I [corrigé]
— Tu vois le bouquetin là-bas ? Bien, mets tes pieds parallèles. Saisis ton arc. Regarde ta flèche ; elle a une plume teinte en rouge, tu la vois ? C’est une plume de coq, elle va à la perpendiculaire de ton arc, vers l’extérieur. Encoche ta flèche juste au-dessus du petit nœud dans la corde. Maintenant, tends ton arc devant toi, puis bande-le avec trois doigts. Non, pas ici, plus bas. Voilà. Il faut que la corde touche ton menton. Aligne ta cible et la pointe de la flèche avec ton œil, ensuite jauge la distance. Vise un peu plus haut pour prendre en compte la courbe du projectile. Expire à fond, et quand tu te sens prête, décoche.
Anna suivit pas à pas les indications que sa mère lui chuchotait à l’oreille. C’était la deuxième fois qu’elle lui laissait une occasion de se servir de son arc sur autre chose qu’un tronc d’arbre. La fillette tremblait d’excitation.
Son père, accroupi à l’ombre d’un rocher, regardait la scène avec amusement.
À quelques dizaines de mètres, en surplomb, un bouquetin avait traversé le pierrier et broutait tranquillement. Il s’était un peu éloigné de ses congénères, sans doute l’herbe ici poussait-elle plus verte que là-bas.
Anna plissa les yeux pour lutter contre le soleil matinal puis inspira. Le vent frais de la montagne imprégna ses poumons.
Sur l’expiration, elle décocha.
La corde claqua en débandant. La flèche siffla dans l’air, mais n’écorcha que vaguement le cuir de la bête. Celle-ci détala rejoindre les siens sans demander son reste, entraînant sa harde avec elle.
Dépitée, Anna regarda s’enfuir la dizaine de bouquetins sautillant sans aucune grâce vers le sommet, jusqu’à ce qu’ils eurent disparu derrière une crête abrupte.
Elle ne dit rien. Ses yeux restèrent figés sur l’endroit où aurait dû se trouver leur dîner. C’était la deuxième fois que sa mère la laissait chasser, et la deuxième fois qu’elle échouait.
Une main affectueuse se posa sur sa frêle épaule.
— Ça n’est pas grave, ma fille, la réconforta son père venu la rejoindre. Tu as juste visé un peu haut. Mais ta position était bonne. Plus tu t’entraîneras plus tu auras l’habitude de jauger les distances. Allons voir si la flèche est récupérable.
Le trio émergea de l’ombre matinale du Pic Noir qui se dressait derrière eux. Le soleil vint réchauffer la jeune fille, laquelle frissonna sous sa pelisse en peaux de loups.
Anna, ses parents et son frère aîné, Valian, étaient issus d’une population de montagnards qui avait élu domicile dans cette région escarpée près de la bordure nord du royaume enclavé de Karfeld, bien des générations auparavant. Ils habitaient tous les quatre à Val-de-Seuil, un petit village isolé de la vallée d’Aralie.
Si les adultes supportaient sans mal les températures hostiles des premiers matins de printemps, il en allait différemment pour Anna. Sous ses cheveux noirs et courts, elle ne sentait presque plus le bout de son nez rougi par la morsure du vent. Mais il n’y avait pas meilleure méthode pour apprendre l’endurance, et pas une seule fois elle ne se plaignit.
Ce fut Anna qui retrouva la flèche la première. Hélas, celle-ci avait la pointe brisée, le bois fendu et la penne déchirée. Son père, un colosse aux épaules larges et à la barbe aussi grise que la fourrure de lynx qui lui couvrait les omoplates, inspecta le projectile avant de le laisser tomber puis grogna.
Il leva un regard dans la direction où avaient fui leurs proies. Il resta un moment à examiner la falaise à-pic d’un air songeur. Sa femme le dévisagea un instant et soupira :
— Tu n’y penses pas…
Celle-ci n’avait pas grand-chose à envier à son conjoint en ce qui concernait la carrure. Elle-même possédait de solides épaules posées sur un tronc tonique et des hanches larges. La ressemblance avec sa fille était frappante.
— Tu crois, ma mie ? répondit le patriarche à la question silencieuse de son épouse. Pourtant je vois d’ici des prises accessibles. Et cette corniche là-haut, elle pourrait nous servir de refuge pour nous reposer un peu.
