XXXVIII [corrigé]
Les jours se succédèrent. Ils apprécièrent les étapes dans les auberges familières qui longeaient la route mal famée du Sangaréen. Les repas et bains chauds leur redonnèrent un courage nécessaire à la poursuite de leur quête. L’épaisse bourse de l’Étranger permit de profiter de chaque halte confortablement.
Puis arriva le dernier gîte, celui qui signifiait la sortie de cette région pour les Landes du levant, lesquelles s’étendaient jusqu’au lac Lilial. Dans la salle commune pratiquement vide, le duo savourait son dernier plat cuisiné avant un moment.
— Je propose de faire un détour par Ruineval, dit l’Étranger en mâchant sa part de volaille. Cela nous prendra un jour de marche supplémentaire, mais c’est une ville de taille modeste : nous pourrons y acheter des montures. Et puis nous éviterions les Landes et son climat…
— Pourquoi pas ? Le chemin que j’ai suivi à l’aller ne sera de toute façon pas praticable dans l’autre sens.
— Que veux-tu dire ?
— Je me suis retrouvée transportée de Cyclone aux berges du lac, sans savoir comment j’y étais arrivée.
— Je… vois. J’imagine, hésita le jeune homme en plissant les yeux. Ruineval est une ville tout à l’ouest des Landes. J’ai entendu dire que le bailli y est un homme fort et opiniâtre qui n’aime pas beaucoup que l’Église fourre son nez dans ses affaires. Ce qui est un bon point pour nous. C’est à trois jours de marche d’ici.
— Ne risquons-nous pas le même scénario qu’à Sigurd ? Si le bailli a été écarté…
— C’est une ville forge. Le centre métallurgique de toute la région au sud de Cyclone. Les habitants y sont forts et têtus, tout ce que l’Église déteste. Même si le bailli n’y officie plus, les Ruinevaliens ne seront pas acquis à la cause du clergé, j’en mettrais ma main à couper.
— Très bien, je te crois. Allons pour Ruineval alors. C’est dommage, si nous étions passés par les Landes, nous aurions pu rendre visite à un ami.
Elle eut un sourire tendre en repensant à Tarld et la description qu’il avait faite de l’Étranger lors de son séjour dans son auberge. Ce dernier remarqua son air moqueur :
— Qu’est-ce qui te fait ainsi sourire ?
— Je repensais à cet ami, justement. Un nain, chez qui tu as toi aussi fait halte, avoua-t-elle en remuant le contenu de son godet en bois.
— Tarld ? C’est lui ton ami ? Drôle de personnage. Certainement pas un bon aubergiste.
— Il ne t’apprécie pas beaucoup non plus.
Le jeune homme se fendit d’un rire discret.
— Je n’ai pas pu m’empêcher de lui parler de… de tout ça
Il fit un grand geste de la main.
— Mais ce n’est pas le genre de personne à s’intéresser à ce qu’il y a plus loin que sa clôture. Difficile de l’en blâmer. En vérité, je crois que je l’envie. En d’autres circonstances, j’aurais apprécié sa compagnie. Je l’aurais peut-être même envié. Qui sait ?
Anna jeta un œil vers l’une des rares fenêtres qui ornaient les murs de la grande salle. La nuit était déjà tombée. Elle se leva de sa chaise, vida le fond de sa chope et s’adressa à son partenaire :
— Je crois que je vais aller dormir. Bonne nuit, l’Étranger.
— Bonne nuit Anna.
Puis elle gagna la chambre qu’ils partageaient. Sa compagnie ne lui déplaisait pas autant qu’elle l’aurait voulu. La colère que l’Échosiane portait à l’encontre du jeune homme s’était en grande partie évaporée, sans qu’elle sache vraiment pourquoi. Cependant, ils n’étaient plus vraiment les amis de naguère pour autant. Un lien s’était brisé, et ils partageaient une cause commune. Guère plus.
Anna s’assit sur le rebord de sa couche et porta machinalement sa main à son front pour y sentir la pointe dure du cristal sous ses doigts. Une manie qu’elle avait gardée depuis l’apparition des quartz. Mais son index ne trouva qu’un tout petit affleurement solide.
