XXIX [corrigé]
L’Échosiane s’avança d’un pas hésitant jusqu’à effleurer des doigts l’incroyable porte en pierre. Elle n’était gravée d’aucune sculpture ni décoration, laissant la pierre nue refléter des nuances de bleus sous la danse des torches enflammées.
Tout autour d’eux, les créatures s’agitaient, dansaient même, si toutefois l’on pouvait apparenter ces petits sautillements à de la danse. Anna ne comprenait pas pourquoi les troglodytes lui avaient confié ce livre ni la raison pour laquelle ils les avaient guidés ici.
Tout la poussait à emprunter cette porte. Mais pour quelle raison ? Bien sûr, son corps entier vibrait d’excitation à l’idée d’y trouver, derrière, une cité Agides inexplorée. Car jusqu’à présent, personne ne savait ni à quoi ressemblait cette race mystérieuse ni quoique ce soit sur leur mode de vie. Rien, à part des tunnels sans fin sous les montagnes, invariablement scellés par une porte inexpugnable. Mais la curiosité ne jouait qu’à peine dans l’échiquier. Ses tripes, son cœur et son esprit lui dictaient la même chose à l’unisson : quitte Karfeld.
Pour ses tripes, c’était en réalité la boule dans son ventre qui le souhaitait. Comme si elle cherchait quelque chose.
Son cœur insistait n’avait de cesse de lui répéter que s’ôter la vie n’était pas une solution. Mais que là, quelque part, au dehors de tout ce qui est connu, se trouvait peut-être des réponses.
Enfin, son esprit lui dictait que l’exil demeurait à présent sa seule chance de ne blesser personne.
Terminer son existence dans les tréfonds du désert, seule dans une ville supposément fantôme, voilà une destinée qui ne lui plaisait guère. À moins d’emporter la moitié de la bibliothèque avec elle.
Comme s’il avait lu dans ses pensées, un troglodyte l’effleura avec un grincement réprobateur.
« Ça va, ça va, je n’emprunterai pas de livre. »
Elle voulut rejoindre le jeune homme au pourpoint azur, mais avant elle fut stoppée net par le grondement sourd et la pierre qui tremblait sous ses pieds. De la poussière se mit à pleuvoir de la rampe hélicoïdale qui montait au-dessus d’eux. Le bruit continua plusieurs secondes et chaque instant, Anna se demandait si la structure tiendrait le coup.
Puis le ronflement s’arrêta. Il y eut une succession de cliquetis lourds provenant des murs eux-mêmes, et la porte, sous leurs yeux ébahis, s’ouvrit. Les deux battants s’enfonçaient dans la pierre, comme aspirés par le sol, dévoilant petit à petit un corridor gigantesque dont on discernait à peine le toit en forme d’ogive. Curieusement, sans besoin de torche, l’intérieur de la galerie pulsait d’une faible lueur bleu pâle, ou violette selon les endroits. Cette frêle lumière trouvait son origine depuis plusieurs colonies de petits champignons qui couraient sur les murs, comme si un éclair avait frappé les lieux, mais ne s’était jamais éteint.
Disposés ça et là de manière irrégulière, des contenants en fer blanc — semblables aux braseros suspendus dans la bibliothèque — luisait intensément tant ils étaient remplis de ces mêmes champignons.
— Ce sont eux qui ont ouvert la porte ? demanda Sélène en désignant les troglodytes du menton.
Mais personne ne lui répondit.
Anna se perdait dans la contemplation du plus vaste couloir qu’elle n’eut jamais vu ; il disparaissait après un virage à angle droit plusieurs dizaines de mètres plus loin. Elle dû mobiliser toute sa volonté pour ne pas s’élancer en courant voir ce qui pouvait se cacher au bout du tunnel. Mais aucun d’eux trois n’avait ouvert la porte. Et si celle-ci se refermait derrière eux, ils seraient sans eau ni provision, coincés dans un endroit inconnu et potentiellement hostile.
Lorsque l’Étranger se retourna vers elle, Anna lut dans ses yeux qu’il partageait son sentiment.
— Il nous faut remonter, conclut-elle à l’attention de son amie.
Sélène la fixa d’un air incrédule.
— Hein ? Mais pourquoi ? Je veux savoir ce qu’il y a au fond moi ! Pour une fois qu’on peut faire autre chose que lire des bouquins ou se faire assiéger, j’aimerais bien y participer !
— Nous irons, Sélène. Mais nous devons nous préparer. Je suis encore trop faible, et il nous faudra des vivres et de l’eau.
La jeune femme se tourna alors vers l’Étranger :
— Nous ne pouvons en dire un mot à Smaël. Cet endroit est resté caché, je ne sais par quel miracle, et il doit le rester.
— Je suis d’accord, acquiesça le jeune homme.
