdant, il avait vérifié), des filtres à cigarettes et un message griffonné à la hâte.

17 septembre 1906

Mon amour, je refuse de vivre plus longtemps dans le mensonge. Je ne te suffis donc plus? Tu es si distant, si lointain. Je te perds, je le sens. Au profit de qui? C’est quand je t’embrasse que tu es encore le plus éloigné, quand je te caresse que je sais que je t’ai perdu pour une autre. Ne me laisse pas dépérir dans cette angoisse de ne pas savoir, et de voir mourir la flamme qui t’animait. Rejoins-moi ce soir où tu sais. Tu me donneras les explications que j’exige, et auxquelles j’ai bien le droit de prétendre.

Ton Armande.

La réponse à toutes les questions de Lupin se trouvait là, dans les supplications d’une amante délaissée. Mais bon sang! Il avait beau tourner et retourner le message dans tous les sens, ressasser les habitudes et les paroles d’Octave, le nom ne lui disait rien. La date seule lui parlait. Et pour cause! C’était le jour où Olga l’avait rejeté. Le jour où il avait filé Octave jusqu’à Montmartre, jusqu’au dancing.

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