MERCREDI
Un verre à la main, Cyrus était à l’écart de l’ensemble des convives. Toujours avec son froid regard, il perçait la foule à la recherche de la personne qu’il tenait responsable de l’avoir traîné jusqu’ici. Il aperçut sa marraine au loin, son père dans l’autre coin du jardin, d’autres membres de la famille et amis, mais malgré ses efforts, il ne trouva pas l’homme qu’il cherchait. Pour s’en consoler, il agita son verre avant de prendre une gorgée d'alcool sans détacher son regard de la foule.
— Tout va bien mon cher ?
Toujours dans ses recherches, il n’adressa aucune attention à sa femme qui s’approcha de lui. Elle était vétue d’une belle robe verte, ses cheveux tressés descendant jusqu’au milieu de son dos, une luxueuse parure en or ornant son cou, avec une pierre précieuse incrustée au cœur de celle-ci. Un bijou que son mari lui avait offert pour l’un de leur anniversaire de mariage. Elle était chaussée d’une paire de talons hauts, cachée par sa robe qui se mêlait à la verdure. Mais cette coquêterie ne lui permettait pas de rattraper la grande taille de son époux. Sa beauté était telle que, même avec de simples efforts de préparation, elle rivalisait avec le reine de la journée.
Elle se colla à son mari, s’agrippa à son bras et posa délicatement la tête sur son épaule. Fixant le sol, elle était inquiète et lui demanda tristement :
— Que t’arrive-t-il, Cyrus ? Nous sommes arrivés depuis ce matin et tu n’as pas décroché le moindre mot. Tu souris et ris quotidiennement mais aujourd’hui… Ton regard est différent, trop différent.
Cyrus ne répondit pas, toujours préoccupé par ses recherches.
— J’ai fait la connaissance de ton frère aujourd’hui, il…
— Où est-il ? la coupa sèchement Cyrus.
Il détourna son visage des invités pour s’adresser à sa femme, toujours avec le même regard sanglant. Quoi qu’à cet instant, il semblait plus ardent. Intimidée, sa femme eu un léger frisson d’effroi. Elle s’écarta de lui et balbutia.
— Je euh… j’étais avec Lizzie et euh… nous l’avons rencontré près de la fontaine. J’ai rapidement sympathisé, puis Lizzie a joué avec son oncle. Elle s’amusait tellement que je les ai laissé ensemble.
Ces quelques mots suffirent à faire bouillonner le sang de Cyrus. Il lâcha son verre qui manqua de se briser au sol, déversant son contenu parmi les insectes. Il empoigna sa femme par les épaules et resserra l’étreinte. Les yeux écarquillés et les dents serrés de colère et de peur, il semblait sur le point d’exploser. Sa femme ne le reconnaissait plus. Elle trembla, prête à hurler à l’aide et à sangloter, mais une innocente petite voix surgit au loin. Une voix emplie de bonheur qui déboula vers eux, apaisant miraculeusement les tensions.
— Papa !
Cyrus relâcha ses muscles, détournant le regard en même temps que sa femme. Consolé, la crainte et la colère s’effacèrent de son visage, et l’homme s’accroupit, les bras écartés pour accueillir sa fille qui se jeta contre lui. Le père serra sa fille comme s’il pensait ne jamais la revoir, une main dans ses cheveux blonds et bouclés.
— Papa, tu m’étouffes, rigola-t-elle.
Mais Cyrus ne plaisantait pas. Il était vraiment inquiet. Après ce moment de douceur, le père recula sa tête pour observer sa fille.
— Tout va bien ? Tu n’as rien ?
Lizzie fit non de la tête, bien qu’elle ne comprenait pas où son père voulait en venir.
— Et bien, je n’aurai jamais pensé que tu deviennes un papa poule.
Cyrus ne reconnut pas cette voix. Et pourtant, son être la haïssait plus que tout. Celle de son frère.
Il se releva, prit délicatement sa fille à l’épaule, et l’écarta de Solomon en la cachant derrière lui, comme pour la protéger. Malgré leur séparation, il gardait toujours autant d’animosité envers lui. Depuis combien de temps ne s’étaient-ils pas vu ? Dix ans ? Vingt ans ? Peut-être trente ? Mais pour Cyrus, peu importe le temps qu’il s’était écoulé, pour lui ce n’était toujours pas assez.
Solomon, malgré leur taille commune, ressemblait peu à son frère. Son corps était plus corpulent que le reste de sa famille. Le visage rond, les joues rosées, et un sourire qu’il présentait constamment, il s’opposait actuellement à tous les traits caractéristiques de Cyrus, aussi bien physiques que psychologiques. Les seules choses que Solomon avait hérité génétiquement, c’était ses yeux ambrés qu’il tenait de sa mère. Un attribut que possédait également Lizzie, mais que Cyrus aurait souhaité bénéficier.
— Je t’interdis de t’approcher de ma famille, menaça Cyrus.
— Oncle Solomon ! s’exclama la petite fille en s’échappant de l’emprise de son père pour courir vers Solomon.
