JEUDI

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 — Êtes-vous certain que cela fonctionnera ? demanda Cyrus, sceptique.

 — Absolument. Je n’ai pas plus efficace dans ce domaine, répondit le vendeur en se frottant les mains. C’est une affaire en or, je peux vous l’assurer.

 — De toute façon je n’ai pas d’autres choix.

 — Faites attention cependant, car il n’y aura pas de retour en arrière possible.

 — C’est justement pour ça que je suis là.

 Cyrus était perdu dans ses souvenirs. Au volant de sa nouvelle voiture, une Benz 10/30 PS blanche, l’homme commençait à trouver le temps bien long. Habillé de l'une de ses plus belles tenues, un costume et une cravate noire sous lequel se trouvait une chemise aussi blanche que ses gants en lin, Cyrus commençait à se sentir inconfortable après près de deux heures de route. Ou peut-être était-ce l’approche de sa destination qui le mettait mal à l’aise. Il roula encore quelques dizaines de minutes, le crépuscule accompagnant son voyage jusqu’à la tombée de la nuit.

 Il pénétra dans une cour, les pneus crissant contre le gravier. Cyrus éteignit les feux, arrêta le contact du moteur, et sortit de son automobile en prenant le soin de récupérer les présents qu’il avait apportés. Ses chaussures en cuir vernis écrasèrent les gravillons, et il se dirigea vers la porte d'entrée. Cyrus observa la maison presque luxueuse. Il se demandait alors comment diable un simple boucher pouvait obtenir une aussi grande propriété. Mais l’intérêt de sa visite effaça sa curiosité. Il gravit les quelques marches qui menaient à la porte d’entrée, et, muni d’une carafe en cristal contenant du cognac sous son bras droit, il tendit sa main gauche pour s’emparer du heurtoir de la porte. Il le souleva, mais sans raison un souvenir douloureux revint en mémoire.

 — Père ! PÈRE !!

 Ces mots qu’il avait hurlés le jour du mariage de son frère lui suppliaient de faire demi-tour. Mais Cyrus ne pouvait pas. Il expira pour se défaire du trac qui l’envahissait, puis asséna quatre coups à la porte en chêne.

 Le propriétaire ne tarda pas à l'ouvrir. La lumière du domicile aveugla l’espace d’un instant le visiteur, avant de découvrir son hôte qui lui adressait un accueil chaleureux.

 — Cyrus, je pensais que tu ne viendrais jamais. Je t’en pris, entre ! Ne reste pas à prendre froid dans la pénombre.

 — Merci, Solomon.

 L’aîné entra dans le vestibule avant que le cadet ne referme rapidement la porte pour éviter que le vent froid ne se joigne au dîner. Cyrus, embêté de venir pour la première fois chez son frère, ne savait comment se comporter.

 — Et bien ? Qu’attends-tu ? Une invitation ? rigola le plus jeune des frères.

 Solomon quitta le couloir pour rejoindre la salle à manger qui se trouvait juste à droite de l'entrée, et Cyrus suivit ses traces. Il ne vit alors que deux assiettes sur la table, ce qui le questionna.

 — Je suis désolé, mais ma femme Annabelle est absente. Elle a eu une obligation par son travail.

 Cyrus se demanda quel travail pouvait lui demander de s’absenter un jeudi à cette heure-ci. Mais peu importe. L’occasion d’être seul avec son frère ne se représenterait pas.

 — Oh je vois que tu as apporté une bouteille pour l’occasion.

 — Oui c’est un alcool que j’ai ramené d’un de mes voyages en France.

 — De France ? Mon dieu Cyrus, cela a dû te coûter une fortune ! Il ne fallait pas faire autant d’effort pour cette soirée.

 Une idée qu’il partageait avec son frère.

 — Ne t'inquiète pas, cela ne me dérange pas.

Solomon finit de mettre la table avant de retourner vers la cuisine.

 — Je vais vérifier que ma cuisine n’ait pas brûlé. Sers-nous donc un verre en attendant mon frère.

