Le commencement
Toute histoire réclame son commencement, ou – devrais-je dire – tout problème sa source. Le commencement de mon histoire – mon histoire étant le problème – tout cela a débuté d'une manière tout à fait banale. Il y avait une femme et un homme. Des gens normaux, à vrai dire. Ils s'aimaient. Et ils se trouvaient être mes parents. Ils se connaissaient depuis déjà bien longtemps lorsque j'ai vu le jour. Ma mère a accouché d'une petite fille tout à fait normale.
Normal est un terme utilisé à la naissance pour désigner un enfant sans aucune malformation. Les médecins se fichent complètement de savoir s'il existe une autre sorte d'anomalie. Je ne vois pas en quoi je pourrais être plus ou moins normale qu'un enfant mal-formé et en quoi un enfant mal-formé pourrait être plus ou moins normal que moi. Un enfant mal-formé aurait eu beaucoup plus de chance d'être normal que moi : il aurait réclamé plus d'attention et grâce à l'anomalie que lui aurait infligé la fatalité, il aurait eu bien plus de chances d'échapper aux anomalies des enfants normaux. Tout cela revient à dire que j'avais l'anomalie d'être normale. Le problème de cette anomalie est tel que, même si elle est encrée en nous, il n'est pas aisé d'en avoir connaissance. Ainsi, mon anomalie elle-même était normale. Je pourrais exprimer les choses d'une manière différente. J'étais normale, et donc je devais subir les vices de la société. Mais puisque j'étais anormale bien au fond de moi, ces vices allaient forcément, un jour ou l'autre, faire ressortir cette sordide anomalie et je deviendrai anormale.
À ce jour, cependant – le jour ou ma petite bouille toute fripée émergea du ventre de ma mère – j'étais considérée comme une enfant chanceuse. D'un certain point de vue, après une longue observation du monde, il semble rationnel de prétendre qu'une enfant en parfaite santé, avec deux parents en parfaite santé, qui disposent d'un revenu et d'un toit, née dans un pays bien développé, à l'abri de la guerre et désirée comme j'avais été désirée, est chanceuse. Mais chanceuse par rapport à qui ? Pensez-vous sincèrement qu'une enfant vivant dans un pays bien développé, ne manquant ni d'argent ni d'affection et étant en parfaite santé allait pleinement prendre conscience des catastrophes qui frappaient le monde, si lointain qu'il était ? Ce genre de réalités sont complètement inconnues dans le monde serein de l'enfance et, pour le peu qu'elles y pénètrent, elles sont si affreuses qu'elles en paraissent fictives. Lorsque l'on grandit, c'est différent. On prend conscience des fléaux de ce monde. Mais, même en en ayant parfaitement conscience, il est impossible de les garder à l'esprit constamment, et on en revient bien vite à se lamenter sur les problèmes du quotidien. Il est donc totalement irrationnel de prétendre une enfant chanceuse, juste parce qu'elle est une enfant soi-disant normale avec un cadre de vie commode.
Je pourrais parler longtemps de la chance, expliquez que chanceuse n'est qu'un constat spontané et non une caractéristique inhérente, que le plus chanceux des miracles répond à la pire des malchances et que l'existence la plus tranquille – ce que certains disent être chance – est probablement la plus fade. Il n'y a que les simples d'esprit qui parviennent à faire abstraction de tout cela, en se satisfaisant de toute situation. Et je n'ai jamais pu m'empêcher de me demander s'ils ne feignaient pas simplement leur satisfaction.
On m'a donné le prénom d'Opale. Beaucoup de gens perdent leur temps à haïr leur prénom, alors qu'il y a tellement de choses plus aptes à être haïes; ça n'a jamais été mon cas. J'ai toujours aimé mon prénom pour une simple et bonne raison : personne de ma connaissance ne porte le même. Il m'a souvent donné l'impression d'être unique. Être unique m'a donné l'impression d'être quelqu'un de mieux, quelqu'un avec un destin fascinant. Jamais je n'aurais pu imaginer être un déchet de la société.
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