Prise d’une panique aussi soudaine qu’irrationnelle, elle se rua près du baquet d’eau que l’aubergiste leur avait mis à disposition et y regarda son reflet.
En effet, cela aurait pu passer pour un bouton ou un grain de beauté : les cristaux avaient pratiquement disparu. Son cœur se mit à battre hors de son corps, elle eut envie de vomir. Était-elle redevenue une simple humaine ? Un corps faible sans pouvoir ?
Elle fixa les volets clos de l’unique fenêtre de la pièce et susurra un air nostalgique dont le refrain libéra un soupçon de l’énergie qui s’était réveillée.
Il y eut une bourrasque aussi soudaine que peu naturelle et les deux battants du volet s’ouvrirent en claquant, brisant net la charnière de l’un d’eux. Instinctivement, l’Échosiane referma toutes les vannes du barrage et le serpent dans ses entrailles se lova en une boule docile.
La malédiction opérait : elle perdait en contrôle, mais son pouvoir restait bien présent.
Rassérénée par l’expérience, elle referma au mieux les volets et se glissa dans sa couche au confort discutable puis s’endormit rapidement.
***
À l’aube du quatrième jour après avoir quitté la route du Sangaréen, ils débouchèrent sur une clairière à la croisée des chemins. Quelques panneaux de bois rongés par le temps et les éléments indiquaient les directions vers les villes les plus proches.
Le paysage se transforma pour laisser place à un plateau vallonné, percé d’autant de lacs et d’étangs que de buttes coiffées de bocages sombres. Un tapis d’herbes vert tendre caressait les semelles de leurs chausses de la plus agréable des manières.
— Avant, une grande forêt s’étendait ici, dans la continuité de celle du Sangaréen, expliqua l’Étranger. Mais les forges de Ruineval demandent beaucoup de bois et au fil des siècles, les arbres ont cessé de pousser. Maintenant le combustible vient des quatre coins de Karfeld, mais les scieries du nord de la ville restent leur principale source d’approvisionnement.
— Que se passera-t-il quand il n’y aura plus de forêt pour alimenter les forges ? demanda Anna sur un ton acerbe. Que se passera-t-il quand nous aurons tout brûlé ?
— Nous aurons disparu bien avant.
Ils prirent la direction du nord. L’aventurier estimait qu’ils atteindraient la ville avant le coucher du soleil.
Mais plus ils avançaient, plus un sentiment étrange s’immisçait dans leur cœur. Dans les sylves, les oiseaux ne chantaient pas et seules les corneilles accompagnaient leur route. Ils ne croisaient aucune carriole, aucun cavalier, ni aucun voyageur. Ils étaient seuls sur cette route.
Puis au détour d’un bosquet, tandis que le soleil avait déjà disparu à l’ouest, le duo vit au loin des colonnes de fumée noire percer les cieux jusqu’aux nuages les plus hauts.
— Il y a toujours eu un peu de fumée au-dessus de Ruineval. Mais jamais à ce point, s’inquiéta l’Étranger. Quelque chose ne va pas. Ça n’est pas normal.
Sans prévenir, il accéléra le pas, à la limite de la course, suivit par une Anna dont les jambes peinaient à la porter.
Au fur et à mesure que les faubourgs de la ville se dessinaient dans le crépuscule, il apparaissait clairement que la plupart des fermes et des moulins avaient disparu, avalés par des flammes voraces.
— Bon sang, que s’est-il passé ici ?
L’Étranger accéléra encore.
Ils dépassèrent les vestiges d’une vingtaine de maisons carbonisées, jusqu’à atteindre les portes de la ville construite au sommet d’une colline.
Mais en fait d’une ville, ils contemplèrent une gigantesque ruine où brûlaient encore de ci de là des brasiers ardents lesquels consumaient les restes d’une forge ou d’une boutique.
Autour d’eux tout n’était que désolation et sol noirci. Les rares rescapés pleuraient à genoux dans la suie, implorant aux flammes de cesser leur œuvre destructrice.
