XII [corrigé]
Anna redécouvrait le marché qu’elle avait fugacement arpenté plusieurs semaines auparavant en compagnie de quelqu’un d’autre. Elle se demanda un instant ce qu’il advenait de l’Étranger. Elle le voyait d’ici raconter ses pamphlets anticléricaux aux soudards des montagnes de l’ouest et cette pensée lui amena un sourire.
Sourire qui s’agrandit encore bientôt lorsqu’Estelle et elle passèrent devant un stand familier. De nombreux bols remplis de poudres aux couleurs chaudes s’offraient à elles comme une palette de peinture. Une nouvelle fois, les odeurs sautèrent au nez d’Anna. Entre temps, elle avait pu lire dans l’un des livres de recettes de la bibliothèque d’Estelle qu’il s’agissait d’épices venues tout droit de la région d’Ain Salah, au sud-est de Karfeld. Une région autonome exotique engoncée au fond d’un désert inhospitalier. Dans les merveilles devant elle, il devait y avoir du curry, du safran, du paprika, du cumin, mais elle ne sut les reconnaître. À l’exception des bâtons de cannelle qui étaient illustrés dans son ouvrage.
— Choisis-en trois, tes préférées, tu ne peux pas te tromper : elles sont toutes délicieuses, lui accorda Estelle.
Anna regarda le vendeur, un homme à la peau sombre et au sourire éclatant qui l’invita d’un geste à humer ses produits.
Comme une enfant, la jeune femme prit chacune des épices alternativement au creux de ses mains, les laissant couler comme du sable.
— Toi tu viens des montagnes hein ? fit le commerçant sur un ton enjoué. Ha ! Ça fait toujours cet effet quand on tombe sur un vendeur d’épices d’Ain Salah. Chez nous les choses ont du nez et elles respirent le soleil toute l’année ! Ha ça, tu trouveras rien de tel dans le coin, ma sœur.
L’accent de l’homme amusa Anna dont le sourire s’étendait maintenant d’une oreille à l’autre.
— Je viens des montagnes, oui, confirma-t-elle. Chez nous les choses ont du corps, elles se battent pour leur survie toute l’année et en sortent plus fortes !
Le vendeur se mit à rire de bon cœur, suivi par Anna, sous le regard attendri d’Estelle qui pressa néanmoins son élève :
— Allez, décide-toi, mon enfant, nous avons d’autres étals à visiter.
Le choix d’Anna finit par se porter sur le curry, le paprika et le cumin. Estelle ajouta une poignée de piments séchés avant de tendre quelques pièces à l’homme qui la remercia chaleureusement.
Le duo se remit en route, quoique sans réelle destination. Elles erraient au gré du bazar, se laissant guider par les fragrances plus ou moins exotiques. Estelle acheta de la viande séchée, du poisson fraîchement pêché du lac voisin, des herbes aromatiques et beaucoup, beaucoup de légumes.
Au hasard d’une allée où les vendeurs s’arrachaient la rare clientèle matinale à la criée, Anna sentit distinctement une main se balader subrepticement sur son fessier. Elle se retourna, mais évidemment, les quelques personnes présentes regardaient ailleurs. Elle reprit son chemin, les sens aux aguets.
Estelle l’avait prévenu que ce genre de choses pouvaient arriver dans la capitale. Pour beaucoup de jeunes nobles, l’ensemble de la gent féminine leur devait une admiration totale et il était inconcevable que l’on puisse résister à leur charme.
Cette fois, elle s’y attendait. La main anonyme vint carrément lui pincer l’arrière-train. Anna se retourna en une fraction de seconde et fit face à son agresseur. Pris sur le fait, ce dernier affichait un sourire satisfait. Il s’agissait d’un jeune homme blond au visage angélique, richement vêtu et aux doigts sertis de bagues toutes plus hideuses les unes que les autres. Son regard plein de suffisance provoquait Anna, il semblait crier « tu m’appartiens, tu ne peux pas me résister ».
Pourtant, Anna résista. Et le lui signifia d’un direct du droit dans le nez. Elle le sentit se briser comme de la porcelaine sous l’impact et en tira une satisfaction inattendue.
Devant le hoquet de surprise de la dizaine de roturiers présents, Estelle se retourna, découvrant le gaillard plié en deux, une flaque de sang à ses pieds, et Anna de se frotter les phalanges endolories par le coup.
Elle eut du mal à cacher un sourire naissant, devinant parfaitement la situation. Elle invectiva le garçon en essayant tant bien que mal de retenir ses gloussements :
— La prochaine fois que tu attouches une ribaude, lave-toi au moins les mains avant, dégénéré.
