prologue
Elle demeurait immobile, étendue sur le dos, les bras croisés sur la poitrine, les pieds joints. Une femme d’une trentaine d’années, au corps svelte et élancé. De longs cheveux blonds se glissaient sur ses épaules et ses seins au gré d’une légère brise. Elle restait insensible. Son visage maquillé, au regard souligné de khôl – comme si elle s’apprêtait à sortir ou rentrait d’une soirée animée – présentait une totale inertie. Ses yeux restaient clos. Elle semblait figée dans le temps, comme si une mauvaise fée avait agité sa baguette magique et l’avait plongé dans une profonde léthargie sommeil.
Un nombre incalculable d’heures s’écoulèrent avant qu’elle revienne à elle. Sa tête pivota sur le côté. Ses paupières tressaillirent et ses globes oculaires gesticulèrent sous l’action d’images effrayantes.
Un rêve perturbait son sommeil. Un cauchemar aussi horrible que terrifiant.
Un monstre à quatre pattes, tout droit sorti de l’enfer…
Ses mains se crispèrent sur ses avant-bras, faisant blanchir la peau. Sa tête remua de gauche à droite, réfutant cette vision diabolique. Des gémissements plaintifs s’échappèrent de ses lèvres. Ses jambes se plièrent et se détendirent, raclant le sol de ses talons, comme pour fuir à reculons.
Une bête toute noire, aux poils hirsutes, se rapprochait d’elle en ricanant… Ses yeux rouges, emplis d’animosité, brillaient dans la nuit comme ceux d’un démon tandis qu’il fondait sur elle, tel un aigle sur sa proie…
Ses muscles se contractèrent sous l’emprise d’une intense frayeur. Ses geignements se transformèrent en plainte désespérée. Son visage se crispa. Son bras gauche remonta de sa poitrine jusqu’à son cou pour se protéger de cet être invisible et celui de droite se releva en l’air pour le repousser.
La gueule tombante, grande ouverte, frôla ses doigts avant de se refermer sur eux dans un claquement sec… Ses crocs larges et acérés pénétrèrent dans sa chair et brisèrent ses os…
Un hurlement effroyable sorti de sa bouche déformée par la peur et la douleur. Elle remua d’un côté et de l’autre sous l’emprise d’une intense souffrance, agitant ses longs cheveux blonds tout autour d’elle. Elle se débattit de toutes ses forces, jouant de ses membres pour se débarrasser de la créature.
Le poids de son corps la comprimait… Sa patte avant droite posée sur son torse et celle de gauche appuyée sur son ventre l’empêchaient de respirer… Elle haleta avec peine alors qu’un sourire moqueur soulevait les lèvres du museau effilé de son agresseur… Sa tête s’abaissa vers sa gorge… Il l’effleura de sa langue, goûtant avec plaisir sa peau moite… Ses dents se découvrirent… Elles entourèrent son cou et claquèrent d’un seul coup…
Une douleur fulgurante coupa le souffle de la femme. Ses paupières s’ouvrirent brusquement. Elle souleva sa tête et s’écria de toutes ses forces :
— Non !
Son cri de détresse ramena sa conscience à la réalité. Elle ouvrit la bouche et aspira l’air par goulée, comme si elle revenait d’un long voyage sous l’eau. Ses mains agrippèrent son cou, d’où s’était élevé un mal intolérable. Ses yeux écarquillés fouillèrent l’obscurité environnante. La bête ! Où était-elle ?
Elle retint sa respiration, tendit ses muscles, prête à se redresser et à fuir au moment où cette entité démoniaque fondrait à nouveau sur elle.
Une minute s’écoula sans que rien arrive. La créature s’était effacée. Son regard rouge-écarlate, son rire infernal, son haleine chaude et immonde s’étaient dissipés… Elle avait disparu, comme si son existence demeurait chimérique…
Que s’était-il passé ? Où étaient le rêve et la réalité ?
L’incompréhension la saisit. Elle toucha la peau de sa gorge du bout des doigts sans trouver de trace de morsures. Pourtant, elle ressentait encore ses dents acérées s’enfoncer dans sa trachée et lui couper la respiration... cette souffrance sans nom qui brise toute conscience... ce goût métallique de sang dans sa bouche qui étouffe et donne la nausée… Se serait-elle imaginée ses sensations ? Ce monstre diabolique serait-il le fruit délirant d’un simple cauchemar ? Sans doute…
Ses muscles se détendirent. Elle referma les yeux, ramena ses bras près d'elle et chercha une position confortable pour se rendormir.
