V - 1 [corrigé]
Le soleil n’était pas encore tout à fait levé lorsque les deux compagnons furent réveillés par un bruit inhabituel.
Anna réagit la première, empoignant à deux mains le bâton d’entraînement de la veille. Son compagnon la suivit de peu : en un clignement de paupière, il se tenait debout à ses côtés, l’épée au clair, les jambes solidement ancrées dans le sol.
Tous deux avaient bien entendu une masse se précipitant vers eux avec fracas. Un sanglier, ou peut être pire. Dans l’esprit de la chasseresse, naquit même l’image d’un Agriorios. Une créature des anciens temps peuplant les montagnes, croisement entre un homme et un ours. Des prédateurs ultimes, adaptés à la vie en altitude.
Finalement, ce fut l’un des bandits de la veille qui trébucha dans les ronces et vint rouler jusqu’à se planter tête la première dans les braises encore rougeoyantes du feu de camp.
L’homme hurla de douleur, se couvrit le visage de ses mains alors que le col de sa chemise prenait feu. Une odeur de chair brûlée envahit le campement. Sans réfléchir, Anna ceintura le garçon et le souleva comme une plume avant de le jeter dans le bassin, provoquant un mouvement de recul chez les équidés assoupis.
Les réflexes de la jeune femme venaient probablement de sauver la trogne du villageois. Assis dans le bac en pierre, celui-ci s’aspergeait le haut du corps, essayant de faire partir la douleur comme si c’était une vulgaire trace de boue.
Lentement, l’Étranger vint s’asseoir sur le rebord. Il saisit d’une main ferme le menton du brigand et l’observa minutieusement. En lieu et place de son sempiternel sourire, l’on pouvait observer un sérieux de mauvaise augure.
— Tu as de la chance l’ami. Grâce à ton héroïne du jour, tu n’auras pas trop de séquelles. Les brûlures sont superficielles.
Il soupira, se frotta les yeux et demanda :
— Bon, que s’est-il passé ? Que nous vaut ce réveil brutal ?
L’interrogé dévoila un visage paniqué. Certains de ses cheveux, d’un noir de jais la veille avait tourné au blanc de neige au niveau des tempes. Il pointa en direction de la forêt d’un doigt fébrile et dut s’y prendre à plusieurs reprises avant de parvenir à articuler :
— P… pardon, m’sieur, merci m’dame. Je voulions pas… je… nous nous sommes fait attaquer. Des... des loups. J’vous jure. Plus haut que vos chevaux là !
Il renifla et tenta de calmer les tremblements qui agitaient son menton :
— Quand nous étions partis de notre discussion, nous avions été pris en chasse par une meute. Elles sont futées ces bêtes-là : elles nous empêchaient de rentrer au village. Nous avions couru toute la nuit et tout le matin ! Mais… mais j’ai perdu mes frères. Je sais pas où qu’ils sont ! Toute une meute de loups leur court après ! Des gros loups, tout gris et blancs, avec des yeux verts qui brillent dans le noir. J’vous jure !
— Des loups des cimes, s’étonna Anna. Ils descendent très rarement aussi bas. Uniquement lorsque le gibier se fait rare.
— Ils sont poussés par la faim, et donc d’autant plus dangereux, déduit l’Étranger. Prends ton arc et tes flèches, mon amie, allons voir. Si nous les croisons, grimpe dans un arbre et pilonne-les. S’ils se sentent en danger, ils n’insisteront pas. Espérons que nous n’arriverons pas trop tard.
Avant qu’il eût fini sa phrase, Anna avait attaché son carquois autour de ses hanches et empoigné son arc. Elle avait déjà été confrontée à ces animaux. S’il s’agissait de terribles prédateurs, ils possédaient aussi un instinct de survie basique. Si l’un d’eux venait à être blessé, toute la meute ferait demi-tour. La moindre estafilade dans un milieu aussi hostile que la montagne étant synonyme de mort certaine.
