Chapitre 12
Siège de La Bulle Mécanique, 16h23, 15 nafonard de l'an 1900.
Le jour de travail suivant les enchères, Rosalie s'était faite discrète. D'ordinaire, elle arrivait après Amerius et voyait avec lui quels éventuels problèmes étaient survenus dans la matinée. Cette fois, elle avait fait en sorte d'arriver plus tôt, alors qu'il effectuait sa tournée à l'usine. S'il voulait discuter ce serait à lui de venir.
La jeune femme n'avait aucun problème contre les départs soudains. Ce qui la gênait, c'était le manque d'explications et les promesses non tenues.
Rosalie n'était pas restée fâchée longtemps – c'eut été ridicule et immature – mais voulait faire savoir sa contrariété. Quoique songer à cette rencontrer manquée avec les frères lui laisserait peut-être un éternel goût amer.
Elle avait pratiquement oublié la chose lorsque le pommeau de la canne d'Amerius toqua contre sa porte. Rosalie releva la tête avant de fixer son patron d'un air interrogateur. Il prit cela comme une invitation à entrer. Il se planta devant le bureau, un paquet plat sous le bras.
– Tenez.
Il déposa le colis sur le meuble. Rosalie posa son stylo et retira le papier. Elle découvrit un livre, dont le titre la fit se figer de stupeur.
« De la Cie-Ordalie à la Lune » - Par Anton et Sergei Zevedan, 23 nafonard 1900
– Il ne doit pas sortir en librairie avant la semaine prochaine, mais je suis arrangé pour obtenir une exclusivité.
Rosalie l'avait à peine écouté. Elle prit lentement le livre en main, craignant qu'il ne s'évapore si elle le touchait trop. Ses doigts effleurèrent le titre en relief. La jeune femme les retira aussitôt, de peur d’en abîmer la dorure.
Elle attendait cet ouvrage depuis des mois. Globalement, il reprendrait les mêmes idées que celles de la conférence, ajoutées d'anecdotes et d'explications plus poussées davantage destinées aux mages industriels.
Elle l'avait entre les mains en avant-première. Le genre de petits désirs égoïstes qu’elle n’avait jamais pu réaliser.
– J'espère que vous me pardonnerez de vous avoir abandonné aux enchères.
Rosalie hocha vivement la tête.
Si son patron pouvait accomplir ce tour de force, elle voulait bien lui pardonner tout ce qu'il souhaitait.
– Au départ je pensais vous prendre une fleur en pot, mais je me suis dit qu'avec votre passé cela serait sans intérêt à vos yeux, voire désagréable.
Rosalie était de plus en plus déconcertée. Amerius parlait peu, mais savait écouter plus que quiconque.
Son patron hocha la tête d'un air approbateur, comme pour s'encourager lui-même.
– Je n'ai aucun problème à reconnaître et admettre mes erreurs, mais trouver la bonne formulation peut être long.
Rosalie resta muette. Deux semaines ? Il avait fallu deux semaines à Amerius pour dire « Je suis désolé » ? Il devait rarement se tromper dans ce cas, au moins au travail, auquel cas La Bulle aurait depuis longtemps perdu des clients.
À quoi devait-il donc réfléchir depuis quatorze jours ?
Rosalie essaya d'imaginer la chose.
Amerius Karfekov, formulateur de génie et directeur d'une des compagnies parmi les plus prisées de la capitale aurait-il des problèmes pour sociabiliser ?
Réalisant qu'elle n'avait toujours pas ouvert la bouche, la jeune femme bredouilla des remerciements.
– Vous n'étiez pas obligé.
– Je reste persuadé qu'une entreprise ne peut fonctionner que si ses employés se sentent écoutés et respectés.
Ça pour être écoutée, elle l'avait été.
– Où en êtes-vous sur les équations ?
À contrecœur, la jeune femme reposa le livre et ramena ses feuilles vers elle.
– L'idée est complexe. Je ne sais pas si ce que Norbert a en tête est faisable.
– Nous regarderons cela ensemble ce soir. Concentrez-vous sur le reste.