— Bien, ne perdons pas de temps.
Sans attendre, la jeune femme s’engagea sur la rampe qui mènerait, plusieurs heures plus tard, au sommet de la tour. Mais rapidement, un cordon dense de troglodytes lui barra la route. D’autres vinrent s’agglutiner derrière eux. Ils s’agitaient et piaillaient frénétiquement. De toute évidence, ils refusaient que le trio s’en aille.
Dans un mouvement plein de grâce dont elle s’ignorait capable, Anna s’agenouilla près de l’une des créatures. De près, elle n’avait plus l’air si répugnante ni grotesque. Simplement craintive, curieuse. Puis elle susurra dans une langue qu’elle ne connaissait pas :
Nous devons aller vers Kär-Feld, hors de la connaissance. Nous reviendrons dans la sagesse. Nous vous le promettons.
Malgré le murmure, la voix résonna et emplit l’air. Comme un seul être, les troglodytes se turent et se figèrent. Il y eut un silence que personne n’osa briser. Un calme absolu.
Puis, à regret, les petits bibliothécaires laissèrent finalement passer le groupe.
— Que leur as-tu dit ? souffla l’Étranger.
— Je crois que je viens de leur promettre que nous reviendrons.
— Pour sûr qu’on reviendra ! s’exclama Sélène dont le timbre aigu et l’engouement rompirent le calme ambiant. Je veux savoir à quoi ressemble une maison Agide !
***
Après plusieurs heures de repos bien mérité à leur camp, le trio remonta jusqu’en haut de la tour.
Dans les derniers étages, il n’y avait plus ni copiste, ni enlumineur, ni restaurateur. L’endroit était parfaitement désert. Intriguant, cela jouait finalement en leur faveur, puisqu’ils purent s’extraire du bâtiment sous la lumière des étoiles voilée par quelques nuages éthérés.
— Pars de ton côté, glissa Anna à l’oreille de l’Étranger alors qu’ils descendaient les dernières marches de l’escalier. Nous du nôtre. Rendez-vous au sommet de la tour, demain dans la nuit.
Le jeune homme ne dit pas un mot et s’apprêta à prendre la direction de l’aclazar quand la main de l’Échosiane agrippa sa manche.
— Et tâche de rester discret, ajouta-t-elle à son attention.
Les deux comparses n’échangèrent pas un mot. Toutes deux savaient exactement où aller.
Luttant contre le courant de l’eau qui leur arrivait à la taille, elles se frayèrent un chemin parmi les ruines et les décombres jusqu’à atteindre un promontoire qu’elles connaissaient bien. Plus bas se trouvait le souk, et en haut, le palais, ou ce qu’il en restait. Il ne leur fallut pas plus d’un quart d’heure pour réduire la distance qui les séparait de chez Mawhiba. À leur grand soulagement, de la lumière filtrait par les fenêtres brisées du logis.
Ne sachant vraiment quelle était la coutume, Anna toqua à trois reprises contre la porte qui s’ouvrit d’elle-même.
À l’intérieur, le chaos avait remplacé les plantes et les tentures. De la myriade de coussin s’égouttait encore une eau sale qui ruisselait jusqu’au mur fissuré.
Lorsqu’elles osèrent un pas dans le grand salon aux relents d’encens, elles trouvèrent Mawhiba occupée à colmater les lézardes les plus grosses. Le regard de la salaïde s’éclaira soudain :
— Sadiqat ! Quel plaisir de vous revoir ! Comme je suis soulagée que vous alliez bien !
— Nous aussi, Mawhiba, sommes heureuses de te revoir, sourit Anna en répondant avec plaisir aux bises de leur hôte. Heureuses aussi de voir que ton chez-toi a relativement tenu le coup.
— J’ai l’avantage d’être sur une petite butte. Ça a sauvé mes murs et grâce au soleil du désert, tout séchera rapidement. Nous autres salaïdes ne nous laissons pas intimider par cette foutue Église. Tout le monde met la main à la pâte, et le barrage et la cité seront reconstruits en un rien de temps !
Elle se gratta le menton et replaça une fougère miraculeusement intacte sur son support.
— En tout cas à temps j’espère pour que tout ça ne s’assèche pas, fit-elle en désignant du bras les innombrables plantes éparpillées au sol au milieu des éclats de céramique.
Toutes trois pouffèrent devant l’absurdité de cette réflexion, alors que les bas des saris d’Anna et Sélène gouttaient encore de leur barbotage.
Une tasse de thé à la main, les trois femmes parlèrent de sujets divers et variés, principalement à propos de la culture salaïde. Mawhiba raconta les légendes les plus connues, notamment celle qui relatait l’histoire d’une créature terrifiante terrée au plus bas niveau de la bibliothèque, rampant dans des ténèbres que la plus pure des lumières ne saurait percer.
