prologue, suite

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De longues minutes s’écoulèrent avant qu’elle réussisse à retrouver son calme. Un bruit léger, passé inaperçu jusqu’à présent, parvint à ses oreilles. Elle releva la tête, tout ouïe. Un clapotis résonnait telles des vaguelettes frappant la coque d’une barque.  

Ses yeux incrédules se fixèrent sur un point invisible dans le noir. Des formes grisâtres émergèrent de l’obscurité et dévoilèrent une surface plane entourée d’une formation rocheuse. Sa vue s’éclaircissait, comme si elle s’adaptait à ces ténèbres. Elle n’y prêta pas attention et écouta à nouveau ce bruit semblable à des flots heurtant un obstacle à intervalles réguliers. De l’eau ? De l’eau l’encerclerait-elle ?  

Elle tressaillit, stupéfaite, et apposa ses doigts sur le sol. Elle en éprouva une nouvelle fois la texture. Ses planches, qui reposaient sous elle, proviendraient-elles d’un bateau ?  

Elle crispa sa main sur ses genoux et joua avec les mèches de ses cheveux de l’autre, d’inquiétude. La forme sombre de l’objet, sur lequel elle était assise, se précisait. Elle en devinait les contours. Le fond était allongé et plat, avec une largeur d’un mètre cinquante sur le milieu. Les côtés se redressaient pour former un rebord de quatre-vingt-dix centimètres de haut et chaque extrémité se rétrécissait pour créer une canne relevée en l’air de plus d’un mètre. Ce qui voulait dire que ce bois, tout autour d’elle, représentait un bateau !  

Une image tout droit sortie de son esprit l’abasourdit et la laissa pantelante. La barque de Kheper ! L’embarcation utilisée par les défunts dans les légendes égyptiennes, celle qui voguait sur le fleuve de l’enfer pour rejoindre le paradis d’Osiris ! Sa présence dans ce bateau signifiait-elle son départ du monde des vivants ? Serait-elle décédée sans en avoir le souvenir ?  

Elle secoua la tête, refusant d’y croire. Demeurer dans le royaume des morts égyptiens était inimaginable !  

Alors qu’elle cherchait à comprendre, ce lieu ténébreux s’éclaircit à ses yeux. Des formes floues et grisâtres lui apparurent, puis les bordures se précisèrent et sa vision devint plus nette. Ses pupilles se dilataient à la manière des félins, lui permettant de voir à travers cette obscurité comme en plein jour.  

Une immense grotte souterraine, au plafond voûté d’une dizaine de mètres de haut, s’étendait à perte de vue. La roche plongeait dans l’eau sans former de rive et s’élevait en une masse inégale, aux arêtes pointues et tranchantes. La pierre, d’une couleur de cendre, apparaissait terne. Elle se marquait par endroit d’interminables sillons, comme si des milliers d’êtres vivants y avaient planté leurs griffes pour échapper à leur destin.  

En dessous de l’amas rocheux s’écoulait un fleuve d’une longueur sans fin et d’une largeur incroyable. Deux paquebots auraient pu y circuler sans se heurter. Des bancs de brouillards filandreux, sinistre comme de la brume s’étendant sur un cimetière, le parcouraient. Ses voiles blanchâtres contrastaient avec la surface noirâtre de ses flots qui apparaissaient stagnants, sans remous, comme si aucune vie ne l’habitait.  

La femme se déplaça contre la bordure de la barque pour examiner cette étrange rivière de plus près, semblable à une mare d’eau croupissante épaissie par une tonne de feuilles de gélatines. L'odeur nauséabonde se renforça. Elle grimaça, incommodée, et respira par la bouche pour éviter une partie des relents.  

La curiosité la titilla. Elle tendit sa main par-dessus bord, l’abaissa, et la trempa dans une eau aussi glaciale que celle du pôle nord. Désagréable. Ce contact lui parut déplaisant et la répugna. Elle remonta vite ses doigts, les déplaça devant ses yeux et contempla ce liquide sombre, gélatineux, qui collait à sa peau et s’écoulait avec lenteur sur son poignet.  

Son aspect était anormal. Une couleur gris-anthracite tirant sur le noir. Une consistance épaisse et gluante. Des minuscules granulées rigides, d’un blanc cassé, similaire à des os réduits en poussière.  

Une suggestion, qui justifierait cette odeur infecte, lui vint en tête. De la chair et des squelettes de milliers d’êtres vivants dans un stade final de décomposition. Elle préféra la laisser de côté dans un recoin caché de son esprit.  