Rosalie hocha la tête et s'attaqua au reste des équations. La première version des formules pour la collection de mille neuf cent un devait être achevée à la fin de l'année.
La jeune femme et Amerius travaillèrent ensemble sur ce qui devait être corrigé ou amélioré.
Pris par leur tâche, ils se rendirent à peine compte que leurs collègues les saluaient pour s'en aller. Rosalie prit conscience du temps écoulé lorsque ses yeux se posèrent sur la pendule de table d'Amerius, où les aiguilles affichaient vingt et une heures.
Cette prise de conscience décida la faim à se faire sentir, lui chatouillant désagréablement le ventre, de même qu'une soudaine fatigue. L'ambiance de la pièce contribuait à son endormissement : à peine éclairée d'une lampe sur pied, et avec les rideaux tirés.
De ce fait, Rosalie n'avait pas remarqué que la nuit était tombée. Elle avait en revanche noté qu'Amerius aimait travailler dans une clarté relative.
La jeune femme cligna des yeux tout en roulant des épaules pour apaiser la tension musculaire.
– Rentrez chez vous. Je vous ai assez retenu.
Amerius n'eut pas besoin d'insister. Rosalie rangea ses affaires à son bureau, sans oublier le précieux livre, avant de quitter l'étage.
Les couloirs et le rez-de-chaussée étaient plongés dans la pénombre, mais elle n'y prêta pas attention, connaissant assez les lieux pour se contenter de la lueur des rideaux entrouverts.
L'air glacial de la rue l’accueillit. La jeune femme ferma les locaux à clé – Amerius sortait par l'arrière – et se pressa jusqu'à l'arrêt de train. La nuit tombée, le quartier pouvait devenir incertain.
À mi-chemin du quai, Rosalie se figea avant de laisser échapper un juron.
Léni était resté là-bas.
Sa créatrice soupira de dépit.
Le petit automate avait depuis peu tendance à s'en aller explorer le bâtiment. À sa grande honte, la jeune femme l’oubliait souvent.
Elle devait y retourner, sinon l'automate allait paniquer en plus de lui en vouloir. Bien qu'elle appréciât de le voir agiter ses petits poings dans le vide ; c'était plutôt attendrissant à regarder. Rosalie fit demi-tour, encore plus prestement qu'à l'aller.
La lanterne rouge au-dessus de l'entrée s'étant allumée, elle fit le tour pour gagner l'arrière.
La porte métallique grinça sur ses gonds, s'ouvrant sur l'escalier sans lumière.
Rosalie s'aida du mur, moins connaisseuse de cette partie du bâtiment. Alors qu'elle poussait la porte du dernier étage, la jeune femme sursauta d'effroi lorsqu’un éclat de lumière passa en trombe dans le couloir. Rosalie faillit hurler, tétanisée par cette apparition inexpliquée dans le noir. Les battements de son cœur se calmèrent lorsqu’elle comprit.
Debout dans la pénombre, une boule de verre brillant dans ses mains, Léni avait manqué de lui causer un arrêt cardiaque. Le petit automate était éclairé par en dessous, lui conférant l'aspect d'un lutin diabolique tel que décrit dans les histoires pour enfants.
Reconnaissant la mage, Léni courut jusqu'à elle, petite lueur tremblotante, ses pieds ne provoquant aucun bruit sur le parquet.
Rosalie s’accroupit et le récupéra. Elle ne sut quoi faire de la bille, ignorant où Léni avait bien pu la dénicher. À défaut, elle la glissa dans sa sacoche pour la rendre à Amerius le lendemain.
Un soudain bruit sourd lui fit relever la tête. Rosalie décida que c'était peut-être un bruit venu de l'usine, quand cela recommença, plus fort, plus nerveux, comme un poids qu'on aurait lâché au sol.
Cela ne pouvait venir que du bureau d'Amerius. Rosalie remonta le couloir pour atterrir dans le corridor principal. À sa gauche, tout au fond, elle percevait la faible lumière du bureau de son patron.
À nouveau, ce bruit sourd. Cela ne ressemblait pas à Amerius, lui qui était si silencieux que Rosalie mettait parfois des heures à se rendre compte qu'il était revenu à son bureau.