— Mais, dites-moi, sadiqat, après tout ce temps passé là-dedans, jusqu’où êtes-vous descendues ? Vous avez vu quelque chose ? Ou entendu peut-être ? demanda la musicienne à la peau sombre.
— Nous sommes restées dans la lumière des braseros, mentit Sélène. Le seigneur Smaël nous a averties en personne des dangers prêts à nous croquer dans l’ombre.
« Dans tout mensonge, inclure une pincée de vérité. Il n’en sera que plus crédible » n’avait cessé de lui répéter M’ma lorsqu’elle vivait encore parmi la troupe. Mawhiba ne pensa pas une seule fois à contredire la jeune fille.
Profitant d’un instant de flottement, Anna se leva et se planta de façon dramatique face à une plante dont elle fit mine d’examiner le feuillage, puis d’un ton solennel demanda :
— Mawhiba, nous aurions un service très important à te demander. Et en plus de te solliciter, il nous faut être sûres que tu garderas un lourd secret.
L’interpellée porta un regard vers Sélène en haussant un sourcil.
— Que se passe-t-il ? Il y a un problème ? Moi je ne veux pas de problème. Je vous apprécie, sadiqat, mais ne me mettez pas dans une situation inconfortable, par pitié.
— Ne t’inquiète pas, mon amie, la rassura Sélène. Rien de grave.
— Nous allons simplement avoir besoin de vivres, reprit Anna. Rien de plus. Mais tu es intelligente, tu as déjà compris : nous allons partir pendant une durée indéterminée.
Elle fit une pause et se tourna vers la maîtresse de maison.
— Nous avons trouvé… quelque chose. Nous ne pouvons en dire plus. Mais ce quelque chose exige que nous nous y rendions, et il se trouve hors des murs d’Ain Salah. Plus il se sera écoulé de temps entre notre départ et le fait que Smaël le sache, mieux cela sera.
— Oh, juste ça ?
La musicienne se détendit subitement, même si ses lèvres restèrent quelque peu pincées.
— Bon, je ne vais pas vous cacher que donner de la nourriture dans ce contexte est… difficile. Mais après tout, vous nous avez sauvés. Je vous dois bien ça. Prenez ce que vous pouvez dans la réserve. Elle a été épargnée par les eaux.
— Merci Mawhiba.
L’Échosiane se fendit d’une petite courbette.
— Merci mille fois. J’espère que ça ne te manquera pas. Nous partirons ce soir, après la tombée de la nuit. D’ici là, nous resterons cachées ici, si cela te convient.
— Faites à votre aise. Cependant je ne pourrai pas rester avec vous. Il faut que… je fasse un peu de ménage.
— Bien sûr, je comprends. Sélène tu…
Mais Anna s’interrompit. Allongée sur une banquette en velours rose encore moite, sa compagne dormait déjà. La jeune femme se prit à bâiller à son tour devant l’exemple de quiétude qui ronflait doucement.
— Je crois que je vais l’imiter. J’ai complètement perdu la notion du temps, mais mon corps ne cesse de me rappeler ma fatigue.
Elle alla s’allonger près de son amie, puis souffla en direction de leur complice :
— Merci encore.
Cette dernière lui répondit d’un sourire bienveillant.
— Dormez bien sadiqat. À ce soir.
Puis, les paupières à peine closes, l’Échosiane sombra dans un sommeil réparateur.
Lorsqu’Anna se réveilla, Sélène dormait toujours, quoique dans une position bien plus saugrenue que plusieurs heures auparavant. Comme la nuit commençait à recouvrir de son linceul la Perle du Sud, elle se permit d’aller doucement secouer la belle assoupie.
— Sélène. Sélène, il va falloir y aller. Attrape ta sacoche et fourres-y tout ce que tu peux.
— Mgnh… encore un peu.
— Je suis désolée, mon amie, mais il fait déjà sombre, nous avons dormi tout le jour. Songe à cette ville que nous nous apprêtons à découvrir.
Cette phrase eut l’effet escompté. Peut-être même davantage. Car si Sélène se leva, subitement en pleine forme, un frisson parcourut l’échine de l’Échosiane. Un frisson d’excitation, mais aussi de peur. Dans son ventre, son pouvoir s’éveilla quelque peu, comme un ver qui se tortillerait sur lui-même.
À la faveur de la nouvelle nuit, les sacs bien remplis de fruits séchés et autres denrées difficilement périssables, le duo regagna le pied de l’incroyable escalier.
— J’en avais presque occulté la énième ascension de ce truc, gémit Sélène. Toujours pas partante pour me porter ?
— Toujours pas. Allons, dans quelques heures nous serons en haut. La descente n’en sera que plus appréciable.
