MARDI
Trois ans s'écoulèrent depuis la naissance de Solomon, mais également depuis la mort de leur mère, décédée quelques jours après, suite à une très forte fièvre causée par la fatigue. Malgré une tristesse présente dans la famille, la vie avait repris son cours. Leur père travaillait de nouveau et ne pouvait plus être présent pour ses garçons, malgré tout l’amour qu’il leur portait.
Lors d’un début d'après-midi ensoleillé, l’aîné de la fratrie s’habillait avec ses plus beaux vêtements. Une tenue bleue marine, accompagnée d’une chemise blanche pour trancher avec les couleurs sombres, et d’un petit noeud papillon noir qu’il terminait de nouer. Face à la glace de sa chambre, l’enfant chaussé de souliers vernis s’admirait enfin après plusieurs dizaines de minutes de préparation. Seulement, malgré la satisfaction qu’il éprouvait au fond de lui, il ne pouvait exprimer le moindre sourire. Beaucoup de familles du village attribuèrent son comportement à la perte de sa mère, des dires qui s’étaient transformés en une rumeur plus que convaincante. Pourtant, le jeune Cyrus ressentait un désagrément beaucoup plus fort au tréfond de son âme.
À l’instant même où il noua son accessoire, quelqu’un toqua légèrement à la porte.
— Entrez, dit calmement le jeune garçon.
Son père pénétra dans la chambre, et retrouva son fils face au miroir, le regard fixé sur son reflet. Il s’approcha et vint se poster dans son dos. Les mains sur les épaules de Cyrus, il le félicita.
— Comme tu es beau mon fils. Je suis fier de toi. Et ta mère le serait également.
La mention de celle-ci le fit souffrir, mais il ne témoigna aucune douleur. Dans un silence absolu, il se fixa encore quelques instants, avant de partir en direction du salon.
— Cyrus, attends s’il te plaît.
La main sur la porte, prêt à la refermer derrière lui, le jeune enfant tourna la tête en direction de son père qu’il retrouva assis sur son lit. Il lui fit signe d’approcher et l’enfant obéit. Il s’installa auprès de lui et baissa la tête pour éviter tout contact visuel. Le père était gêné et mit quelques secondes avant de prononcer :
— Je sais que revenir dans une église est difficile, mais c’est un jour important. Je suis sûr que tu peux le faire. Et si tu ne le fais pas pour toi, ni pour moi, fais-le pour ton frère.
Cyrus serra les dents. Il détestait se contraindre pour lui. Mais une fois de plus, il resta dans le plus grand des silences. Il laissa monologuer son père pendant un temps qu’il ne pourrait définir. Et une fois terminé, le jeune garçon qui n'était rivé que sur une seule et unique pensée se leva pour suivre son père.
Une heure plus tard, dans l'église où la famille se rendait chaque semaine, Cyrus se mélangeait à la foule, au milieu d’amis et de proches. Plus loin, à l’abside de l’église, se trouvait son frère dans les bras de sa tante. La sœur jumelle de sa mère, devenue la marraine de Cyrus à sa naissance. Elle était heureuse, affichant un sourire si grand que le garçon en était jaloux. Il ne la comprenait pas. Elle qui était devenue orpheline avec sa sœur, qui avait alors presque tout perdu à seulement six ans, venait de perdre la dernière personne qui lui restait. Elle devrait ressentir de la colère, de la haine, de la tristesse, ou même du dégoût. Mais il n’en fut rien. Sa tante au contraire était comblée. Elle venait de se marier à un homme politique extrêmement gentil et généreux, détonnant totalement avec les crapules habituelles qui dirigeaient le pays, et allait aujourd’hui être la marraine de Solomon.
Cyrus se demandait alors, pourquoi lui ? Pourquoi ce misérable petit pouvait être baigné dans la joie alors qu’il leur avait tout pris ? Pourquoi lui pardonnerait-on tout le malheur qu’il avait apporté ? Tant de questions s’entrechoquaient dans sa tête, percutant par la même occasion des souvenirs douloureux. Il serra les poings et les dents de colère, laissant entrapercevoir l’une de ses canines à travers ses lèvres pincées. Les larmes lui montèrent aux yeux, et tandis qu'il fixait le fond de l'église, sa vue se brouilla.