Tandis qu’elle essuyait sa main avec soin contre le montant en bois, une étoffe rouge, pliée sur l’avant de la barque, attira son attention. Sur le dessus reposaient des statuettes jaunes d’une dizaine de centimètres. Elle les saisit l’une après l’autre pour les examiner. Un scarabée. Un œil. Une plume de faucon. Une croix. Un pilier sacré… Tous en or et agrémentés de pierres précieuses. Elle dénombra une vingtaine entre celle-ci et ceux glissés à l’avant et à l’arrière de la barque. Elle les reconnut toutes sans savoir pourquoi. Il s’agissait d’antiques amulettes égyptiennes. Toutes étaient munies de pouvoirs magiques et permettaient, entre autres, à sa bouche de parler et à son cœur de battre. Elles étaient censées protéger son corps et lui donner de la vitalité durant son périlleux voyage dans l’au-delà – si jamais elle était morte, bien sûr.  

Incroyable. Délirant. Elle n’eut pas d’autres pensées pour décrire son ressenti tandis qu’elle délaissait les icônes. D’une main rendue tremblante par l’émotion, elle attrapa le vêtement et le déplia. Une longue robe d’un rouge sombre telle la couleur du sang et des sandales assorties apparurent à sa vue. Elle soupira l'étoffe serrée contre elle. Elle ne comprenait plus ce qui se passait ici. Qui l’avait mise dans cette embarcation avec toutes ses protections et dans quel but, ressusciter ?  

Elle rit de sa stupidité. Non, elle n’était pas morte et ne ressusciterait pas comme Jésus-Christ. Dans la vraie vie, ce genre d’évènement ne survenait jamais. Le plus probable demeurait... qu’un maniaque l’avait enlevé, drogué pour lui faire perdre conscience, puis abandonné au milieu de cette lugubre rivière souterraine. Sans doute un fanatique pour lui laisser un habit d’une telle couleur et aussi échancré. Ce n’est pas qu’elle n’aimait pas le rouge et les décolletés… Enfin, peu importe, l’essentiel pour elle était de s’habiller. Bien qu’elle ne soit pas pudique, rester nu dans cet endroit sinistre la rendait mal à l’aise.  

Elle revêtit la robe assise pour éviter de passer par-dessus bord. L’étoffe en lin, faite de couches superposées, se révéla être à la bonne taille et agréable à porter. Il moulait son corps comme une seconde peau et diminuait cette sensation de froid, qui lui glaçait les os.  

Plus à son aise, elle reporta son regard sur l’étroite embarcation où elle reposait. De forme allongée, elle s’affinait à chaque extrémité pour former une canne relevée d’un mètre de haut. Aucune rame et ni conducteur perceptible. Elle naviguait sur l’eau en ligne droite, à un rythme régulier, comme tiré en avant par une force invisible.  

La femme l’identifia tout de suite. La barque de Kheper. L’exacte réplique des nacelles funéraires décrite dans le livre des morts, au temps de l'Égypte antique. Il n’y avait pas d’erreurs possibles.  

Se sentant perdue, elle contempla à nouveau la sombre et glaciale grotte souterraine. Toutes ses théories d’enlèvement et de maniaque s’évanouirent de son esprit pour n’en laisser qu’une seule : la mort.  

Non. Elle refusait d’y croire. Se retrouver dans le monde des morts des Égyptiens restait inimaginable. D’autant que, d’après les légendes, le dieu Anubis avait pour rôle de guider les âmes défuntes durant leur voyage. Là, elle ne le voyait pas. Où était-il et pourquoi ne l’avait-il pas accompagné ?  

Ses yeux s’emplirent de détresse. Des larmes s’en écoulèrent. Elle fouilla avec frénésie l’obscurité, à la recherche d'un être ou d’un objet connu. Personne. Elle était seule, isolée au milieu de nulle part, sans guide et sans soutien.  

Elle se redressa d’un coup, faillit tomber à la renverse à cause de son affolement et recouvra de justesse son équilibre en écartant ses pieds et en se tenant au montant en bois de la barque.  

— Il y a quelqu’un ! cria-t-elle de toutes ses forces.  

Sa voix se propagea à travers l’étendue d’eau parsemée de brouillard, et seul un écho lui répondit ses propres paroles en continu.  

— À l’aide ! hurla-t-elle d’un ton désespéré en plaçant ses mains devant sa bouche.  