— Elle a intérêt à être vraiment chouette cette ville…
Sans plus tarder, elles se mirent à gravir les innombrables marches qui les menèrent sur le toit de la bibliothèque. Là-haut, sur l’estrade battue par les vents du désert salaïde, l’Étranger les attendait déjà. Il portait le même sac en bandoulière que lors de leur départ de Val-de-Seuil. Une vague de mélancolie s’apprêta à submerger une nouvelle fois l’Échosiane, mais elle se ferma aussitôt à la moindre émotion. Ça n’était pas le moment.
— Bien, je vois que tu as pu trouver de quoi remplir ton sac toi aussi, fit-elle au jeune homme.
— Les cuisines du palais ont en grande partie été épargnées par ton cataclysme salvateur. Et le labyrinthe de couloirs que forme l’alcazar est propice à la discrétion. J’espère simplement que l’eau circulera encore dans les griffons de la bibliothèque.
Anna s’était bien évidemment posé la question de l’accès à l’eau à plusieurs reprises. Quel drame que, dans une inondation, ce fut trouver de l’eau potable qui s’avérait être la tâche la plus ardue. Mais elle avait bon espoir que le réseau de Söl-nochi serait intact. Si le bâtiment était un ouvrage Agide, il ne devait pas s’approvisionner dans le fleuve. Elle paria sur une source souterraine.
L’échelle et quelques étages descendus plus tard lui donnèrent raison. Les fontaines faisaient toujours couler une eau transparente dans leurs outres qu’ils entreprirent de remplir à ras bord.
Puis ce fut la marche vers les ténèbres. Une marche infinie, régulière, monotone… Ils s’autorisèrent une nouvelle pause dans leur camp avant de rejoindre définitivement la porte du bas.
Par la fenêtre géante, autrefois meurtrière minuscule, l’ont pouvait apercevoir les premières lueurs de l’aube.
Sélène, fourbue par le port de sa lourde arbalète et de son carquois généreusement offert par Smaël, se défit de son fardeau. Curieux, l’Étranger se leva de son assise et s’approcha des projectiles.
— D’où tires-tu ces beautés ? questionna-t-il en passant un doigt sur le fil de l’une des pointes.
— Bah quand on est entrées en ville ils m’ont confisqué l’arbalète. Mais Smaël me l’a rendue quelques jours plus tard avec ce carquois plein à craquer en prime, répondit l’intéressée.
— Soit le seigneur de ces lieux ne connaît pas la valeur de ces objets, soit il vous porte en très haute estime. Ce sont des carreaux d’Azaiya. Créés par cet Échosiane forgeron dont j’ai conté l’histoire à Anna, et ils sont imprégnés de sa magie. Il n’en existe que fort peu en Karfeld.
— Et qu’ont-ils de si spécial ? demanda la jeune fille, ingénue.
— Regarde plutôt.
L’Étranger sortit l’un des traits de son étui et saisit une torche enflammée. Il positionna cette dernière de manière à projeter l’ombre de l’objet sur un mur. Seulement aucune ombre n’apparaissait autre que la main du jeune homme.
— Ces carreaux chassent les ténèbres. Ils ne brillent d’aucune lumière, pourtant ils détruisent l’obscurité. Ce sont des anomalies, tout comme son créateur. De telles choses ne devraient supposément pas exister et pourtant…
— ... et pourtant je suis là, le coupa Anna. Une Échosiane en chair et en os. Bon, l’anomalie a décrété que nous nous étions assez reposés. Il est temps de repartir.
— Je ne voulais pas te vexer Anna, je…
— Je sais. Ne t’en fais pas, tu ne pourras pas aggraver ton cas, maugréa-t-elle sans lui accorder un regard.
Le reste du voyage se fit dans un silence reposant. Ou tendu, cela dépendait certainement du point de vue. Mais Anna apprécia un instant ne plus rien entendre d’autre que les sempiternels cris des victimes de ses pouvoirs. Elle avait fini par s’y faire. Enfin tant qu’elle gardait les yeux ouverts, car ses nuits restaient peuplées de visages déformés par la douleur ou la mort.
Finalement ils purent la contempler de nouveau, cette porte aux dimensions démesurées. Ou du moins le gouffre béant laissé par son ouverture.
Sélène ne put s’empêcher de retenir un nouveau sifflement.
— Je crois que je ne m’y ferai jamais.
Autour d’eux, les troglodytes étaient là eux aussi. Ils dansaient et piaillaient de joie de retrouver le petit groupe.
« Pour une première promesse, il fallait bien que je la tienne », songea Anna avec un demi-sourire.
— Bon, fit-elle à haute voix. Vous êtes prêts ?
— Autant qu’on puisse l’être, répondit l’Étranger.
— Aussi prête que vous, cheffe, railla Sélène.
— Alors allons-y.
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