— Les bouquetins sont partis, insista sa femme. Ils ont gagné, nous avons perdu, fin de la partie. Allons plutôt voir à l’est si nous avons plus de chance.
La fillette fit un pas en avant et se planta devant sa mère, les poings campés sur les hanches. Elle avait tout de suite deviné les plans de son père, et la perspective d’une autre chance de toucher sa cible l’excitait terriblement.
— Maman, tu as dit toi-même qu’il faisait trop froid pour les hardes de l’est, les pâturages sont encore sous la neige. Avec Valian, on a déjà escaladé plus dur que ça. Je te jure que j’en suis capable !
Sa mère pesta à voix basse. S’ils s’y mettaient à deux contre elle, Anna savait qu’ils pourraient la faire changer d’avis. Même elle ne pourrait résister à l’appel d’une bonne partie d’escalade, la première depuis la sortie de l’hiver.
— Ai-je le choix ? Ton père est au pied du mur. Littéralement.
En effet. Le géant cherchait déjà les premières prises dans la paroi escarpée.
— Il ne nous faudra pas plus d’une heure pour atteindre le sommet, jaugea-t-il. Et encore, en prenant notre temps. Je sors la corde, Anna, commence le repérage.
À son tour, la fillette se plaça au pied de l’à-pic et se visualisa en train de le gravir, mimant dans l’air les gestes qu’elle devrait effectuer. Les prises semblaient assez faciles, au moins au début. Elles se faisaient néanmoins plus délicates et surtout plus rares à l’approche de la corniche. Une brise fit voler les cheveux noir de jai de l’enfant qui se recoiffa machinalement, sans quitter des yeux la fameuse corniche.
Son père lui jeta l’extrémité d’une corde :
— Allez, attache-toi et allons-y, je commence déjà à avoir faim.
Elle passa le lien autour de sa taille avant de nouer un solide nœud dont sa mère vérifia malgré tout la robustesse. Dès qu’elle eut son accord, Anna sauta pour agripper les premières prises du mur et entama l’ascension avec motivation.
— Pas trop vite, l’avertit son père. Hors de question que je te porte comme l’autre fois. Donc économise tes forces.
Ses parents s’engagèrent sur ses talons, l’un après l’autre.
Comme prévu, le début ne présentait aucune difficulté majeure : la voie s’avérait sûre et praticable. La suite, en revanche, se corsait. À l’approche de la corniche, son arc et son carquois devinrent soudainement plus lourds et plus encombrants, bien qu’ils maintenaient son épaisse pelisse en place. Ses phalanges rougies par l’effort devenaient à chaque mouvement un peu plus douloureuses. Heureusement pour elle, ses pieds reposaient sur des prises stables et la falaise n’était pas en dévers.
Une fissure dans la roche offrit un appui providentiel à la jeune grimpeuse qui, au prix d’un effort considérable, parvint à se hisser sur le plat de l’escarpement.
Elle profita d’un moment de répit avant que ses parents ne la rejoignent. La vue d’ici était fantastique, le vert de la vallée au loin qui abritait son village contrastait avec la teinte grise et blanche de ses environs immédiats, lesquels s’éveillaient doucement d’un hiver rigoureux. Coincé au fond d’un cirque rocheux couronné de pitons acérés (dont le Pic Noir, point culminant de la région), ce vaste territoire de chasse manquait rarement de gibier.
— La vue est sublime… lâcha Anna.
— Profitons-en pour nous reposer un instant, accorda son père qui la rejoignit dans sa contemplation.
Il leur fallut quelques minutes pour retrouver leur souffle. Ils vérifièrent une nouvelle fois l’intégrité de la longe qui les reliait et la fillette s’engagea de nouveau en tête.
Après quelques mouvements plus techniques imposés par la difficulté grandissante de cette deuxième moitié, ses avant-bras commençaient à se crisper. Par ailleurs, elle s’était écorchée les majeurs des deux mains, mais elle ne se plaignait toujours pas.
Elle passa à côté d’un pin rabougri aussi noueux qu’âgé, probablement multicentenaire, accroché à la paroi comme un vieillard à sa canne par quelques racines fragiles. « Quelle aubaine », pensa-t-elle. À court de prise pour son pied droit, elle se servit du vieux végétal comme d’un appui providentiel.