— Indique-nous une direction, fit-elle d’un ton sans ambiguïté.
Le survivant, qui ne devait pas avoir plus de vingt ans, obtempéra et leur pointa le Nord en tremblant.
Avant de partir, l’Étranger le regarda droit dans les yeux et ajouta :
— Reste ici. L’endroit est trop dégagé, ils ne prendront pas le risque de se mettre autant à découvert. Si tu en as le courage, cherche de la valériane, tu vois ce que c’est ? Bien. Tu en fais une petite boule entre tes doigts et tu la mâches. Cela apaisera tes douleurs et t’aidera à reprendre tes esprits. Allons-y.
Sans attendre de réponse, il avança en tête en direction du nord d’un pas rapide, immédiatement suivi par Anna, arc et flèche en main.
Ils se frayèrent un chemin à travers les roncières. Leurs sens à leur paroxysme, ils guettaient le moindre cri, ou l’absence de chant d’oiseaux.
Finalement, ce fut le rôdeur qui perçut la scène en premier. Silencieusement, il fit un signe à Anna qui le rejoignit sur l’instant. Depuis l’arrière d’un roc moussu, ils les observèrent. Les loups étaient là, à une vingtaine de mètres tout au plus. Puisqu’ils étaient arrivés face au vent, leur présence restait masquée à la demi-douzaine de prédateurs. Ceux-ci n’avaient d’yeux que pour leur proie. Au pied d’un grand arbre au tronc bifide se tenait le chef de la bande qui avait agressé le duo la veille. Recroquevillé, il opposait une résistance de façade contre les canidés en agitant un bâton pointu. Cette arme de fortune représentait la dernière barrière entre la vie et la mort, le dernier rempart face aux crocs qu’exhibaient les loups.
Mais Anna resta stoïque. Elle comprit que le temps jouait contre eux et prit la décision d’agir sans le consentement de son comparse. Comme sa mère le lui avait appris, elle se leva, plaça ses pieds parallèles et encocha sa flèche. Sa position était bonne, sa proie alignée, alors elle tira. Le trait partit droit et vint se ficher dans le cou du plus gros des prédateurs. Celui-ci s’étrangla dans son propre sang et mourut en quelques secondes. Ce fut assez pour que la meute comprenne qu’une menace venait de surgir. Il y eut un moment de flottement pendant lequel les animaux, privés de leur mâle alpha hésitèrent.
Sortant à son tour de sa cachette, l’Étranger saisit dans la poche de son veston une étrange pierre. Il la passa le long de sa lame comme un fusil à aiguiser et celle-ci s’embrasa instantanément. Armé de son épée incandescente, il avança d’un pas sûr vers les loups. Comprenant que le risque était bien trop grand, ils détalèrent, disparaissant bien vite du champ de vision des trois humains.
Ou plutôt des quatre, puisque le membre manquant du gang descendit de l’arbre au pied duquel son ami avait été acculé.
— Des mages ! Vous êtes des mages ! Vous nous avions sauvé de ces loups-garous ! Ooooh, merci, m’sieur ! Merci m’dame ! Nous vous devions la vie !
— Notre ami n’est pas encore sauvé. répliqua froidement l’Étranger.
Celui-ci avait rengainé sa lame ardente et s’accroupit à côté du rescapé. Il gisait dans une flaque de sang, et le teint de sa peau semblait indiquer que l’effusion durait déjà depuis un moment.
— Les loups lui ont mordu les jambes à plusieurs reprises. Ils ont probablement sectionné une artère. Il faut faire vite ou le pauvre hère va se vider de son sang. Anna ! Appuie à l’intérieur de sa cuisse, près de l’aine, il faut arrêter l’hémorragie. Toi ! Va chercher du lierre. Au moins deux coudées. Je dois trouver des plantes.
Aussitôt dit, chacun se plia à sa mission. La jeune femme constata bien vite que son patient avait perdu connaissance. Gibbon s’en alla au pas de course en proférant un lot d’insanités au champ lexical impressionnant.