— Bais elle est balade ! Z’est une volle vurieuse ! Gaaaaardes ! Gaaardes !
Estelle, hilare, saisit Anna par la main et les deux femmes s’enfuirent en direction de la maison abandonnée au pas de course.
Courses que, fort heureusement, elles avaient terminées avant l’échauffourée.
De retour dans la sécurité des corridors secrets, Estelle se laissa aller à son fou rire.
Reprenant peu à peu son calme, devant la mine déconfite de son apprentie, elle parvint à articuler :
— Ben toi alors. Un malandrin te pelote le cul et tu lui envoies ton poing dans la figure. Décidément, tu me plais, mon enfant. Tous les montagnards sont comme toi ?
— Difficile à dire, nos parents nous éduquent, répliqua-t-elle d’un ton égal (elle se mordit la joue, confuse). Je… je n’ai pas vraiment réfléchi. Je voulais simplement lui donner une correction. Mais je nous ai mises en danger pour ça…
— Ne t’avise pas de t’excuser. Il méritait une leçon, et de ce que j’en ai vu, il hésitera un instant, la prochaine fois qu’un séant lui tendra la joue. Tu sais, les filles d’ici vivent ce genre de situation tellement souvent que leur seule réaction est de soupirer et lever les yeux au ciel. D’ailleurs tu as bien vu, c’est toi l’agressée, mais c’est lui qui appelle la garde, et tu peux être certaine que si on avait attendu les soldats, on serait à l’ombre d’un cachot à compter les barreaux à l’heure qu’il est. Alors que lui aurait été accompagné chez l’apothicaire le plus proche afin d’arrêter le saignement en se faisant plaindre par sa mère (elle soupira). De toute façon nous avons tout ce qu’il nous faut, et s’il manque quelque chose, j’enverrai Louis le chercher.
Estelle sut déchiffrer l’attitude d’Anna qui se mit à trembler, les yeux rivés sur ses pieds. La jeune femme, aussi forte fût-elle, venait de vivre une agression et avait réagi sous l’impulsion de l’adrénaline. Mais le retour au calme s’accompagnait maintenant d’un sentiment de culpabilité et de vulnérabilité. Probablement de colère aussi…
Elle la prit dans ses bras comme une mère louve et lui chanta une vieille comptine :
Aux reflets de lune l’eau joue des tours
La danse des vagues noie ses contours
La lune se vexe et dit à l’étoile
Pourquoi moi je coule pourquoi je me voile
Tandis que tu brilles là-haut dans les cieux
Et l’étoile lui dit qu’est-ce que j’y peux
Tu écoutes l’eau tu pourrais l’ignorer
C’est parce que tu brilles qu’on voit ton reflet
L’effet fut immédiat et Anna se détendit, chaleureusement blottie contre la poitrine de sa maîtresse, bercée par le chant. Le calme retrouvé, elles regagnèrent ensemble, main dans la main, la grande salle.
***
— Concentre-toi mon enfant. Aie confiance, je suis là : il ne peut rien t’arriver.
Anna devait cette fois appeler sa magie simplement par l’usage de la volonté. Aucune colère, aucune peur ni sentiment négatif comme gâchette. Simplement elle, son reflet et cette salle humide où il lui semblait que les braseros diffusaient une lumière de plus en plus ténue.
Ragaillardie par la voix de sa mentore, elle s’attaqua à ce serpent qui dormait dans ses tripes. Les yeux clos, elle le brutalisait et tentait de le mater. Mais la bête était paresseuse : sitôt qu’une étincelle semblait s’allumer, elle s’avérait aussi éphémère qu’une étoile filante.
Cependant la jeune femme insista, encore et encore. Elle devait aller au bout. Que pouvait-elle craindre ? Une magicienne formidable se tenait là, de l’autre côté du bassin, prête à la secourir…
Mais soudain, la boule grandit et s’empara de son corps. Une douleur semblable à des milliers de piqûres d’insectes traversa le corps de l’Échosiane. Ses yeux la brûlèrent et sa langue goûta le sang.
Une énergie prodigieuse se déversa dans toute la pièce, éteignant toutes les bougies, suintant sur tous les murs. Un noir parfait emplit les lieux. L’air devint irrespirable.
Lorsqu’Anna rouvrit les yeux, elle ne sut où elle se trouvait. Perdue dans les limbes, elle crut être morte. La douleur dans ses muscles, dans ses os et sur sa peau s’envola comme la sphère s’apaisait. Les ténèbres s’envolèrent pour laisser place à une obscurité plus saine.