— Anna, tu ne devrais pas…
Mais son père n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Le résineux se décrocha soudain de son sempiternel emplacement et chut au bas des rochers dans un craquement sec. La fillette ne se tenait plus que d’une main à un accroc qui la faisait terriblement souffrir. Elle cherchait avec frénésie des prises pour ses pieds, mais rien n’y faisait. Sous les semelles de ses chausses, la paroi semblait être lisse comme du verre. Finalement, ses forces l’abandonnèrent et elle tomba.
De deux mètres seulement, car l’épaisse corde en chanvre reliée à son père la retint. Elle eut le réflexe de se protéger la tête afin de ne pas se blesser contre la paroi, mais le choc vida tout l’air de ses poumons. Elle sentit le lien lui entamer les chairs au niveau des hanches et du nombril.
— Anna ! Ça va ? s’écria son père.
— Oui… oui, je crois, répondit-elle le souffle court.
— Bon sang Anna ! Tu as encore voulu aller trop vite.
Il déglutit, retrouvant une voix plus douce et plus apaisante.
— Tu te sens de finir la montée ?
— Oui. De toute façon nous sommes presque arrivés.
Elle s’agrippa une nouvelle fois à la paroi sans regarder en bas. Pour ne pas attraper le vertige, d’une part, mais aussi et surtout pour éviter de se retrouver face au visage bileux de sa mère autant furieuse qu’inquiète.
Finalement, sans autres aventures, les trois grimpeurs se tinrent bientôt debout sur une prairie d’altitude verdoyante, occupés à défaire la ligne de vie qui les unissait. Une main froide et douce souleva la chemise en lin sous la pelisse d’Anna. La mère inspecta brièvement les blessures de sa fille avant de la dévisager silencieusement, les yeux encore brillants de frayeur.
Le robuste montagnard, quant à lui, observait le chemin parcouru pour arriver jusqu’ici.
— La descente sera plus simple.
Regardant les alentours, il renifla bruyamment, chose que détestait sa femme, puis reprit :
— Il va falloir être prudents. Nous ne devons pas être loin de la frontière avec l’Extérieur, et les Templiers de l’Église veillent toujours au grain. Souviens-toi de ça, ma fille. Ne va jamais trop au nord, ou tu finiras écrasée sous la masse d’arme de l’un d’eux. Ou si tu parviens à passer entre les mailles, tu attraperas une quelconque peste venue de l’Extérieur. Saloperie.
— Je sais papa, tu le répètes tout le temps à Valian.
— Ouais. Ben mémorise-le pour de bon…
Il cracha de nouveau.
— Nous ne sommes pas loin des caprins, l’interrompit sa compagne. Il y a des crottes fraîches par là.
— Et des traces, renchérit Anna.
Traqueurs dans l’âme tels leurs ancêtres, ils pistèrent sans problème la harde. Une heure durant, ils parcoururent le magnifique plateau serti de son lac d’altitude, cueillant quand ils le pouvaient des plantes à liqueur ou des baies comestibles, avant de faire une pause près d’un petit ruisseau dans lequel s’agitaient tritons et salamandres.
S’ils gagnaient du terrain sur leurs proies, il était évident qu’ils ne les rattraperaient pas avant le déjeuner.
Ils sortirent de leurs sacs respectifs de quoi se sustenter puisque le soleil approchait de son zénith.
Alors qu’elle dévorait une tranche de viande séchée à pleines dents, une forme trop géométrique pour être naturelle attrapa le regard d’Anna. L’anomalie ressemblait à un mur qu’un tapis d’herbes rases aurait recouvert. Mue par une curiosité sans bornes, elle se leva et se dirigea vers l’emplacement.
Elle avait vu juste ; cachées sous une mince couche de terre, des pierres taillées et assemblées formaient un muret manufacturé. La jeune fille le longea sur une dizaine de mètres jusqu’à arriver devant un tertre sous lequel s’enfonçait une grotte étroite.
Sans hésiter, la petite curieuse s’y engouffra. Étrangement, on y voyait assez bien, grâce à une multitude de champignons luminescents décrivant des figures de Lichtenberg sur la roche. Ils faisaient flotter une pâle lumière bleutée laquelle conférait une ambiance surréaliste au corridor qui s’enfonçait sous terre. De chaque côté de la paroi étaient gravés un nombre fantastique de petits symboles ; comme une écriture archaïque dont l’alphabet serait composé de triangles agencés dans un ordre bien précis.
