VENDREDI
C’était un vendredi soir, peu de temps avant le souper. Comme à son habitude, Cyrus ouvrait le courrier du jour que sa femme lui avait déposé sur le meuble à l’entrée de son bureau. Assis au fond de son siège en cuir noir, il saisit son coupe papier que lui avait légué son père, et ouvrit une à une les lettres qui lui étaient adressées. Elles n’avaient aucune importance à ses yeux et ne serviront qu’à alimenter le feu de la soirée. La grande demeure était silencieuse. Sa femme préparait avec amour le festin habituelle, tandis que sa fille bordait sa poupée dans un berceau de bois avant de passer à table.
Mais toute cette harmonie se brisa sans crier gare. À l’étage, Cyrus hurlait de rage. Des cris accompagnés d’un vacarme provenant également du bureau. Sa femme, inquiète, courut jusqu’à lui et entra sans frapper. Elle trouva alors son mari dos à elle, les mains accolées sur le bureau, le coupe papier planté profondément dans le bois pourtant solide. Le reste de la pièce était sans dessus-dessous, les documents étalés, le siège renversé, les objets éparpillés sur le sol, pour la plupart brisés. Apeurée, elle n'osa pas lui demander ce qu’il venait de se passer, craignant qu'un conflit encore plus important n'éclate. Il empoigna la lame et sortit avec hâte du bureau sans regarder sa femme. Elle était encore sous le choc lorsqu’elle entendit la porte d'entrée claquée et la voiture démarrer avec entrain. La petite quant à elle, berçait délicatement sa poupée pour la rassurer.
Malgré la distance, Cyrus ne mit pas longtemps avant de rejoindre le domicile de son frère. Aveuglé par la colère, il en oublia les bonnes manières et toute l'éducation qu'il avait pu recevoir. Il pénétra brutalement chez son frère, sans même le prévenir de sa venue. Solomon sursauta dans son canapé à cause du raffut que Cyrus avait produit. L'aîné déboula dans la pièce et retrouva son frère en tenue de chambre se relever avec grandes difficultés. Cyrus n'en croyait pas ses yeux. Tout ce qu'il avait mis en place pour se débarasser de son frère s'était finalement soldé par un échec. Le vieil homme qui lui avait vendu le poison n'était-il qu'un charlatan ? Non, Cyrus refusait d'y croire. Il se remémora avec rage le plaisir qu'il avait ressenti lorsque son frère succombait à la maladie. Une jouissance qui venait de s'éteindre comme la flamme d'une allumette face au vent.
— Solomon... Mais comment ?
— Comment ? Comment quoi ? s'interrogea Solomon.
— Tu étais malade encore le mois dernier. Les médecins te pensaient incurable. Et je te retrouve sur pied comme par miracle. Tu sembles simplement te remettre d'une grippe tout au plus.
Solomon rigola doucement avant de tousser. Malgré cette guérison inopinée, il n'était pas encore en état de se mouvoir comme bon lui semblait.
— Un miracle oui, comme tu peux le dire mon frère. Ou plutôt, une chance de m'être marié à la femme médecin la plus talentueuse du pays. D'ailleurs je m'excuse, elle ne rentrera pas avant demain matin.
Cyrus n'en revenait pas. Médecin. De tous les métiers qui puissent exister, il fallait qu'elle soit médecin. Et brillante par dessus tout. Il enrageait. Tous les risques pris, tout l'argent dépensé pour au final le voir simplement fiévreux.
— Et puis, comme une bonne nouvelle n'arrive jamais seul, je veux que tu sois le premier à apprendre qu'Annabelle et moi allons être parents. Notre famille s'agrandit. Je suis sûr que nos enfants s'entendront à merveille ! s'exclama-t-il en levant doucement les bras.
Mais Cyrus refusait cette idée. Il garda néanmoins son calme, du moins d'apparence, car au fond de lui, une haine profonde bouillonait.
— Tout va bien Cyrus ? Tu sembles totalement impassible.