Une bourrasque souffla et siffla autour d’elle, tels les vents du nord heurtant les calottes glaciaires. L’air froid se glissa sur son corps et s’insinua en elle, comme un serpent sournois qui ramperait sur sa peau. La chair de poule hérissa les poils de ses bras. Elle se les frotta pour en raviver la chaleur, puis entrebâilla les paupières, tracassée par cette fraîcheur soudaine.
Une tempête devait s’abattre à l’extérieur. La fenêtre de sa chambre avait dû s’ouvrir sous de violentes rafales. L'air glacé s’était propagé dans la pièce, malgré la chaleur procurée par le chauffage. La température ambiante avoisinait les cinq degrés. Se lever et la refermer s’avérait indispensable si elle ne voulait pas mourir de froid.
Elle ne s’en sentit ni l’envie ni le courage. La fatigue embrumait son esprit et bloquait tous ses gestes. Elle resserra ses bras contre elle, replia ses jambes et se recroquevilla pour conserver sa chaleur corporelle.
Le contact de ses doigts glacés sur son corps lui provoqua un hoquet de surprise. Elle passa sa main sur ses seins rebondis, son ventre plat et ses cuisses. L’aspect de sa peau, froide au toucher, la déconcerta. Elle détendit ses membres, releva la tête et tenta d’observer sa silhouette au travers de l’obscurité. Elle était toute nue ! Pourquoi ?
Elle fronça les sourcils. D’habitude, elle portait une nuisette pour dormir... noire... avec de la dentelle sur les rebords... en tissu élasthanne... oui, il lui semblait bien. Dans ce cas-là, pourquoi ne l’avait-elle pas revêtu ?
Elle rechercha dans sa mémoire les souvenirs de la veille. Impossible de se rappeler le moment de son coucher. Son esprit était brumeux. Réfléchir lui était pénible. D’un autre côté, elle aurait pu se glisser dans son lit à la sortie de la douche, rompu par la fatigue. Enfin... peu importe. Elle avait froid et souhaitait se couvrir.
Elle étendit son bras, tâtonna sur sa gauche, puis sur sa droite, à la recherche de sa couette. Sa mine prit un air râleur tandis qu’elle se tournait sur le côté pour poursuivre son exploration. Un mouvement de balancelle se produisit. Elle s’immobilisa net et suspendit tout geste, le regard voilé par l’appréhension. Son matelas ne présenterait jamais une telle fermeté. Il apparaissait, au contraire, souple et moelleux. Et, il ne la ballotterait pas dans tous les sens !
Elle crut être tombée de son lit dans la nuit, ce qui expliquerait ce sol dur et glacé. Une réflexion, vite rejetée. Entre son lit et le mur se trouvait un grand tapis blanc, aux longs poils épais, et elle n’en ressentait pas son doux contact sous elle.
Rendue inquiète, elle examina le sol de sa paume grande ouverte pour mieux en éprouver la matière. Plusieurs détails étranges lui apparurent. De fines rainures parallèles les unes aux autres s’étendaient sur la longueur, avec des parties lisses et d’autres, plus rugueuses.
Ses données sensorielles se frayèrent avec peine un chemin dans son cerveau endormi. Elle dut le tâter à nouveau du bout des doigts avant qu’une image surgisse dans son esprit. Des planches en bois ! Elle était couchée sur des planches en bois !
L'incompréhension la saisit. Le sol de sa chambre comportait du carrelage, la fenêtre un double vitrage et le volet roulant était abaissé durant la nuit. Le chauffage tempérait la pièce et diffusait une douce chaleur. Un froid aussi intense n’y pénétrerait pas. Non, elle ne se trouvait pas dans cette pièce. Dans ce cas-là, où diable avait-elle donc atterri ? Et, pourquoi faisait-il si sombre ?
Elle tourna la tête de gauche à droite, tenta de regarder autour d’elle. Elle n’y voyait rien. Tout était noir, comme si elle était soudain devenue aveugle. Une obscurité totale, sinistre et alarmante.