Anna n’en comprenait pas le sens, mais le simple fait d’être en contact avec une trace d’une civilisation disparue la rendait euphorique.
Car cette ruine, sans aucun doute, appartenait à l’antique race des Agides. Un peuple mystérieux qui habitait autrefois Karfeld et dont il ne restait presque rien. Anna adorait lorsque ses parents lui racontaient d’anciennes légendes à propos de cette race éteinte. Des récits d’aventure et de magie. Mais plus que cela, les Agides étaient aussi les êtres saints que vénérait l’Église, à la manière d’une espèce à qui l’humanité devait tout, jusqu’à son existence.
Elle s’assit un instant sur le reste d’une colonne cubique qui devait jadis soutenir la voûte de cette étrange mine. Son regard se perdit dans la suite hypnotisant de pétroglyphes qui valsaient devant ses yeux éveillés. Elle crut même un instant les entendre parler, dans une langue rugueuse, mais fluide, qui rappelait le bruit de deux cristaux que l’on frotte l’un contre l’autre. Et plus elle fixait ces symboles cabalistiques, plus les sons se faisaient compréhensibles.
Elle discerna qu’on lui disait sans menace de partir, de faire demi-tour. À la manière d’un conseil, ou plutôt une supplique : les voix avaient l’air inquiètes. Mais Anna choisit de les ignorer, se leva, et s’enfonça un peu plus profondément dans les entrailles de la montagne. Petit à petit, les échos se calmèrent. Ils racontaient maintenant comment ils étaient entrés ici, et les merveilles qu’ils y avaient découvertes. Elle comprit même parfaitement le sens du mot « amour ». La fillette ignorait pourquoi, mais son cœur se serra : ce mot, dans cette langue, semblait porter bien plus de signification qu’en langue commune. Une dimension quasi mystique.
Elle avança encore jusqu’à se perdre aussi bien dans l’espace que dans le temps, car lorsqu’elle ne put aller plus loin, bloquée par une immense porte de pierre, elle entendit les appels inquiets de ses parents, à l’orée de la grotte. Depuis combien de temps errait-elle dans ces corridors ? Elle ne pouvait le dire.
Malgré tout, elle prit un moment pour observer cette intrigante porte sans gonds. Elle bloquait l’entièreté du passage et était parée de gravures abstraites qui évoquaient cependant des plantes, des crocs ou des nageoires. Au centre, un orifice creusé à même la pierre attendait d’être comblé par un objet sphérique.
Convaincue d’en avoir assez vu, elle se décida à rebrousser chemin.
Mais elle ne put faire plus que quelques pas : une violente douleur la saisit soudain dans le bas du ventre. Une douleur qui la plia en deux et lui coupa le souffle. Elle pouvait sentir une boule se former dans ses entrailles. Une sphère colérique, instinctive, hérissée de millions de pics acérés comme des hameçons. Terrorisée, accablée, elle réussit pourtant à hurler. Une plainte déchirante, puissante. Au milieu du bourdonnement incessant dans ses oreilles, elle perçut l’écho de son hurlement dans la mine, ou peut-être était-ce ses parents qui lui répondaient ? Une nouvelle vague de douleur la submergea, la forçant à se coucher sur le sol de pierre froide. Elle rugit de nouveau. Tout se mit à trembler autour d’elle.
Des fissures se creusèrent dans la roche et de la poussière tomba du plafond. À mesure que son cri de détresse se muait en cri d’effroi, le tremblement s’intensifiait, jusqu’à ce que, soudain, tout s’effondre.
De la poussière, puis des échardes de roche, et enfin des blocs entiers ensevelirent le seul accès vers la sortie. Puis tout bruit cessa. La douleur qui irradiait son petit corps disparut aussi soudainement qu’elle était arrivée. Une dernière pierre se déchaussa de son emplacement, et vint la frapper derrière le crâne.
Avant de glisser vers le néant, la jeune fille sentit la boule dans son ventre diffuser une saine chaleur, douce et réconfortante. À la frontière de l’inconscience, elle se mit à fredonner une comptine et se prit à rêver de Val-de-Seuil et de l’entrée nord du village qu’ils avaient quitté tous les trois ce matin. Sur cette image, le rideau tomba.
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