L'aîné ne dit rien. Il le regarda droit dans les yeux, dans un calme aussi froid que l'hiver.
— Aucune de ses nouvelles ne semblent te ravir.
— En effet Solomon. Je suis épuisé, agacé. Jusqu'au bout tu t'accrocheras à cette vie. Une vie que tu m'as volée.
Surpris de cette annonce, Cyrus le questionna.
— Que je t'ai volée ? Comment aurais-je pu te voler quoi que ce soit ?
Mais Cyrus ne répondait pas, se contentant de froncer les sourciles. Solomon reprit.
— Nous avons toujours vécu séparé. Tu es parti rapidement de la maison. Tu as trouvé une femme ravissante, eu une fille adorable. Tu as gravi les échelons dans ton travail et tu es aujourd'hui à la tête d'une grande entreprise. Les gens te craignent autant qu'ils te respectent et un nouveau nom t'a été façonné. Ils n'ont gardé que la première lettre pour te surnommer Cyrus GOLD. Alors avec toutes ces réussites, qu'ai-je donc bien pu te prendre ?
— Mes parents, répondit calmement l'aîné.
Solomon était déconcerté. Il ne s'attendait pas à cette réponse, et compris alors la haine et la souffrance qui accompagnaient son frère.
— Alors depuis tout ce temps, tu me considères responsable de la perte de nos parents ?
— Mes parents, t'ai-je dit. C'est toi qui es arrivé en dernier. Et c'est depuis ta naissance que tout a basculé.
Même si Solomon savait que tout était faux, il ne pouvait s'empêcher de culpabiliser. Pour la première fois de sa vie, il réalisait l'ampleur de la haine que son frère lui vouait. Il détourna son regard et reprit timidement la conversation.
— Alors depuis tout ce temps tu m'en veux. Dans ce cas, pourquoi être resté ?
— J'ai cherché à partir. Mais tu t'enracines dans ma vie. J'ai beau tenté de te fuir, ton ombre me rattrape. Et même sans ta présence, ton aura plane sur moi ! Mon père qui n'arrêtait pas de nous rapprocher, ma femme qui me pousse à faire des concessions. J'ai failli ruiner mon mariage par ta faute ! Et puis ma fille qui ne me parle que de toi depuis ton satané mariage ! Je n'en dormais plus, même mon travail se gachait par ta faute ! J'ai finalement pris le problème à l'envers, et j'ai décidé d'y faire face. Pour avoir la paix je n'ai pas eu le choix que de te détruire en...
Les yeux écarquillés et la bouche ouverte, Cyrus se stoppa net. La haine l'avait poussé à bout, et il révêla ses véritables inttentions à son frère. Il trembla, de peur des conséquences que cela pourrait engranger. Son frère le fixa droit dans les yeux. Mais Cyrus ne parvenait plus à distnguer ces émotions et son corps se tétanisa d'effroi.
— Alors ainsi, ma maladie était en réalité un empoisonnement ? Et tout cela venait de toi ?
Cyrus serra les dents. Des gouttes de sueurs perlèrent et s'accumulèrent petit à petit sur sa peau. L'aîné avait soudainement chaud, le col de sa chemise l'étouffait et il se sentait pris de vertiges. Il se libéra tant bien que mal de sa paralysie et recula légèrement d'un pas. Sa main droite quant à elle, se glissa dans sa poche et se saisit du coupe papier pour se rassurer, prêt à se défendre. Comme un enfant fragile qui s'accrocherait à sa peluche face à un orage. Mais contre toute attente, Solomon afficha une réaction différente.
— C'est étrange. Les pièces d'un immense puzzle se rassemblent. Le brouillard si épais se dissipe. Et pour autant je n'arrive pas à t'en vouloir. Tu es mon frère, et je ne peux pas imaginer une vie remplie de querelle et de haine. Je serai là jusqu'au bout, jusqu'à notre mort.