Il fut cependant le premier à revenir, traînant derrière lui plusieurs mètres de lierre.
Le vagabond revint peu de temps après. Il avait cueilli un bouquet de ce qui semblait être de la mauvaise herbe aux fleurs blanches.
— Il s’est évanoui ? Très bien, cela va faciliter la tâche.
Sans perdre un instant, il entreprit d’amasser un tas de brindilles qui traînaient de-ci de-là. Dans le même temps, il tendit les plantes à Gibbon.
— Trouve deux pierres, et réduit ça en bouillie. Mais n’en perds pas une feuille, compris ? Anna, je vais avoir besoin de l’une de tes flèches.
Il sortit de nouveau l’étrange galet de sa poche et attrapa la munition qui lui était tendue. Il frotta cette dernière contre l’objet ce qui eut pour effet de projeter une myriade de petites étincelles vers le tas de brindilles et mousse sèche qu’il avait réuni. Le feu prit instantanément, sous les yeux ébahis de sa partenaire.
Alors que le balourd revenait avec une pâte verdâtre au creux de ses mains, le rôdeur enfourna le projectile, la pointe plongée au cœur des flammes.
— Qu’est-ce que vous allez faire de ça, m’sieur ?
— Nous allons arrêter la perte de sang. Par ailleurs, les morsures de bêtes sauvages amènent souvent la fièvre. Il faut éviter cela, car il sera bien trop faible pour y survivre. Gibbon, c’est bien ça ? Va vers le Sud, trouve notre camp, près de la source, il y a votre ami qui nous y attend. Dis-lui de nous rejoindre ici.
— Oh oui, la source, je vois bien. J’y cours immédiatement !
Et l’homme partit à grandes enjambées sans un regard en arrière.
Au bout de plusieurs minutes, l’Étranger sortit la flèche du feu. La pointe rougeoyait. Il indiqua à l’improvisée infirmière de tenir fermement le gaillard puis, sans hésiter, appliqua la pointe contre la plaie la plus profonde. L’effet fut immédiat.
Le patient sortit de sa torpeur en hurlant, d’un cri inhumain qui fit trembler les feuilles des arbres alentours. Des larmes se mirent à couler le long de ses joues comme la pluie dans des gouttières. Il ressemblait davantage à un enfant qu’un chef mutin.
L’Étranger saisit alors la substance verte confectionnée par Gibbon et l’appliqua sur l’amas de chair encore fumant.
Jamais Anna n’aurait imaginé sentir deux fois cette odeur dans la même demi-journée.
Au milieu des sanglots, le duo parvint à comprendre quelques phrases.
— Pourquoi... pourquoi me mutiler encore plus ?
— Nous ne te mutilons pas, nous te sauvons la vie, bougre d’âne. l’informa le vagabond. Tu t’es fait croquer par des loups, la plaie risquait de s’infecter. Tes deux amis vont t’aider à rentrer à ton village qui, je l’espère pour toi, n’est pas loin. Si tu te reposes, que tu bois beaucoup d’eau et que tu brûles les chairs qui commencent à pourrir, tu survivras probablement. Est-ce que tu m’as bien compris ? Il te faudra faire un choix, souffrir ou mourir.
— Comment… comment tu sais tout ça, t’es qui toi, bordel ? geignit le blessé.
— Disons que j’ai eu une bonne éducation et que j’ai beaucoup voyagé, le reste importe finalement assez peu. Répète-moi ce que je t’ai dit de faire.
— Faut que je boive beaucoup de flotte, et que je crame ce qui pue.
— Mh… C’est ça, dans les grandes lignes.
Le sourire revint sur le visage de l’Étranger aussi naturellement que les fleurs au printemps.
Il inspecta rapidement le reste des blessures. Mais aucune ne lui parut véritablement présenter de risque infectieux. Ça ne restait que des morsures superficielles.
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