Chapitre 6 - 2
– Nous pourrons peut-être un jour contrôler la météo, ajouta Romy. À côté de ça, réguler une atmosphère réduite ne sera pas si difficile.
Antonius secoua la tête.
– Mais la puissance qu’il faudra ! Des équations pour contrôler cet air, fabriqué par des machines elles-mêmes maintenues par d’autres formules. Si l’une d’entre elles vrille, c’est toute la chaîne qui s’effondre ! Les moyens humains et magiques seront énormes à mettre en place.
Les arguments fusèrent de toutes parts, jusqu’à l’intervention d’Ariadne Kellof.
– Ce qu’il faudrait, ce sont des équations qui s’autoréparent, capables de se corriger d’elles-mêmes en cas de vrille.
Rosalie se pencha légèrement en avant. C’était rare, mais la moindre erreur dans une formule pouvait entraîner son dérèglement, pouvant aller jusqu’à la rendre dangereuse. La moindre équation créée par un mage devait être approuvée par un comité spécial qui avait également pour tâche de contrôler celles en circulation. Ce comité pouvait entrer à l’improviste dans une entreprise ou usine de magie industrielle pour s’assurer que les formules respectaient bien les règles de stabilité.
La remarque d’Ariadne provoqua un tollé.
– En admettant que les formules correctrices ne subissent elles-mêmes aucun déboire… C’est le serpent qui se mord la queue et vous le savez.
– Il faut miser sur l’équilibre, intervint le second mage inconnu. Mettez ensemble deux formules dépendantes l’une de l’autre. Si l’une vrille, l’autre perdra sa magie, et la première ne sera plus un problème.
– Cela exigerait trop d’équations en même temps et au même endroit. Vous savez bien que plus il y en a, plus la magie est instable.
Il y eut des murmures d’assentiments au sein de l’assemblée.
Le débat déborda vers l’installation d’un dôme d’air respirable sur la Lune. Antonius pensait qu’il serait possible de se passer d’une installation entièrement fermée, pour privilégier une simple armature de métal.
– Et comment comptez-vous faire ? rétorqua Romy. La formule de cloisonnement entre en contradiction avec celle qui permettrait à l’air d’être brassé, ce qui l’annulerait !
– Sauf si on empêche les deux magies de se mélanger au moyen de deux armatures superposées.
La première armature enfermant l’air serait indépendante de l’autre, bâtie par-dessus.
La jeune femme se rendit soudain compte que le silence s’était abattu. Elle sortit de ses pensées pour s’apercevoir que les mages et les spectateurs avaient tous les yeux rivés sur elle.
Elle avait pensé à voix haute. Et ils l’avaient entendue. Les joues de Rosalie s’empourprèrent. Elle déglutit avant de se ressaisir. Elle venait de capter l’attention de cinq mages industriels !
Antonius Velor leva un sourcil intrigué.
– Et comment feriez-vous ?
Rosalie répéta ce à quoi elle avait pensé, ajoutant que les deux magies ne pourraient se mélanger puisqu’il n’y aurait pas contact – ces deux équations n’étaient pas faites pour engendrer une magie volatile.
– Intéressant… admit Romy Eggerd-Strauss.
– Et juste ! enchérit Ariadne. De quelle société venez-vous ?
Rosalie déglutit.
– Aucune.
Il y eut un léger silence.
– Comment ça ?
Le regard de la mage était perçant, mais Rosalie refusait de se laisser impressionner.
– Je ne suis employée nulle part. Mais je cherche à l’être.
Le rire d’Antonius rompit un peu la soudaine gêne ambiante.
– Eh bien voilà qui est culotté ! Doit-on comprendre que vous êtes venue ici pour montrer vos talents ? C’est osé. Je ne vous demanderais pas qui vous a introduit.
– J’aime ce genre de personne, fit Romy.
Cela donna espoir à Rosalie, mais la mage n’alla malheureusement pas plus loin. Elle vida sa coupe de champagne avant de la poser sur un plateau.
– Veuillez m’excuser. Mademoiselle, j’ai été ravie de vous rencontrer.
Elle s’éloigna du groupe, signifiant qu’elle n’était pas intéressée. L’un des mages inconnus avoua qu’il aurait pu l’aider, mais que ses équipes étaient déjà au complet. L’autre homme se contenta de partir sans la regarder.
Ariadne n’avait pas lâché Rosalie du regard. D’un mouvement de tête, elle ramena ses cheveux dorés en arrière. Elle s’approcha de Rosalie jusqu’à la frôler, avant de se pencher vers son oreille.
– Des jeunes qui croient se démarquer par leur talent, il y en a d’autres, vous savez.
Elle conclut d’une tape sur l’épaule de la jeune femme, sa robe devenue doré et bleu comme celle de Rosalie. Cette dernière ne savait quoi penser de cette remarque. Cette femme lui signifiait d’abandonner ? Rosalie ne se laisserait pas décourager. Elle aurait juré avoir décelé de la jalousie dans le regard de la créatrice de mode.
Rosalie eut quelques sourires navrés au sein de l’assistance, ainsi que des mots d’encouragement. Un homme lui avoua même qu’il l’avait trouvée courageuse.
Antonius prit le temps d’échanger rapidement avec elle sur divers sujets. Rosalie l’avait sans doute impressionné.
– J’aurais pu vous donner une chance. Mais je n’ai hélas besoin de personne. Je peux cependant vous donner ceci.
Il lui tendit une carte de visite.
– C’est un ami à moi. Il dirige une petite société de conseil en magie. C’est à l’autre bout du pays, mais je sais qu’il recherche des profils qualifiés.