Perché sur son épaule, Léni désigna la lumière, bizarrement entrecoupée de mouvements d'ombres.
– Chuuut, lui souffla Rosalie.
L'automate s'accrocha à son écharpe.
À pas prudent, la jeune femme s'avança vers la porte. Elle ne savait pas ce qu'elle craignait. Juste que son instinct la mettait en alerte.
La mage posa les doigts sur le bois et fit pivoter le battant. À peine avait-elle aperçu l'intérieur de la pièce qu'elle s'y précipita.
Amerius gisait sur le sol, séparé de son haut-de-forme qui avait roulé à quelques pas de là.
– Amerius ! Vous m'entendez ?
Rosalie le secoua. Elle retira sa main devenue humide. Son patron avait une plaie à l'arrière de la tête. L'homme gémit, avant de sursauter et de rouvrir les yeux. Il remua, cherchant à se relever.
– Fuyez ! Elle est...
Le parquet grinça. Une silhouette se tenait dans l'encadrement du bureau de Rosalie. Une cape noire munie de manches lui couvrait le visage. Seul le menton était visible, recouvert d'une sorte de masque en bois blond.
La mage demeura figée, les membres tétanisés de peur. Cette femme avait mis Amerius à terre. Qui sait ce qu'elle ferait à Rosalie maintenant que cette dernière l'avait vu ?
L'inconnue s'avança d'un pas incertain vers elle.
Rosalie bondit vers une étagère. La femme fonça sur elle, mais la mage s'était déjà saisi d'une plaque de récompense en étain. Son adversaire leva les bras pour se protéger au moment où Rosalie la frappait à l'épaule. Un étrange craquement résonna et la femme tituba vers l'arrière. La mage lâcha la plaque, devenue trop lourde.
Amerius s'était entre-temps relevé, appuyé sur sa canne. Rosalie se saisit de son bras pour le soutenir.
La femme ne les regardait plus, accroupie au sol devant la plaque en étain.
Rosalie se rendit compte qu'elle s'était ouverte sur un côté, dévoilant un paquet de feuilles froissées. L'inconnue s'en empara, avant de vérifier son contenu.
– Lâche ça !
Amerius se déroba. Il tira sur le pommeau de sa canne, dévoilant une lame. Il la tenait pour cible, mais sa blessure reçue à la tête l'empêchait de marcher droit. Il porta un coup, mais ne parvint qu'à ficher sa lame dans une bibliothèque.
L'inconnue fonça aussitôt vers la sortie.
– Non !
Dans un râle, Amerius s'effondra au sol. Rosalie comprit que les papiers étaient importants. Elle courut sans réfléchir vers l'inconnue et la poussa contre le mur avant de saisir les feuilles.
Face à elle, l'inconnue sembla tétanisée, ses mains gantées crispées autour des feuillets. Rosalie leva le genou pour la frapper au ventre, décidant la femme à réagir. Elle lui donna un coup de tête dans le nez. Rosalie chuta en arrière, et se réceptionna lourdement sur l'épaule tandis qu’un cri s'échappait de ses lèvres.
L'inconnue s'avança d'un pas. Rosalie se traîna pour se reculer, la main sur son nez humide et chargé d’une odeur métallique. Cette femme allait la frapper et la tuer, la mage en était certaine. Elle était stupide d’avoir voulu se battre sans réfléchir, alors qu’il y avait une lanterne rouge au rez-de-chaussée !
La cambrioleuse leva un bras, mais à ce moment-là Léni sauta sur son visage depuis la bibliothèque.
Rosalie ne s'était pas rendu compte que l'automate était descendu de son épaule.
Sa joie fut de courte durée. La femme arracha l'automate de sa figure avant de le jeter à l'autre bout de la pièce. Rosalie hurla, impuissante en voyant la tête de Léni se tordre dans un angle impossible.
Elle tenta de se relever, mais échoua. Elle était impuissante face une cambrioleuse qui n'avait même pas d'arme.
Sonnée et à terre, sa vue trouble lui jouait des tours, elle avait l'impression qu'une fumée se détachait du corps de la femme, qui la suivit quand elle s'enfuit dans le couloir.