L'écho ressurgit et reporta ses mots avant de faiblir et de s’éteindre. Le silence, lugubre, réapparut et revint la narguer. Elle retomba dans la barque, éperdue. Un frisson la parcourut de la tête aux pieds tandis qu’elle réalisait enfin. Elle était décédée ! Son corps actuel n’était que le reflet de son âme ! Il n’était pas réel !  

Elle ramena ses genoux contre elle et les enveloppa de ses bras tremblants. L’angoisse oppressa sa poitrine, serra sa gorge et lui coupa le souffle. Non ! C’était impossible ! Elle n’était pas morte !  

Elle baissa la tête, refusant de croire que son existence s'était achevée. Elle avait à peine... trente-cinq ans... et aurait pu vivre une bonne quarantaine d’années en plus. Profiter de sa famille, parler et rire avec eux… Côtoyer des amis, sortir ensemble, s’amuser de tout et de rien… Avoir la joie de résider avec un compagnon et d’élever ses enfants… Des moments de bonheur à jamais résolu pour elle. Elle ne verrait et ne ressentirait même plus la lumière et la chaleur du soleil.  

De nouvelles larmes jaillirent de ses yeux et s’écoulèrent en un flot continu. Des lamentations s’échappèrent de sa bouche entrouverte. Pourquoi elle ? Qu’avait-elle fait pour mériter un pareil sort !  

Elle porta ses mains à son visage rougi et pleura, recroquevillée sur elle-même, jusqu’à qu’une voix inconnue surgisse de nulle part.  

N’aie pas peur, tu accompliras tes épreuves avec courage. Tu découvriras bientôt tes souvenirs, la Puissante. Osiris t’attend.

Elle hocha la tête, apaisée malgré elle par ce ton paternel. Dans peu de temps, elle rencontrerait le dieu Osiris et subirait le test de la pesée du cœur.  

Les dernières heures passées lui revinrent à l’esprit. Son visage se teinta de mélancolie tandis qu’elle portait ses mains à son cou. Elle toucha avec délicatesse l’énorme cicatrice, stigmates de cette bataille perdue.  

Dès le début, le conflit avait été inégal. Ses chances de s’opposer à cette bête démoniaque s’étaient révélées vaines. Comment aurait-elle pu l’affronter ? Sans arme pour contrer ses griffes et ses crocs acérés. Pourtant, elle avait tenté de combattre le mal, elle avait lutté avec désespoir... mais la créature s’était jouée d’elle et l’avait mise à mort.  

Elle avait échoué sans que cette fameuse puissance – l’Autre comme elle l’appelait – lui porte secours. Désormais, le monde courait à sa perte. Les morts se compteraient par centaines, par milliers ou, voire par millions et elle serait incapable de changer quoi que ce soit.  

Cette histoire de divinité revenue sur terre paraissait si incroyable. Comment elle, une simple femme, s’était-elle débrouillée pour se retrouver impliquée dedans ?  

Des images défilèrent dans son esprit et se superposèrent à ses yeux, permettant à sa mémoire de se remettre en marche.  

Elle se nommait Chloé Berthas et avait trente-cinq ans. Elle vivait à Paris depuis dix-sept ans, avant de décider de rejoindre la demeure familiale, à la suite de l’appel insistant de son frère.  

Tout avait commencé trois semaines auparavant, le samedi douze octobre, deux mille dix-neuf. Ce jour maudit où le mal était né sur terre et où sa vie avait pris un tournant crucial sans qu’elle le soupçonne, bien que les évènements les plus marquants eurent débuté le lundi quatorze octobre, deux mille dix-neuf, lors de son retour chez elle.  

Chloé détendit ses jambes, cala son dos dans le creux du montant de la barque, puis ferma les yeux et se replongea dans ses souvenirs.  

À l’époque, elle vivait seule. Elle partageait son temps entre son travail de mannequin, ses rares amis et ses loisirs. Une vie paisible, parfois solitaire – certaines personnes s’éloignaient d’elle et la croyaient responsable d’accidents. Des coïncidences. Enfin, peut-être pas…  

Son père, qu’elle ne côtoyait plus depuis une éternité, effectuait des fouilles dans un ancien temple égyptien depuis plus de six mois. Il ne donnait jamais de ses nouvelles et elle ne cherchait pas à en obtenir. Puis un dimanche après-midi, elle reçut un coup de fil de son frère pour la presser de rentrer, sans lui avouer que celui-ci était l’investigateur de cette demande…  

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