Chapitre 15 - 2
Rosalie reposa prestement sa tasse car sa main tremblante ne pouvait plus la tenir.
L'émergence de la magie industrielle ne s'était pas faite sans les textes de loi allant de pair. Des textes signés par tout pays exportant ou important des objets faits de magie industrielle.
Quiconque apprenait cette discipline se devait d'abord de connaître par cœur cet amendement. Il figurait en en-tête de chaque manuel, chaque magazine, et Amerius était de ceux qui l'inscrivaient sur les contrats signés par ses clients.
Un amendement qui faisait l'objet d'une étroite surveillance. Il interdisait à quiconque de se servir de la magie industrielle pour commettre ou inciter à commettre un crime, de quelque nature de ce soit.
De manière générale, la loi interdisait la création d'armes. Même les gens d'armes des villes touchées par la criminalité n'en étaient pas équipés. Il y avait bien sûr eu des cas de créations illégales, mais les auteurs étaient appréhendés grâce à une unité de protection spécialisée. Dont les membres étaient parfois des civils aux identités inconnues.
Ce fil de pensée amena Rosalie à une autre conclusion.
– Vous êtes membre de la Brigade d'Enquêtes et d'Intervention Magico-Industrielle.
Voilà qui expliquait ses déplacements réguliers et ses horaires à rallonge. Il secoua cependant la tête.
– Pas vraiment. Je remplis le même genre de mission, mais je suis au service de Galicie.
– De…
Est-ce qu’il venait d’appeler la reine par son prénom ?
– Et vous voici désormais mon assistante. À titre spécial.
– Maigre consolation, marmonna Rosalie. Ça ne fait que prolonger ce que nous faisons déjà cinq jours par semaine.
Elle se laissa tomber contre le dossier du canapé.
– Si les Basses-Terres ont bien volé la formule de la magie lunaire pour fabriquer des armes...
Elle n'acheva pas sa phrase. Amerius le fit pour elle.
– Nos armées ne pourront pas y faire face.
– Sauf que vous ne les pensez pas auteurs du vol. Donc, on a peut-être une chance de s'en tirer. Mais qui pourrait vouloir vous voler ? Vous le savez ?
Amerius laissa échapper un soupir.
– Non. Mais qui que ce soit, il est patient et renseigné. Protéger cette formule avant son transfert en lieu sûr était de ma responsabilité. Une responsabilité confiée par la reine.
Il avait haussé le ton. Son bras retomba sur l'accoudoir, l’aspergeant de thé. Amerius finit par remettre sèchement la tasse sur la table basse.
Rosalie aurait voulu le rassurer. Mais elle ne le connaissait pas assez pour y parvenir. C'était la première fois qu'elle le voyait dans cet état. Qu'il se laissait mener par un échec.
Son service auprès de la reine lui était apparemment cher. À moins que ce ne fût une peur des conséquences ? La souveraine avait parlé de sa mainmise sur ses agents.
Rosalie se demandait quels secrets inavouables pouvait posséder Amerius Karfekov.
– Et si c'était cette femme ? essaya Rosalie. Celle des enchères ? Elle a acheté une parcelle pour eux. Cela ne devrait d'ailleurs pas être une infraction, du fait du conflit ?
– Rien ne le lui interdisait. Nous ne sommes pas encore officiellement en guerre contre les Basses-Terres, ce n'est donc pas un acte de trahison. Concernant le vol, l'enquête n'a rien donné. Zora est cupide et se fera un plaisir de récupérer une énorme commission pour service rendu aux Basses-Terres, mais cela s'arrête ici.
Une question germa dans l'esprit de Rosalie. Elle se mordit la lèvre, frustrée. Elle aurait dû se la poser bien plus tôt.
– Qui l'a inventée ? Cette équation ?
Rosalie pouvait se vanter de savoir beaucoup de choses sur les mages industriels et leurs domaines d'activité. À sa connaissance, aucun d'eux n'aurait pu inventer une telle chose, surtout pour qu'elle soit ensuite cachée.
Amerius la fixa longuement. Comme s'il cherchait par quel angle aborder le sujet, et jauger de la capacité de Rosalie à le croire.
– Astrasel Noé.
– Bien sûr.
Les mots s'étaient échappés de ses lèvres.
– J'en venais presque à croire qu'il... enfin...
– Qu'il n'existait pas ? Cela fait cet effet à beaucoup de gens.
Astrasel Noé. Un mélange de mystère et de fascination à lui seul. Un mage industriel de génie disparu de la circulation presque douze ans plus tôt. On le disait fasciné par les sciences marginales, allant parfois jusqu'aux limites du septième amendement. Ses apparitions publiques se faisaient rares. Il avait publié un ouvrage scientifique peu de temps avant sa disparition. Rosalie l’avait lu, mais il était si complexe et difficile à suivre qu'elle avait abandonné.
Mais comment Noé avait-il pu imaginer pareille équation presque quinze ans avant que la Lune ne soit conquise ?