 Cyrus se saisit des deux verres présents sur la table. Au loin, il entendait son frère siffler gaiement dans la cuisine, tandis que dans cette pièce, seul le pendule rythmait lourdement le temps qui s’écoulait. Il sortit alors de sa poche un petit flacon contenant une mystérieuse poudre. Cyrus dévissa délicatement le bouchon de celui-ci et versa minutieusement son contenu dans le verre destiné à son frère. L’acte qu’il allait commettre fit bondir son cœur, s’harmonisant avec le son pesant du pendule.

 — Tout est bon pour toi Cyrus ?

 L’aîné sursauta. Son frère avait fait irruption dans la pièce sans même prévenir et Cyrus fit un bon qui bouscula la table et manqua de renverser les verres. Son cœur n'était plus synchrone avec le pendule. Les bras dans le dos, la fiole toujours serrée dans sa main, Cyrus se courba en arrière. À l'inverse, Solomon lui tendait un plat de féculents et ne souhaitait que son avis sur la cuisson.

 — Qu'en penses-tu ? Ils ont l'air délicieux n'est-ce pas ?

 Il ne répondit pas. Le sang de Cyrus ne fit qu'un tour. D'abord glacial, l'angoisse fit rapidement monter la température du frère aîné, sûrement plus intense que le plat que lui présentait Solomon. Le front de Cyrus perla, la peur d’être démasqué. Solomon remarqua que quelque chose n'allait pas. Il lâcha l'un de ses gants pour approcher le front de son frère.

 — Est-ce que tout va bien ? Tu ne sembles pas en bon état.

 Il acquiesça rapidement en décalant sa main avec la sienne.

 — Oui ne t'en fais pas. Je ne t'ai pas entendu venir et tu m'as surpris alors que j'étais dans mes pensées.

 — Tes pensées ? À quoi peux-tu donc bien penser à cette heure-ci ? rigola Solomon.

 — Au travail, comme à mon habitude.

 — Tu devrais apprendre à te reposer mon frère. Sinon cela finira par te tuer.

 Cyrus ne répondit pas. Il valida le repas avant de retourner rapidement à ses méfaits. L’homme remplit rapidement les deux verres, avala d’une gorgée le sien pour faire redescendre la pression avant de s'en servir un deuxième et faire comme si de rien était. La poudre se dilua rapidement et devint immédiatement invisible et inodore.

 Son frère de retour, Cyrus lui tendit le verre pour qu’ils puissent trinquer à leur retrouvaille.

 — Si peu d’alcool ? Là-dessus mon frère, tu me déçois.

 — C’est une eau de vie que tu ne connais pas. Il serait regrettable que tu ne le digères pas. Goutte et nous verrons par la suite.

 Solomon acquiesça. Ils trinquèrent en se fixant dans les yeux, le sourire aux lèvres, et prirent une gorgée chacun. Ils passèrent ensuite à table. Solomon avait cuisiné de la viande accompagnée de légumes verts et croquants, ainsi que de la pomme de terre. Ils s’accordèrent même un petit plaisir avec une sauce au poivre. Mais après quelques minutes, Solomon commençait à se sentir mal. Il toussa, essayant de décrocher quelque chose du fond de sa gorge.

 — Tout est bon pour toi Solomon ?

 Le cadet acquiesça avec un sourire. Il essaya vainement de faire passer la gêne avec de l’eau, puis se leva, étouffé par ce qu’il avait bu en apéritif. Une main sur la table, tremblant, Solomon toussa de plus en plus fort.

 — Est-ce que tout va bien ? questionna Cyrus. Tu ne sembles pas en bon état.

 Mais son frère ne l'entendait plus. Le seul son qu'il percevait était le faible battement de son coeur qui ralentissait à mesure qu'il respirait. Le jeune frère souffrait de plus en plus, à différents endroits de son corps. D'abord le poing devant sa bouche, Solomon se mit à se gratter la gorge puis à avoir la nausée avant de s’écrouler sur le sol. Cyrus, dans sa grande bonté, l’aida à se relever et l’accompagna jusqu’à son lit. Le souffle faible, le cadet ne contrôlait plus sa machoire, bavant sur lui sans le vouloir. Perdu dans ses idées délirantes, Solomon, bien qu’affaibli, s’excusa maintes fois auprès de son frère de ce qu’il lui arrivait. Cyrus accepta ses excuses. Il le borda, comme tout grand frère qui se respecte, et resta à son chevet jusqu’à ce que le malade ferme les yeux.

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