Une paire de mains lui agrippa les épaules avec douceur et bonté. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il découvrit que sa tante était désormais derrière lui. Elle lui adressa un sourire et l’enlaça, ce qui eut pour effet de dissiper toute la colère qu’il avait accumulée. Mais les larmes étaient toujours présentes, puisant cette fois-ci leur source dans une autre émotion qu’il ne put déterminer. Il serra sa tante, ses doigts s’accrochant à son chemisier blanc comme s’il était prêt à tomber et cacha son visage larmoyant dans son cou. Elle était magnifique, habillée avec une robe lila, la couleur préférée de la mère de Cyrus, mère qu’il revoyait à travers sa marraine.
— Comme tu as grandi Cyrus. Comment vas-tu mon garçon ?
Mais Cyrus ne répondait pas, toujours enfoui dans le cou de sa tante. Après être resté silencieux, Cyrus demanda, la boule à la gorge.
— Pourquoi ?
Confuse, sa tante lui demanda d’expliquer le fond de sa question.
— Pourquoi es-tu si heureuse ? Alors que maman est partie depuis si longtemps…
Elle garda son sourire, mais l’expression de ses yeux démontra de la compassion envers l’enfant. Elle lui caressa ses cheveux, puis la joue et essuya l’une des larmes qui coulait avec le bout de son pouce.
— Voyons Cyrus, pourquoi voudrais-tu que je sois malheureuse ? Ma soeur me manque c’est vrai, mais je vous ai vous. Si je reste constamment dans la tristesse, je ne pourrais pas vous protéger et vous aimer. Je sais qu’elle est là, quelque part.
Sa tante appuya sur sa poitrine avec son index.
— La sens-tu ? Juste ici.
— Oui… lui répondit Cyrus. Mais ça fait vraiment mal.
— C’est que la plaie est encore ouverte. Mais ta maman sera là pour t’aider à la soigner. Tout comme nous tous, ton père, ton frère.
Cyrus ne voulait rien entendre. Une question lui brûla les lèvres et il ne put la garder pour lui.
— Pourquoi devenir aussi la marraine de Solomon ? Tu m’as déjà en tant que filleul.
— Serais-tu jaloux mon cher neveu ?
Cyrus ne répondit pas, préférant détourner le regard. Sa marraine le ramena vers elle et lui demanda :
— As-tu peur que ton frère me vole ?
Cyrus acquiesça timidement. Sa tante, amusée de sa réponse, le rassura en lui prenant les épaules.
— Tu sais, vous avez tous les deux perdu votre mère. Ne trouves-tu pas normal que Solomon puisse à son tour recevoir une marraine ?
— Si mais il y en avait plein d’autres que l’on pouvait choisir. Pourquoi toi ?
— Cyrus, ton père m’a choisi car il ne voulait pas qu’il y ait de distinction entre vous.
— Pourtant son parrain n’est pas le mien, affirma-t-il fermement.
— C’est parce ton père a deux cousins. Du côté de ta mère, je suis la seule personne qui puisse vous rattacher à elle.
Cyrus comprit sans pour autant être d’accord avec cette décision. Vexé, il tourna les talons sans prononcer un mot de plus. Sa marraine le rattrapa et lui prit la main.
— La cérémonie va débuter. Allons nous asseoir, lui dit-elle toujours le sourire au lèvre.
Elle le raccompagna jusqu’à son siège et s’assit à la même rangée. Le baptême offrit beaucoup de joie parmi tous les convives. Tous à l’exception de Cyrus qui était rongé par une colère noire au plus profond de son cœur. Il aurait pu reprocher les décisions de son père, en vouloir à sa tante pour avoir accepté. Mais non. La haine était provoquée une fois de plus par son frère. En seulement trois années, il lui avait volé sa mère, sa tante et sa marraine. Qu’allait-il lui prendre de plus ?
Au moment de la bénédiction finale, la porte de l’église claqua lourdement, résonnant dans tout le bâtiment. Cyrus était parti, ne supportant d'en voir plus. Le silence reprit peu à peu sa place, brisé rapidement par les pleurs de Solomon. La marraine afficha un regard attristé en direction de la porte, espérant voir Cyrus revenir.
Dehors, rien ne bougeait, hormis la pluie qui accompagnait les larmes du jeune garçon. Nous étions mardi.
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