Rosalie n'attendit pas que l'effet se soit dissipé pour se traîner jusqu'à Amerius. Inconscient sur le sol, elle ne parvint pas à le réveiller.
Un cambriolage, par une seule personne, et Rosalie n'avait rien pu faire ! Elle s'était fait mettre à terre sans effort. Elle n'était pas une combattante, mais son intervention n'avait peut-être fait qu'empirer les choses. Elle avait la sensation de ne pas avoir réfléchi.
De rage, elle serra les poings, ce qui eut pour effet de déclencher un bruit de papier froissé. Rosalie n'avait pas fait attention, mais elle avait arraché une des feuilles à la femme.
Elle fourra le feuillet dans la poche de sa jupe, avant de se précipiter vers le bureau. Dans un tiroir, elle trouva des pages rouges, faites pour les urgences. Elle griffonna l'adresse de La Bulle et mentionna rapidement la situation. Le feuillet fut plié en forme d’oiseau et lancé par la fenêtre. Les équations l'envoyèrent directement au poste de secours le plus proche. Une invention dont tous les foyers avaient gratuitement été dotés.
En s'éloignant, le regard de Rosalie croisa le corps inanimé de Léni. Elle était meurtrie par l'état de l'automate, mais il pouvait être réparé, ce qui n'était peut-être pas le cas d'Amerius.
Par chance, il commençait à se réveiller. Il gémit et se retourna sur le dos. Il tenta de se relever et d'atteindre son épée, mais Rosalie l'en empêcha en se saisissant de son bras.
– Elle s'est enfuie, j'ai alerté les autorités.
– Bon sang, jura-t-il.
Il se retourna vivement vers la sortie de la pièce, ravivant la douleur dans l'épaule de Rosalie, qui lâcha son patron.
Ce dernier restait aussi neutre et stoïque qu'à l'ordinaire, mais Rosalie vit la douleur ainsi qu'une certaine honte, naître dans son regard couleur de feuilles mortes.
Une partie d’elle se sentait responsable. Elle aurait voulu s’excuser, mais ignorait de quoi. Elle n’avait pas pensé à mal.
Deux gens d'armes finirent par arriver accompagnés d'un secouriste.
Rosalie s'en tira avec des anti-douleurs, mais Amerius hérita d'un imposant pansement sur le crâne – que son haut-de-forme camouflerait.
Un gens d'arme récupéra son témoignage. Amerius en fit autant de son côté, bien que Rosalie ne l'entendit qu'à peine. Toute son attention était rivée sur Léni. Elle le tenait au creux de ses mains, évaluant les réparations à effectuer. Le pauvre automate n'avait décidément pas de chance. Elle n'aurait pas pensé qu'il puisse vouloir l'aider. Il avait davantage appris que sa créatrice ne l'avait soupçonné, au point de s'attacher à elle. Et voilà tout ce qu’il recevait en retour.
– Rentrez chez vous. Prenez quelques jours de congés, je vous les offre.
Rosalie releva la tête vers son patron. Son chapeau était de retour sur sa tête et sa canne redevenue un simple accessoire.
– Je suis navré de cet incident.
– Vous n'y êtes pour rien.
Amerius ne répondit pas. Son regard glissa furtivement vers la plaque en étain creuse.
Rosalie était encore trop choquée et fatiguée pour se poser des questions. Un gens d'armes la raccompagna jusqu'à son appartement où elle s'enferma à double tour.
Une douche fraîche et un repas frugal la ravivèrent, mais elle se laissa rapidement tomber dans le lit, Léni posé sur la table de nuit.
Rosalie se massa les tempes, épuisée. Pourtant, le sommeil mit du temps à la trouver.
Un détail n'arrêtait pas de tourner en boucle dans sa tête. La jeune femme aurait voulu l'ignorer ou ne pas s'en être rendu compte, mais elle l'avait fait.
Quand l’inconnue l'avait frappé avec sa tête, Rosalie avait senti très nettement son parfum. Elle l'avait déjà rencontré, peu de temps auparavant.
Une odeur de bois brûlé.
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