Cyrus bouillonna de nouveau. Il fusilla son frère du regard, maudissant le moindre de ses gestes, avant de rappeler cinglement sa fille.
— Lizzie, reviens ici tout de suite !
La petite ne reconnut pas le caractère de son père, et revint près de lui, intimidée. Cyrus l’amena vers sa mère et leur ordonna de s’éloigner de cette fête, ou plutôt, de Solomon. Elles obéirent, et les deux frères se retrouvèrent face à face. Le cadet baissa les yeux face à l’affront de son aîné, et prit la parole pour entamer leur retrouvaille, un léger sourire aux lèvres.
— Cela fait longtemps, pas vrai ?
Mais son frère ne lui répondit qu’avec son regard. N’attendant pas de réponse, Solomon reprit.
— Je suis content que tu aies pu venir. Je sais que tu es quelqu’un de très occupé par ton travail, et je te remercie d’avoir pu te libérer un mercredi.
— Cesse avec tes remerciements, tu me donnes la nausée. Si ça ne tenait qu’à moi, je ne serais pas venu à ton mariage.
Abasourdi par ces paroles, Solomon lui demandait alors :
— Dans ce cas, que fais-tu ici ? Pourquoi venir si c’est un calvaire de célébrer cette journée ?
— Parce que j’ai insisté, dit une tierce personne derrière eux.
Les deux frères s’orientèrent vers la voix qui venait de les interrompre. Leur père, fatigué par le temps, s'approchait en tremblant auprès de ses garçons. Affaibli par la vieillesse, leur père avait le dos courbé et devait se servir d’une canne en bois d’hêtre, ornée d’un pommeau en or et en argent où était inscrit le nom de ses enfants et de sa défunte femme. Malgré sa fragilité, le père tenait à garder son autonomie et refusait catégoriquement toute aide qu’on lui proposait.
— Père, vous lui avez demandé de… venir ?
— Exactement, coupa Cyrus. Il m’a ordonné d’être présent pour la cérémonie, ainsi que pour le repas. Et pour combler le tout, ma femme et ma fille devaient m’accompagner. J'aurais souhaité ne jamais les mêler à mes histoires, à toi. Mais père n’en avait que faire.
— Ce sont des caprices d’enfants, lui répondit son père. À ton âge, tu devrais être plus noble, plus sage, que de te laisser guider par vos querelles d’enfant.
Cyrus détourna le regard en pestant. Solomon baissa quant à lui les yeux, comprenant que malgré les efforts et le temps, il ne connaîtrait jamais son frère. Il reprit timidement la parole, n’osant pas affronter le regard meurtrier de Cyrus.
— Je n’ai jamais cherché à te nuire, ni même te faire souffrir. Si ton choix est de partir, tu es libre de t'en aller, mon frère.
— Je vais me gêner, marmonna-t-il.
Les deux se séparèrent dans le froid et le silence. Mais Solomon, déçu du comportement de son aîné, tenait à lui ajouter une dernière parole avant de retourner auprès de ses convives.
— Transmet mes salutations à ta femme et ta fille.
La colère de Cyrus reprit. Il se retourna, s’empressa d’attraper le col de son frère et le fixa, droit dans les yeux, son visage à seulement quelques centimètres du sien.
— Je t’ai dit de ne pas t’approcher de ma famille.
— Ta famille, comme tu le dis mon frère, est également la mienne. Que tu le veuilles ou non, nous faisons tous partie d’une seule et même lignée.
Cyrus serra les dents pour éviter toute injure de plus. Mais Solomon continua de le confronter.
— Tu ne pourras pas éternellement le nier. Je serai toujours là, quelque part. C’est ainsi que la famille fonctionne. C’est ce que père souhaite. Et c’est sans aucun doute ce que mère aurait voulu pour nous.
C’en était trop pour Cyrus. Sans crier gare, il asséna un coup de poing si violent que chacune de ses phalanges avait marqué le visage de son frère. Pour lui, rien n’était plus interdit que d’aborder le sujet de sa mère. Dans toute sa rage, Cyrus s’était jeté sur Solomon pour continuer ses actes. Il n’avait plus qu’une idée en tête, lui faire payer toutes ces années, quitte à lui prendre sa vie. Mais contre toutes ses attentes, Solomon répliquait. C’était uniquement pour se défendre, mais cela suffit à lui faire face.
La fête venait de prendre une tout autre tournure. Chaque invité, scandalisé de la situation, s’écartait peu à peu de toute cette violence. Seul leur père ne reculait pas, convaincu qu’il pouvait les raisonner. Il les supplia alors d’arrêter cette folie mais sa voix ne parvenait pas à pénétrer le conflit, masquer par les cris et les coups. Dans un élan d’espoir, il hurla une dernière fois de mettre fin à tout ça, avant de s’évanouir près d’eux. Une attaque. Le pauvre homme venait de faire un arrêt cardiaque. Les deux frères s’en aperçurent aussitôt, et cessèrent de se battre pour secourir leur père. Mais il était trop tard.
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