Chapitre 4
Manoir BasRose, 3h47, 25 albazière de l’an 1889.
Rosalie se réveilla en sursaut. Sa bouche et sa gorge la brûlaient et sa main gauche lui faisait plus mal encore. Elle se dépêcha d’ouvrir les yeux, refusant de rester une minute de plus à la merci de quiconque.
Elle eut la surprise de reconnaître le plafond de sa chambre. La jeune femme se redressa, le corps lourd, et soupira d’horreur. La pièce avait été saccagée. Le contenu de son bureau jeté au sol, les tiroirs arrachés. Les portes ouvertes de son armoire vomissaient ses vêtements et les boîtes piétinées. Sa cachette avait bien sûr été découverte. Son matériel de magie industrielle avait été détruit, le bras de la loupe arraché de son socle, les pages déchirées des cahiers éparpillées, et les scalpels et manuels avaient fini dans la cheminée avant d’être recouverts de cendres.
Il ne restait rien du travail de Rosalie. Il avait été envoyé au néant, arraché comme on l’aurait fait d’une feuille morte sur un arbre. Le cauchemar de son enfance était revenu, plus fort encore. Ce n'était pas un simple cahier qu'on lui avait pris.
Jamais elle n’aurait pensé que la haine de sa famille puisse aller jusque-là. La jeune femme s’était imaginée jetée à la rue, sans rien d’autre qu’elle-même dans le pire des cas, mais ça. Prise dans sa passion, Rosalie n’avait pas réalisé à quel point les magiteriens voyaient la magie industrielle comme une aberration.
Le mépris de la différence était donc la seule dont ils soient capables ?
Elle ne pouvait pas rester ici, pas alors qu’un sanglot retenu menaçait de l’étouffer.
Rosalie quitta le lit et se rendit compte que sa main avait été bandée. Sa robe était souillée de sang, rouge et blanc. La robe de sa tante, que sa mère avait retaillée pour elle.
Rosalie la retira et la jeta au sol sans plus aucun état d’âme. Une forme sur sa table de nuit attira soudain son regard. Avec un cri soulagé, Rosalie reconnut son petit automate, caché sous la première de couverture d’un livre.
La jeune femme le récupéra avec délicatesse. Il était en miette et les formules inutilisables, mais elle pourrait le réparer. Au moins quelque chose qu'elle pourrait sauver.
Rosalie le reposa et se hâta vers sa salle de bain. Elle enjamba les débris, conséquences des bocaux et bouteilles de lotions renversés, et se nettoya rapidement à l’eau claire.
Les quelques affaires de toilettes récupérées furent jetées dans une valise balancée sur le lit. La jeune femme y ajouta des vêtements, parmi ceux qu’elle préférait, et des bijoux. Elle éplucha son matériel de magie industrielle et sélectionna tout ce qui était réparable ou encore lisible. Elle n’oublia pas son automate, mis en sécurité dans un coffret.
De sa vie ici, elle n’emporta rien. Les souvenirs et les cicatrices étaient déjà suffisants.
Rosalie eut du mal à refermer les attaches de sa valise, et fut contrainte de la réorganiser. Elle devait faire vite, avant de craquer, ou que quelqu’un n’ait l’idée de venir ici et peut-être de lui faire encore subir des…
La porte de la chambre s’ouvrit. Rosalie cria et s’empara du socle de sa lampe, la brandissant comme une arme.
– Rose ! Non, arrête !
La personne face à elle leva les bras en signe de reddition, mais Rosalie avait fermé les yeux et continuait à serrer son arme, l’agitant pour montrer qu’elle n’avait pas peur ! Elle invectiva l’intrus, refusait de le regarder, lui ordonna de partir, de la laisser, avant qu’elle ne soit obligée de…
– Rose ! C’est moi !
Rosalie cessa de crier. Elle vit pour de bon qui était entré dans la pièce. Sa mère se tenait à quelques pas, le teint livide.
– C’est moi, chérie. Pose ça, s’il te plaît.
La jeune femme abaissa lentement le bras. Sa main se mit à trembler. Elle lâcha le socle qui vint rouler au pied du lit. Jasmine s’approcha et la prit dans ses bras. Rosalie laissa échapper sa rage. Ses larmes vinrent tremper l’épaule de sa mère qui lui caressa les cheveux. Elle se haïssait à pleurer ainsi comme une enfant.
Résignée, Rosalie laissa finalement son chagrin s’exprimer. Cela lui faisait du bien. La main de sa mère sur son omoplate lui faisait du bien.
La jeune femme s’écarta.
– C’est terminé, souffla Jasmine.