Rosalie le remercia, d’une voix plus faible qu’elle ne l’aurait voulu. Sa tentative n’avait rien d’un échec, mais elle aurait souhaité plus. Elle méritait plus. C'était peut-être vaniteux, mais chaque personne avait droit à ses chances, et Rosalie se battait davantage que certain pour ça.
Elle reprit son manège, marchant au hasard dans la salle. Les mages s’étaient visiblement passé le mot sur son compte. La plupart la saluèrent et entamèrent la conversation. Si tous n’avaient rien à lui proposer, son intervention les avait intrigués.
Soudain lasse, la jeune femme se dirigea vers les baies vitrées qui menaient sur une vaste terrasse. Elle descendit les marches menant aux jardins, malgré la fraîcheur qui la faisait frissonner. Elle s’assit sur le muret qui jouxtait les escaliers en laissant échapper un soupir.
Rosalie ressortit la carte donnée par Antonius. La société se trouvait à La Maténa, une petite ville à presque six cents kilomètres de la capitale. Rosalie se rendit compte que partir pourrait s’avérer plus dur qu’elle ne l’imaginait. Ses parents se trouvaient ici. Certes, une famille ne faisait pas votre avenir, mais elle voulait les garder près d’elle. En revanche, une société de conseil n’était pas ce qu’elle visait. Elle voulait créer et imaginer, comme elle le faisait avec Léni.
Elle ne savait pas vraiment si elle supporterait l’échec. Elle refusait de subir sa vie, comme elle l’avait fait jusqu’à présent. Elle voulait vivre, bon sang !
Le raclement d’une semelle la fit sursauter.
– Navré. Je ne souhaitais pas vous faire peur.
Un homme se tenait debout au pied de l’escalier. Dans la pénombre, Rosalie distinguait mal son visage, d’autant qu’il portait un haut-de-forme. Son manteau semblait bien épais pour la saison.
– Ce n’est rien.
Du menton, il désigna le muret.
– Puis-je m’asseoir ?
– Bien sûr.
Il s’avança d’un pas tranquille, s’appuyant sur sa canne sertie d’une tête de loup en argent. Il boitait légèrement, mais gardait un maintien digne.
– J’étais juste à côté lors de votre échange avec Romy et Antonius. C’était un point de vue très intéressant. Je ne pense pas me tromper en affirmant que vous ne venez pas d’une université et que vous avez appris seule.
Rosalie releva la tête vers lui.
– Je… Oui, c’est vrai.
– Vous devez être passionnée, pour avoir déjà ce niveau à votre âge.
Ce niveau ? Rosalie doutait de pouvoir rivaliser avec des étudiants diplômés des meilleures écoles. D’un autre côté elle n’avait aucune idée de ce à quoi pouvait ressembler leur cursus.
– Vous êtes libre, le vingt-sept occibre ?
– Excusez-moi ?
– Connaissez-vous Amerius Karfekov ?
Ce nom n’était pas inconnu à Rosalie. Après quelques instants, la mémoire lui revint. Amerius Karfekov se trouvait à la tête d’une entreprise fabriquant des jouets destinés à une clientèle aisée. Le mage lui-même était davantage connu que ses affaires. Son succès lui rapportait beaucoup, mais il se montrait discret, vivant largement en dessous de ses moyens d’après les rumeurs.
L’homme assis à ses côtés le connaissait ?
– Il cherche un nouvel assistant de formulation. Quelqu’un qui l’aiderait à concevoir et améliorer des équations pour ses jouets.
Rosalie sentit son cœur s’emballer. Un poste pareil, c’était tout ce qu’elle avait toujours imaginé !
Et cet homme pouvait la renseigner ? Il devait être un assistant, ou un recruteur.
Comme il était plus proche, Rosalie distinguait mieux son visage. Il ne semblait pas avoir dépassé la trentaine. Ses cheveux sombres et lisses étaient bien coiffés sous son chapeau, mais très simplement.
– Je sais qu’il recherche des profils atypiques, peu importe leur origine. Quelqu’un avec un regard nouveau, qui n’a peur d’aller là où les autres ne vont pas. Il organise un entretien où chacun peut se rendre. Il faut amener avec soi une création, un jouet animé par équation magique.
– Où ?!
Rosalie l’avait à peine laissé finir. L’homme ne s’offusqua pas de son impolitesse.
– Au siège de sa société, La Bulle Mécanique. Présentez-vous simplement à l’accueil en expliquant que vous venez pour l’entretien.
– Le vingt-sept occibre, c’est ça ?
Elle voulait être certaine de ne pas se tromper.
– À partir de treize heures.
Rosalie se leva vivement.
– Merci. Merci de me l’avoir dit !
Elle quitta les jardins pour se diriger vers la sortie. Elle n’obtiendrait rien de mieux ce soir, et l’homme avait parlé d’une création originale. Elle devait s’y mettre au plus vite !
Rosalie vérifia l’heure auprès d’un domestique. Vingt-trois heures sept. Avec un peu de chance, le fleuriste l’avait attendue. A défaut ce serait tant pis, elle avait de quoi se payer un fiacre jusqu’à chez elle.
Même sans, rentrer dans le froid, et chaussée d’escarpins ne lui faisait pas peur ! Elle tenait sa chance, et comptait bien la provoquer davantage. Son imagination cherchait déjà des idées, éveillée par des années sans pouvoir s’exprimer.
Elle aurait ce poste. Que sa grand-mère le veuille ou non, il y aurait une BasRose chez les mages industriels !
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