La femme avala sa salive avec peine. Ses immenses ténèbres l’entouraient de toutes parts et l’enveloppaient tel un linceul. Elle ne distinguait aucune partie de son corps, même pas sa main dressée devant son visage. Ce silence lugubre, qui régnait en ses lieux, troublés de clapotis, finit de l’affoler. Une sourde angoisse se développa dans le creux de son ventre. Elle n’eut plus qu’une idée en tête. Se lever et découvrir cet endroit étrange où elle demeurait !
Se relever d’un coup s’avéra impossible. Ses membres engourdis refusèrent de lui obéir. Ils se relâchaient dès qu’elle s’appuyait sur eux, comme s’ils avaient perdu toutes leurs forces, comme si une éternité s'était écoulée depuis son réveil.
Au bout de deux tentatives infructueuses, elle réussit à rehausser sa tête et son buste, en s’aidant de ses coudes et de ses mains. Elle s’assit en gardant ses bras en arrière pour maintenir sa position. Sa tête lui tourna de se retrouver en l’air. Elle ne s'en soucia pas. Pliant les genoux, elle prit appui sur ses pieds et ses mains, souleva ses fesses et se redressa.
Trente secondes plus tard, son vertige naissant s’accentuait. Sa vision se constella de taches blanches qui tourbillonnèrent autour d’elle comme dans un manège. Ses jambes fléchirent. Elle chancela et oscilla, cherchant en vain de rattraper.
L’instant d’après, elle s’écroula comme une masse. Sous le choc, le sol s’ébranla. Il vacilla et tangua avec violence de droite à gauche, telle une balancelle poussée en avant. La femme se tint sur le dos, le visage grimaçant à cause de sa chute. Des élancements douloureux remontaient de ses fesses et de son épaule endolorie. Elle n’en fit pas cas, tout à sa surprise, de sentir son corps glisser d’une vingtaine de centimètres, d’un côté puis de l'autre, par alternance.
Ce mouvement de va-et-vient persistant l’empêcha de penser de façon cohérente. Il lui donnait le mal de mer. Elle porta sa main à bouche pour refouler son envie de vomir, ferma les yeux et attendit que le calme revienne. Les tiraillements s’estompèrent, laissant son esprit plus libre. Elle réfléchit alors aux évènements passés et chercha à les analyser, malgré sa confusion.
Une extrême lassitude parcourait son corps des pieds à la tête. Ses membres se montraient cotonneux, emplis de faiblesse... ses muscles, mous et flasques, sans tonus ni énergie... ses gestes imprécis et difficiles à contrôler… comme si elle se réveillait d’une longue inconscience.
Elle rouvrit ses paupières d’un coup. Une inconscience ? Comment serait-ce possible ?
Elle secoua la tête. Non, elle ne se trouvait pas à l’hôpital. C’était improbable. Dans ces cas-là, elle distinguerait les contours d’un mobilier austère, le blanc des murs et les lumières des appareils de soins, même en pleine nuit. De plus, elle sentirait les émanations de l’antiseptique et du désinfectant, alors que là... les seuls relents qui remontaient à ses narines étaient... une odeur d’eau stagnante... de pourriture... et de chair en décomposition !
Elle se mordit les doigts pour retenir son hurlement de peur, et être sûre de ne pas rêver. Après tout, peut-être rêvait-elle qu’elle s’était réveillée nue dans un monde obscur aux arômes nauséabonds. La douleur, légère, lui prouva le contraire - à moins que celle-ci fasse aussi partie du songe…
Elle plongea dans une confusion totale. Sa mémoire était vide. Aucune image, ni son. Elle ne se souvenait de rien, même pas son prénom. Qui était-elle ? Où habitait-elle ? Quel métier exerçait-elle ? Était-elle mariée ou non ? Avait-elle des enfants ?
Une peur panique se développa dans son ventre et s’étendit à tout son corps. Son pouls s’accéléra et battit dans ses oreilles. Sa respiration se précipita. Elle se redressa à la va-vite sans plus réfléchir. Le parterre se déroba sous ses pieds. Elle retomba sur les fesses, créant un nouveau mouvement de balancier.
La douleur due à sa chute lui permit de reprendre le contrôle de ses émotions. Elle s’assit avec précaution, ramena ses genoux tremblant contre sa poitrine et les entoura de ses avant-bras. Le sol tanguait, lui donnant encore la nausée. Elle posa sa tête sur ses bras et lutta contre cette sensation désagréable. Respirer lentement… Réfréner les battements désordonnés de son cœur… Remplir son esprit de sérénité…
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