Rosalie hocha la tête. Oui, il était certain que sa vie ici prenait fin.
– Pourquoi a-t-elle fait ça ?
Pourquoi cette haine affichée au grand jour, au risque d'exposer les préférences de Rosalie ?
– Des rumeurs sur toi circulaient parmi les familles. Te laisser simplement partir revenait à te pardonner. Astrance voulait se venger une dernière fois.
Évidemment. La jeune femme voyait enfin jusqu'où la vieille pouvait aller pour garder l'image des BasRose intacte. Elle aurait dû le voir venir. Quelle imbécile !
Le choc passé, elle réalisa qu’elle ne portait toujours que ses sous-vêtements. Elle prit une robe dans sa valise et l’enfila, avant d’achever ses préparatifs.
À ses côtés, Jasmine n’osait pas s’approcher, mais prit finalement la parole.
– J’ai parlé à ta… à Astrance. Et si tu veux, tu peux rester cette nuit au manoir, mais demain, tu…
Rosalie se figea. Astrance, Astrance, toujours elle pour décider ! La jeune femme jeta un regard noir à sa mère, effarée par ses paroles.
– Je refuse de rester ici plus longtemps ! Leur hospitalité, ils peuvent se la…
– Rose !
– Quoi, maman, qu’est-ce qu’il y a ?
Jasmine lui renvoya une mine désolée.
– Ma chérie, je…
– Tu, quoi ? Tu as parlé à la vieille ? La belle affaire ! Il était temps, au bout de douze ans ! Une nuit dans le manoir, c’est tout ce que tu m’as obtenu !
Jasmine laissa échapper un sanglot. Ses mains vinrent couvrir son visage. Rosalie fut sous le choc de ses propres mots.
Elle n’avait pas été juste avec sa mère. Ses parents auraient pu être comme Astrance. L’enfermer dans les placards, l’insulter, l’humilier. Au lieu de quoi ils l’avaient aidée. Rosalie pouvait aussi comprendre que cela n’aille pas plus loin. Le poids des traditions et du confort de leur situation. Elle voyait mal ses parents l’accompagner en ville pour s’installer dans un appartement mal chauffé et bruyant, sans domestiques pour effectuer les tâches ménagères.
D’autant qu’ils avaient tenté de s’interposer. Mais on les avait maîtrisés avec un sortilège dont Rosalie pouvait encore distinguer la trace sur le corps de sa mère. Des marques évoquant des liens lui avaient mangé la peau des poignets et du cou. Les personnes sous l’emprise de ce sort étaient si persuadées qu’elles étaient attachées que leur corps se blessait de lui-même.
– Excuse-moi, maman, je…
– Non, tu as raison. Ton père et moi sommes lâches, nous le savons depuis longtemps.
Rosalie allait protester quand sa mère ajouta quelque chose :
– Mais nous en avons fait plus que tu ne l’imagines.
Sa fille fronça les sourcils, mais Jasmine lui désigna l’armoire.
– Habille-toi chaudement, il fait froid dehors. Nous savions que tu voudrais partir et j’étais venue te réveiller. Ton père nous attend, on va te faire quitter cet endroit.
Voyant que sa fille hésitait, Jasmine récupéra elle-même un manteau et une écharpe. Elle habilla Rosalie, qui avait entretemps passé une paire de bottines. Jasmine ouvrit la marche dans le couloir et les mena vers l’arrière du manoir, avant d’emprunter les chemins reversés aux domestiques qui rasaient les murs de la bâtisse. Les deux femmes quittèrent l’ombre des pierres pour se diriger vers le bosquet, étendu à la gauche du manoir. Elles s’engagèrent sur un chemin, s’aidant des arbres pour garder l’équilibre dans le noir. Rosalie tenant déjà sa valise de sa main valide, elle s’appuyait aux troncs avec son avant-bras. Au bout d’un moment, mère et fille débouchèrent dans une petite clairière. Pyrius les attendait au bord d’une mare. Il prit aussitôt sa fille dans ses bras et lui embrassa la tempe. Un geste qu’il faisait pour s’excuser. Rosalie aurait pu lui faire des reproches, ais elle s'en voulait encore de ceux attribués à sa mère.
Il s’écarta et déposa un sac à dos au pied de sa fille.
– De quoi t’aider dans ta nouvelle vie, fit Jasmine. De quoi manger, des onguents pour ta main et d’autres médicaments, une carte de la ville… Et ceci…
Elle lui tendit une enveloppe.
– …est le plus important.
Rosalie récupéra le pli et l’ouvrit, en même temps que sa mère lui expliquait son contenu.
