Le départ est imminent, l’avion s’avance sur le tarmac pour se préparer au décollage. Comme toutes les fois où je pars en voyage, j’ai ce mélange d’excitation et de peur qui me serre la poitrine. Aujourd’hui c’est différent, je pars avec ma sœur, Alice. Elle se cramponne tellement au siège que ses phalanges deviennent blanches, son visage se décompose à mesure que l’avion prend de la vitesse.

Ce n’est pourtant pas la première fois qu’elle part en voyage mais je crois qu’elle flippe de partir avec moi. Elle qui a l’habitude de toujours tout organiser jusqu’à connaître l’heure de chaque activité une semaine à l’avance, a dû faire quelques concessions sur son planning. C’est ce que je lui ai dit: réserver un peu d’inconnu c’est ce qui fait partie du voyage.

Quand je lui ai proposé de venir avec moi, je ne m’attendais pas à ce qu’elle me réponde par la positive. J’ai toujours eu une passion pour l’Amérique latine, sûrement transmise par ma grand-mère maternelle d’origine mexicaine. Depuis un bout de temps je lorgnais les articles de voyage qui vantaient les trésors de ce continent. J’ai rencontré beaucoup de gens qui m’avaient vendu la Colombie comme LE pays à visiter en Amérique du Sud et depuis c’était devenu comme une obsession.

Alice connait mon amour pour cette culture et cette langue. Petites, on chantait souvent à tue-tête les chansons que notre grand-mère, Mamita écoutait. Notre père ne nous avait jamais vraiment parlé espagnol mais Mamita mettait un point d’honneur à ce que nous la comprenions dans sa langue.

Même si nos origines ne se voient pas vraiment sur nos physiques, nos peaux mates nous trahissent. Ma soeur a hérité des yeux bleus de ma mère et de sa bouche pulpeuse. Contrastant avec ses longs cheveux noirs, elle attire les regards depuis son adolescence. Dotée d’un physique avantageux, elle savait mettre ses 1m70 en valeur. Elle enchaînait les conquêtes d’un soir et savait jouer de ses charmes.

Mais passé la vingtaine, Alice s’est oubliée, sa garde robe a vu disparaître les slims taille basse et les hauts féminins au profit de tee-shirts et de débardeurs simples assortis à des jeans informes. Son penchant pour le naturel l'a amené à bannir le maquillage et les artifices. Je n’ai jamais su d’où venait ce revirement de situation. Sûrement les problèmes d’adultes qui l’ont rattrapé.

Elle a recherché la stabilité dès sa sortie de BTS. Un peu perdue, elle a accepté un boulot de comptable dans un bureau miteux au fin fond d’un couloir. Lorsque Damien, son compagnon actuel, l'a vu fouler la moquette rouge du couloir principal, il a tout fait pour qu’elle le remarque. A force de regards appuyés et de blagues mal assurées, il a réussi à la séduire et ils font maintenant partie de ces couples un peu fades à qui on ne peut rien reprocher ni envier.

Je me demande souvent si elle est heureuse, à seulement 29 ans dans cette vie faite de déjeuners de famille prévus deux semaines à l’avance et de voyages tout inclus dans des hôtels 4 étoiles. C’est pour ça que je l’ai invité à ce voyage sans trop y croire. Pour la sortir de cette routine et ramener un peu de spontanéité dans sa vie. J’ai envie de retrouver le sourire de ma sœur, son éclat de rire que j’aimais tant et que j’ai presque oublié tellement il s’est fait rare.. Les années nous ont éloignées alors que nous étions si proches durant notre enfance. J’ai cette nostalgie, j’aimerais faire renaître cette fusion entre nous et retrouver ma sœur.

Je souris à Alice qui commence à se détendre, ses grands yeux bleus trahissent le flot de pensées qui semblent la submerger. Je suis la cadette mais j’ai pourtant l’impression de devoir la protéger de tout, elle semble si fragile… De grosses auréoles se sont formées sur son affreux débardeur rouge qu’elle porte tout le temps.

Loin de ce tourbillon qui m’envahit jour et nuit, Alice est calme et réfléchie. J’ai toujours envié sa stabilité, sa capacité à se sentir à l’aise dans ses repères du quotidien. Elle a toujours eu ce côté logique que je n’ai jamais eu, je me souviens encore de ces soirées tendues où elle tentait maintes et maintes fois de m’expliquer mon exercice de maths. Mes larmes d’incompréhension goutaient sur mon devoir qui devenait alors illisible.

Alice a toujours eu le cœur sur la main, malgré son travail qui l’occupe bien trop d’heures par rapport à son salaire, elle se démène toujours pour offrir du temps à une multitude d'associations. Elle a toujours eu ce profond besoin de se sentir utile au point de s’oublier elle-même. J’aimerais relever ce défi que je me suis fixée intérieurement, faire ressortir ses propres envies et la volonté de se faire plaisir, qu’importe le jugement des autres.

Elle me retourne mon sourire et j’enfile mon casque. J’ai besoin de ma dose de musique. Je mets en route la playlist que j’ai confectionnée en pensant à toutes ces heures de voyage. C’est parti pour 9h.