Au détour de ce qui avait dû être une ruelle, l’Étrange trébucha sur un corps. Un corps face contre terre, en armure dorée, arborant sur le dos de son plastron une étoile à onze branches.
— Ce sont eux… ce sont eux qui ont fait ça, siffla le jeune homme entre ses dents. Mais pourquoi ?
Anna ne savait quoi dire. Les fumées lui piquaient les yeux et elle se mit à tousser sans pouvoir s’arrêter. Instinctivement, elle prit la direction de la sortie nord de la ville, suivie par son compagnon au regard hagard.
C’est là, hors des murailles, qu’ils découvrirent l’ampleur humaine du massacre.
Au fond d’une gigantesque fosse creusée dans la terre, des centaines de cadavres gisaient là, offerts aux corbeaux et aux charognards. L’odeur pestilentielle qui s’en dégageait manqua de faire vomir l’Échosiane.
Son regard passait tour à tour sur chaque visage figé dans une expression de terreur, les yeux exorbités et la bouche grande ouverte. Les chairs noircies se mélangeaient sans distinction aux étoffes carbonisées.
Devant eux, un paysan déchargeait le contenu morbide de sa charrette dans le charnier dans un bruit aussi glauque que révulsant.
Par delà ce spectacle ignoble se dressaient plusieurs dizaines de tentes de fortune au milieu desquelles s’agitaient les rescapés.
Lorsqu’ils s’en approchèrent, une pluie fine, mais glacée les accompagnait.
Ils pénétrèrent dans le campement d’un pas lent, encore sous le choc. De toute part s’élevaient des hurlements inhumains, dont certains se terminaient dans un gargouillis plus terrible encore.
La plupart des tentes n’offraient qu’un abri de principe à la pluie qui s’intensifiait. Mais dans la plus vaste d’entre elles, malgré le rideau de gouttes qui dégoulinait depuis son front, Anna reconnut une silhouette familière. Une toute petite silhouette trapue accompagnée par deux autres bien plus grandes et faméliques.
— Se pourrait-ce que… commença l’Étranger.
— Tarld ! s’écria Anna.
Surpris, le nain se retourna, imité par ses deux enfants, les mains rougies par le sang. Un minuscule sourire vint plisser les commissures de ses lèvres.
— Ben v’la autre chose, fit-il de sa grosse voix. La p’tite Anna et l’autre rigolo. Qu’est-ce que vous foutez là ?
La jeune femme hésita à le prendre dans ses bras, puis le contexte lui sauta de nouveau au visage lorsqu’elle vit le corps d’une femme, probablement enceinte, allongée sur une planche de bois devant le trio.
— Bon sang, Tarld, que s’est-il passé ici ? osa-t-elle demander à mi-voix.
Le nain sauta au bas de son marchepied et ouvrit les bras en grand.
— Bienvenue à Ruineval la bien nommée, ma p’tite Anna. Ivan, Danska, dites bonjour.
— Bonjouuuur, firent les deux adolescents à l’unisson.
— Je vois que t’as trouvé d’la compagnie. Nom d’une pie sans plume, fallait que vous pointiez votre frimousse dans ce coin dévasté.
— L’Église ? devina l’Étranger.
— Et comment ! répondit Tarld en s’essuyant les mains sur un chiffon maculé. Moi j’étais pas là. Les gamins non plus. On est arrivé ya deux jours, par hasard. Je voulais changer le portail de mon jardin, celui qui grince comme pas possible. Mais quand je suis arrivé, toute la ville cramait. Des flammes jusqu’aux étoiles, je n’mens pas !
— Heu, papaaaaa, l’interrompit Danska. On en fait quoi de la dame là ?
— Avec les autres. Y avait plus rien à faire de toute façon, déplora le nain. Où j’en étais ? Ha oui, la ville en feu. Le bailli, un sacré bonhomme, m’a expliqué qu’il avait tenté de foutre dehors l’Église ya quelques semaines de ça, alors que celle-ci envoyait un contingent régler son compte à Ain Salah. Il disait qu’Elle devenait trop envahissante et que la ville n’avait pas besoin d’une garnison de Templiers. Bah le Pape il a pas trop aimé parce que quelques jours après, d’autres Templiers ont rappliqué et ont foutu le feu aux forges en pleine nuit. Et à tout l’reste d’ailleurs. Puis ils se sont barrés en laissant les pauvres gars se démerder avec tout ce bordel. Plus tard le Pape a fait savoir que toute ville qui contesterait les volontés de l’Église connaîtrait le même sort.