Estelle claqua des doigts, et les bougies se rallumèrent en crépitant. Mais ce que vit Anna la déstabilisa : sa tutrice était à genoux dans le bassin, de l’eau jusqu’à la taille. Elle tremblait. Le teint hâlé de sa peau avait totalement disparu et toute lueur s’était enfuie de ses grands yeux dorés.
Anna voulut parler, mais la clergesse l’interrompit d’un geste de la main :
— Ne dis rien.
Estelle se leva, retira sa robe et se glissa dans son bain.
— Va lire. Laisse-moi seule un moment, lui ordonna-t-elle d’un ton sans appel.
L’Échosiane ne discuta pas. Elle traversa la pièce et sortit sur le jardin d’été, sans même prendre un livre.
Elle aussi devait rester seule un instant.
À partir de ce moment, leur relation changea. Estelle tentait de donner le change et l’amena même plusieurs fois au marché. Elle lui souriait toujours et lui chantait parfois des chansons, mais au plus profond de la nuit, Anna sentait peser sur elle le regard de son mentor. Les entraînements n’avaient plus ni queue ni tête : Estelle préférait lui parler de politique ou de botanique plutôt que l’inciter à apprivoiser son don.
Mais surtout, les yeux dorés de la clergesse ne brillaient plus. Ils étaient devenus marron, sans reflet. Et Anna dépérissait à cause de cela.
Alors elle comprit : elle aimait sa mentore. D’un amour réel, un désir concret, bien que sordide. Un sentiment merveilleux et exaltant qu’elle éprouvait pour la première fois de sa vie. Mais si ce sentiment avait pu être partagé, il s’était maintenant envolé. Puisque les yeux de la magicienne ne brillaient plus d’aucun éclat.
Dès lors, Estelle disparaissait parfois des journées entières sans explication. Abandonnant Anna à ses peurs et ses regrets. La jeune femme se lamentait, consciente d’avoir détruit quelque chose de précieux.
Mais comme tout deuil, celui-ci finit par disparaître. L’incompréhension laissa place à la colère. Une colère dirigée contre elle-même, dans un premier temps, puis finalement, contre Estelle.
N’avait-elle pas juré de la faire progresser ? Ne lui avait-elle pas promis qu’elle retrouverait ses amis et son frère une fois son don maîtrisé ? Mais comment l’apprivoiser si celui-ci terrifiait la professeure ?
Anna tentait de trouver le calme et la sérénité parmi les lettres et les mots de la bibliothèque, mais après bien des semaines, cela ne lui suffisait plus.
Elle se demandait si sa colère suintait lorsqu’elles discutaient. Mais elle réalisa alors qu’elles n’échangeaient plus beaucoup. Elles étaient deux étrangères enfermées ensemble.
Cependant la soif d’Anna grandissait. Une soif de connaissance, une soif de puissance. Elle avait ce don, cette capacité à portée de main. Il ne lui restait plus grand-chose pour l’effleurer et enfin, l’attraper.
Un matin qu’elle se leva seule dans le grand lit froid, l’Échosiane hésita, assise sur les draps.
Devait-elle entreprendre seule ce qu’Estelle n’était plus capable de faire ? Après tout, que risquait-elle ? Seule, qui pouvait-elle blesser ?
Doucement, elle se leva. Troqua sa nuisette contre une ample robe émeraude et vint se placer devant le bassin. Elle en descendit une marche, puis deux, jusqu’à se retrouver avec de l’eau à mi-mollet. Puis elle ferma les yeux.
— J’aimerais tant de la lumière, des couleurs, de la gaieté… se plaignit-elle à haute voix.
Anna s’attendait à ce qui allait suivre. Une vive douleur, une sensation de chaleur incandescente dans le ventre. Elle était prête. Prête à maîtriser la bête.
Celle-ci lui donna raison. Comme avant, la sphère dans son estomac grandit, s’agita, avant de hérisser d’une multitude de piques. Elle crut défaillir lorsque la douleur la transperça.
Enfin la puissance afflua. Tout autour d’elle devint si éclatant. Un ballet de couleurs jaunes, bleus, rouges, violets se mit à danser. Elle ouvrit les yeux.
La lumière et les couleurs qu’elle avait demandées étaient là. Au centuple.
La lumière semblait émise de partout à la fois, et des gerbes d’eaux bondissant depuis le bassin produisaient des couleurs prismatiques irréelles.
Des vagues venaient s’écraser contre les murs de l’immense salle. Le lit dégoulinait, tandis que la bibliothèque se renversait sous l’impact d’une véritable lame de fond.
Anna ne contrôlait rien. La magie la transperçait et irradiait à travers elle, mais elle ne contrôlait rien.