Solomon avança vers son grand frère, toujours fatigué par la maladie, ce qui effraya Cyrus qui se pétrifia de nouveau. Que pouvait-il lui faire ? Voir cet homme aussi calme lui semblait anormal. Il se rapprocha, et Cyrus comptait ces pas à la manière d'un compte à rebours vers une mort lente mais certaine. Le temps semblait ralentir, et le pendule du salon ambiançait à lui seul cette macabre situation. Mais Solomon ne fit rien hormis passer à côté de lui et Cyrus ne bougea pas. Il cligna une fois des yeux, lui donnant la sensation que Solomon venait de disparaitre. Où se trouvait-il ? Cyrus était terrorisé et n'osait se retourner. Que lui arriverait-il ? Se retrouverait-il face à la mort ?
Un bruit aigu le sortit de sa torpeur. Des bouteilles s'entrechoquaient derrière lui, et Solomon reprit son monologue.
— Nos parents ne voudraient pas de ça. Alors je te propose de boire un verre, pour un nouveau départ. Et si tu ne le fais pas pour moi, fais le pour notre père, et notre mère.
C'en était trop pour Cyrus. Une immense pulsion le submergea à la simple mention de ses parents. Totalement libéré de son emprise, il se retourna, empoigna la lame de sa poche et la planta profondément dans sa nuque. La douleur était si intense que Solomon ne laissa échapper aucun cri et s'affala sur le sol en renversant les bouteilles par la même occasion. Cyrus respira à plein poumon et retira vivement la lame du corps de l'homme à terre. Cyrus se calma rapidement, comme libérer d'un poids immense, celui de toute une vie. Mais quelque chose le poussa à terminer le travail. Conscient de ses actes, il recommença une deuxième fois, puis une troisième, une quatrième, et finit par une cinquième. Un coup par jour qui lui avait gaché sa vie, dispersé sur le dos du pauvre homme.
Il fixa le corps inerte pendant quelques secondes avant de comprendre ce qu'il venait de se passer. Mais il ne tremblait pas et retrouva rapidement le contrôle de son esprit. La lame ensanglantée encore à la main, il l'essuya avec un mouchoir en soie avant de ranger le tout dans ses poches. Il frotta ensuite d'un revers de main les quelques gouttes de sang qui avaient giclé sur son visage et s'apprêta à lui dire un dernier mot. Mais c'est avec stupeur qu'il remarqua le corps de Solomon bouger, puis trembler. Une peur submergea de nouveau Cyrus. Comment diable pouvait-il être encore en vie ? Solomon respirait avec difficultés. Il l'entendait se racler la gorge à cause du sang qui s'était accumulé dans sa trachée. Ses mains tremblantes essayaient tant bien que mal de se saisir de quelque chose, ses ongles grattant sur le parquet, peut-être à s'agripper pour se relever. Même lui ne savait plus ce qu'il faisait. La douleur était si insoutenable que le corps semblait bouger en dépit de sa volonté.
Le pendule sonna, une fois. Cyrus sursauta et regarda l'heure. 23h30. L'heure était pour lui un motif plus important que de fuir la scène du crime, qu'il ne le faisait pas tant culpabiliser que ça. Avant même que la mare de sang qui ruisselait du corps n'atteigne ses chaussures, Cyrus recula et tourna les talons vers l'entrée. Il ne se dépêchait pas. L'erreur avait été faite, et il l'assumait. Il avait une telle confiance en la vie qu'il ne s'inquiétait pas de croiser quelqu'un à cette heure si tardive. Il ouvrit et ferma délicatement la porte, laissant le pauvre homme se vider de son sang dans une souffrance atroce. Cyrus entra dans sa voiture, et roula tranquillement jusqu'à son domicile, sans croiser quiconque.
Quant à Solomon, il finit sa journée en agonisant dans son salon, baignant dans son propre sang. Et parmi toutes les personnes qui l'entouraient dans sa vie, il n'appela qu'un prénom dans son martyr, celui de son frère.
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