– Je me demandais si Noé n'était pas otage des Basses-Terres.
Rosalie releva la tête vers Amerius. Il s’était exprimé sans la regarder, d’abord pour lui-même.
– Autrement, acquérir une partie de la Lune ne leur aurait pas été d'un grand intérêt, avec la nécessité de louer les services d'autres nations pour s'y rendre.
La jeune femme soupira.
– Ça y est ? C'est terminé ? Est-ce que j'ai reçu assez d'informations pour devenir folle ?
– J'ai bien peur que non, mais je vais attendre que vous demandiez ou que la conversation s'y prête.
C'était une attention très délicate, mais Rosalie préférait en finir.
– Comment on peut empêcher cela ? Cette guerre à venir ?
Sa voix tremblota.
Amerius la fixa étrangement.
– Allez-y. Je ne suis plus à une révélation près.
– Cette mission n'est pas de notre ressort, avoua-t-il avec une étincelle amusée dans le regard. Mais l'un des moyens est de mettre les Basses-Terres en pénurie de ressources. Ils importent tout ce qui n'est pas alimentaire et sans assez de matériel, ils n'iront pas bien loin dans la création de leurs armes. D'autant que le destin semble être de notre côté.
– Comment ça ?
– Ces dix dernières années, des entreprises de toutes sortes ont soudainement périclité, parfois à cause de la mort brutale de leur propriétaire. Presque à chaque fois, les Basses-Terres se sont retrouvées en défaut, car elles étaient des clients importants de ces sociétés.
» Nous avions laissé cela de côté, mais le vol de la formule juste au moment où les Basses-Terres en auraient besoin est une coïncidence bien trop importante.
– Mais s'ils ont Noé comme otage, pourquoi ce quelqu'un l'aurait dérobé ? Les Basses-Terres n'ont qu'à faire avouer leur prisonnier.
– Cette personne ne le savait peut-être pas.
– Mais...
Rosalie s'interrompit. Elle se courba en avant, mains sur les tempes. Une migraine pulsait dans son crâne depuis de longues minutes, mais elle l'avait ignoré par soif de connaître chaque morceau de cette histoire invraisemblable, pourtant à l'origine de sa douleur.
Une guerre imminente, une magie interdite, un mage industriel aussi fou que disparu et un allié fantôme.
Dire que ce matin même, sa seule préoccupation avait été de choisir des boucles d'oreilles en or ou en argent en songeant que sa situation ne pouvait pas être pire.
L'argent l'avait remporté. C'était plus joli avec sa robe couleur prune.
– Rosalie ?
Amerius s'était tourné vers elle, le buste redressé.
– Pardon, j'ai besoin de...
La mage se leva, mais ses jambes cédèrent sous elle. Elle s'épargna une chute en se rattrapant au canapé.
Amerius se précipita vers elle avant de l'aider à s'appuyer contre le meuble. Rosalie glissa ses jambes soudain affaiblies sous la table.
Son corps était pris de tremblements et sa tête n'était plus seulement douloureuse, mais lourde.
– Je suis désolé. C'est de ma faute, je vous ai presque enlevé à l'heure du déjeuner avant de vous faire subir tout ça.
– Non, c'est...
Elle avait voulu dire qu'il n'était pas responsable, mais formuler une phrase lui était pénible. Elle ferma les yeux et attendit.
Rosalie entendit Amerius se lever puis quitter la pièce. Quelque chose grimpa sur les jambes de la jeune femme, qui reconnut Léni.
Amerius revint et s'assit à ses côtés.
– Mangez.
Rosalie rouvrit les yeux sur une assiette de fromage et charcuterie. Elle mordit dans un gros morceau de pain qui l'accompagnait. L’assiette se vida très vite.
Tandis que son corps se remettait, elle s'efforça de ne plus penser à tout ça, mais le visage de Galicie VII s'imposa, avec les conversations qui suivirent.
Amerius posa l'assiette sur la table. Il demeura à ses côtés, sans doute pour l'épauler si besoin. Rosalie imposa le silence, que son patron respecta pour soulager sa migraine.
Dans quoi avait-elle mis les pieds ? La jeune femme peinait à croire qu’on la pense capable de supporter cette situation. Elle aurait préféré être cataloguée d’incapable si cela permettait qu’on la laisse en paix.
Quoique, se dit-elle avec amertume. J’ai toujours détesté passer pour une idiote.
– Qu'est-ce qui est de notre ressort ? demanda-t-elle soudain.
– Pardon ?
– Tout à l'heure, vous avez dit qu'empêcher la guerre n'était pas de notre ressort. Alors qu'est-ce qui l'est ?
– Trouver l'auteur du vol.
Rosalie hocha la tête. Après un instant, elle prit une décision :
– Amerius ?
– Oui ?
– Je veux une augmentation.
Pour la première fois, elle l'entendit rire.
– C'est d'accord.
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