Le spectacle continua ainsi pendant une douloureuse éternité, devant les yeux d’une Anna impuissante.
Jusqu’à ce qu’une porte, derrière, claque.
— Qu’est-ce que… fit une voix familière.
Puis, petit à petit, les vagues se calmèrent. L’eau se rendormit dans le lit de son bassin, et la douleur quitta le corps épuisé de la jeune femme.
Une main se posa sur son épaule sans aucune douceur. Anna se retourna, et put contempler le visage d’Estelle, rougi par l’effort et la colère.
— Plus jamais, articula cette dernière.
Mais la colère revigora instantanément Anna. Elle leva des yeux pleins d’amertume vers la clergesse.
— Et comment pourrais-je un jour maîtriser ce pouvoir si je ne m’entraîne jamais ?
Estelle se campa devant son élève, pleine d’assurance :
— Avant d’apprendre à utiliser ta magie, il serait bon ton que tu t’assagisses, mon enfant.
— S’il me faut de la sagesse, enseigne-la-moi ! siffla Anna. Au lieu de courir dehors et me fuir à chaque occasion. Suis-je vraiment ton élève ici, ou une prisonnière ?
— La sagesse ne s’apprend pas, bougre d’âne. Elle s’acquiert. Avant d’essayer de dompter un pouvoir comme le tien, c’est une étape indispensable. Que tu n’as de toute évidence pas encore franchi !
La clergesse étendit les bras pour désigner la pièce dans son ensemble. On aurait dit qu’une harde venait de la piétiner. Quelques incunables flottaient mollement à la surface du bassin.
Mais Anna ne quitta pas la magicienne du regard. Sa colère ne diminuait pas. Et elle s’en voulait pour cela. Elle aurait voulu pardonner Estelle. Elle désirait plus que tout que son mentor la prenne dans ses bras et lui chante une comptine. Mais elle ne le pouvait pas. Des sanglots commencèrent à lui échapper :
— Je… ne veux plus. Je ne serai pas votre arme. À l’Étranger ou à toi. Je veux rentrer chez moi. Je veux retrouver mes montagnes. Mes amis. Mon frère. Esther…
Esther… Une image se forma dans son esprit. Elle voyait son village. Distinctement.
La boule derrière ses côtes se manifesta de nouveau. Elle coulait sur elle-même telle une gerbe d’huile grasse. Au moins cette fois, Anna n’eut pas mal.
Une larme roula sur sa joue en vint de perdre dans le néant abyssal qui émanait maintenant de tout son corps.
— Anna...
La voix d’Estelle lui paraissait loin, si loin. Comme un écho perdu, oublié, prononcé il y a des millénaires et qui se répétait perpétuellement entre les falaises des montagnes du nord.
L’Échosiane ferma les yeux et serra les poings.
— Aux reflets de lune l’eau joue des tours
Val-de-Seuil.
— La danse des vagues noie ses contours
Un visage.
— La lune se vexe et dit à l’étoile
Esther.
— Pourquoi moi je coule pourquoi je me voile
Du feu.
— Tandis que tu brilles là-haut dans les cieux
La mort.
Finalement incapable de résister, l’énergie irradia la pièce dans un flash lumineux incandescent.
Il y eut du bruit. Beaucoup de bruit. De la poussière, des cris, des pleurs. Mais Anna ne pouvait s’arrêter. Elle voyait Esther sur la place de Val-de-Seuil, allongée sur un bûcher. Elle voyait Valian, le visage fermé, un bouquet de fleurs blanches à la main. Elle aperçut même Sebastian. Un autre village, une autre victime, mais toujours, il allumait les bûchers.
Lorsqu’elle parvint à rouvrir les yeux, débarrassée de cette insupportable vision, elle fut éblouie par le soleil d’été. Au-dessus de sa tête, nul candélabre, nul plafond de pierre oppressant. Mais un ciel bleu azur vierge de tout nuage, seulement parcouru par quelques passereaux. Le vent caressait sa peau et faisait voler ses cheveux noirs. Anna se sentait bien, apaisée, délivrée d’un poids énorme. Son regard passa du ciel au bassin, là où se trouvait Estelle encore un instant auparavant, mais n’y trouva que des décombres.
Plus de bassin, plus de lit à baldaquin. Envolée la baignoire, la cuisine et la table en bois. Détruis le jardin et la bibliothèque. Disparue, Estelle.
Petit à petit, elle prit conscience des lamentations autour d’elle. Certaines venaient de sous les débris, étouffées par la poussière. Du quartier, il ne restait que des ruines.
Ses jambes cédèrent. À genoux au milieu de son œuvre destructrice, elle embrassa le vide.
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