— Les salauds.
L’Étranger parvenait avec grand mal à contenir sa rage. Sa main droite était serrée autour du pommeau de sa vieille épée.
— De bons gros fils de putes ouais, renchérit Tarld.
— Papaaaa, tu dois mettre un sou dans la jarre à gros mo…
— Me fais pas chier, Ivan, c’est pas l’moment !
Il essuya une quinte de toux qu’il fit passer en crachant au sol :
— Depuis je reste ici à soigner les plus mal en point. Enfin souvent je me contente de passer de l’eau sur leurs brûlures et leur faire boire de la gnôle. Ou l’inverse. C’est le mieux que je puisse faire. Et vous ? Qu’est-ce que vous veniez chercher ici ?
— Nous venons du sud et devons nous rendre à Cyclone au plus vite… commença le jeune homme.
— Mauvaise route, le coupa Tarld.
— Nous devons nous rendre à Cyclone, disais-je, et nous pensions trouver ici des chevaux.
— Bah ça va être compliqué, mon vieux. L’Écurie est le premier truc à avoir cramé. Il n’en reste plus rien.
— J’imagine que ça va être compliqué, oui, admit l’Étranger.
— Mais… j’ai p’tet un truc pour vous, fit le nain en levant un sourcil. Suivez-moi.
Il sortit de la tente et déambula au milieu des autres jusqu’à une petite ruine, envahie par la végétation, qui ornait les restes d’un champ un peu à l’écart.
Tarld écarta un pan de lierre qui masquait l’entrée et invita le duo à le suivre tandis que Ivan et Danska montaient la garde.
À l’intérieur, ils tombèrent nez à nez avec deux canassons de petite taille, à mi-chemin entre le cheval et le poney.
— On manque de bouffe alors ils ont commencé à buter les chevaux. Je ne pouvais pas me résoudre à abandonner ces deux-là : je les connais depuis qu’ils sont poulains. Alors je les ai cachés ici. J’étais venu avec quatre montures, mais les deux autres ont eu moins de chance ; on les a mangées hier. Je ne pourrai pas les cacher éternellement, alors si vous les voulez, prenez-les.
» C’est pas des grands destriers, mais ils sont serviables et se fatiguent pas. Ils vous amèneront à Cyclone plus vite que vos gambettes, croyez-moi.
— Ça ne fait aucun doute, dit Anna en regardant son compagnon.
— Quand pourrons-nous les seller ? demanda ce dernier, le visage fermé.
— Quand vous voulez, répondit Tarld. De toute façon il n’y a rien pour vous ni pour eux ici. Nom d’une pie sans plume, j’aurais préféré qu’on se recroise dans d’autres circonstances, ma p’tite Anna.
— Et moi donc, Tarld… et moi donc.
— Ha une dernière chose, fit le nain l’index levé. J’ignore si cette information vous sera utile, mais le Pape fait savoir qu’il s’exprimera lui-même depuis le balcon de la Cathédrale dans quatre jours. Tout Karfeld est invité.
Sans plus de cérémonie, Anna et l’Étranger équipèrent les chevaux et firent leurs adieux à Tarld, Ivan et Danska, lesquels ne retinrent pas leurs larmes. Ils abandonnèrent le nain le plus faussement égoïste de Karfeld à sa lourde tâche et s’en allèrent. Pas une seule fois Anna ne se retourna. Car elle savait que si elle le faisait, le spectacle de tant de vies anéanties déchaînerait quelque chose d’horrible… or elle devait garder ça pour dans quatre jours.
Plus rien d’autre n’importait. Pas même le regard lourd de crainte que portait sur elle l’Étranger depuis leur départ. Ce même regard avec lequel Sélène l’avait dévisagé en Väl-rina.
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