– Tu as un billet de train non daté, pour trois trajets de ton choix, n’importe où en ville. Ainsi qu’un numéro de compte en banque que j’ai fait ouvrir à ton nom. Personne ne sait qu’il existe.
Rosalie trouva le papier avec le fameux numéro. En bas, la somme était indiquée.
– Ce n’est pas grand-chose, de quoi payer un loyer raisonnable pour deux ou trois mois, plus si tu loues juste une chambre.
Rosalie en resta abasourdie. Au nez et à la barbe d’Astrance !
– Mais comment…
– Grâce à mes ventes. Je vendais toujours nos fleurs un peu plus cher, et je gardais la différence.
La jeune femme n’aurait pas imaginé sa mère défiant à ce point la matriarche.
Le rôle de Jasmine au sein de la famille était celui de commerciale. Elle vendait leurs fleurs aux meilleurs fleuristes de la ville et même du pays. Les plus fidèles étaient parfois invités à visiter le domaine. Dont celui venu plusieurs fois avec Conrad, son apprenti.
Rosalie chassa ses souvenirs. Ils n’étaient pas faits pour être inestimables.
– Tu as un troisième papier dans l’enveloppe.
La jeune femme l’avait déjà en main. C’était une adresse et une date, dans quatre mois.
– Je discute beaucoup avec mes clients. L’un d’eux m’a appris, il y a quelque temps, avoir décroché un contrat pour décorer une salle en vue d’un important événement. Les mages industriels de la ville vont se réunir pour fêter l’anniversaire de la loi rendant leur activité légale. Mon client te fera entrer. Si toutefois tu n’as pu obtenir un travail avant, ces mages pourront peut-être te donner une chance de cette manière.
Rosalie faillit laisser échapper des larmes de joie. En plus d’apercevoir ceux qu’elle admirait, elle allait peut-être échanger avec eux. Une chance inestimable de montrer de quoi elle était capable.
Paradoxalement, le milieu de la magie industrielle était assez fermé. Les offres d’emplois étaient envoyées directement aux universités qui enseignaient la discipline, si bien que sans diplôme, trouver une place pouvait être long.
– Il y a une calèche à la sortie du domaine. Un domestique t’attend pour t’emmener à la gare.
La fin de la phrase avait été brouillée par un sanglot. Jasmine pleura en enlaçant sa fille, imitée par son mari. Rosalie eut soudainement un sursaut de peur.
– Et si… Est-ce qu’Astrance peut encore m’atteindre ?
Elle préférait savoir que de vivre avec cette incertitude.
Jasmine laissa échapper un rire sardonique.
– Une chose que ta grand-mère a tendance à oublier est qu’elle n’est pas la reine. Hors de ces murs, elle ne peut plus rien te faire. Elle pourrait certes salir ton nom, mais si les citoyens de ce pays nous trouvent pratiques pour notre commerce, ils nous jugent également pénibles pour notre attitude arriérée.
Rosalie soupira de soulagement. Sa mère avait raison. Sa grand-mère n’avait plus aucun droit sur elle.
– Merci. Merci pour tout.
Elle réalisait qu’elle ne les reverrait peut-être jamais. Pour leur sécurité à tous, il valait mieux éviter les contacts. Astrance avait le bras long et aucun état d’âme. Une chose prouvée la veille.
– Donne-nous de tes nouvelles dans les journaux, demanda quand même Jasmine. Avec les petites annonces. Nous te reconnaîtrons.
Rosalie reconnut que l’idée était bonne. Elle se sépara à contrecœur de ses parents et chargea le sac à dos enflé d’affaires sur son épaule, avant de reprendre sa valise. Ses parents l’accompagnèrent jusqu’au portail des domestiques. Rosalie déposa ses affaires dans la calèche et se tourna vers Jasmine et Pyrius. Elle aurait voulu les embrasser davantage, trouver les mots justes pour les remercier. Connaître une dernière fois la chaleur de leurs bras avant que le souvenir ne s’estompe.
Mais elle n’en avait pas la force et ils parurent le comprendre.
La jeune femme monta dans le véhicule avant de refermer la porte. Le conducteur prononça un ordre, et les chevaux s’élancèrent. Par la fenêtre, Rosalie vit le manoir s’éloigner. Les pierres sombres finirent par se confondre avec la nuit, les arbres devinrent des taches brouillées.
Rosalie soupira de soulagement. Elle avait tant de fois imaginé ce moment. Cet instant durant lequel ses angoisses et son mal-être s’envolaient. Elle aurait préféré partir par la grande porte, mais qu’importe.
Sa vie commençait enfin.
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