Chapitre 23
Manoir d’Astrasel Noé, 22h46, 10 danubre de l’an 1900.
Rosalie observa le squelette.
– Un imposteur ? Aux Basses-Terres, vous voulez dire ?
– Ces restes sont ceux de Noé. Ou du moins, ce sont ses vêtements et son pince-nez, et je crois qu’en plus d’être tué, on lui a dérobé ses recherches. Quelques années avant sa disparition, à l’époque où il a emménagé ici, les rares fois où il faisait une apparition publique, il avait le visage recouvert d’un masque. Il disait avoir contracté une maladie qui le défigurait. Je me souviens que cela avait étonné, car Noé se moquait bien du regard d’autrui. En tout, cela doit faire une quinzaine d’années. Et au vu de l’état du squelette…
– Ce n’est pas lui que les gens ont vu.
– Il faudrait pouvoir dater et authentifier les ossements.
– Ça, c’est dans mes cordes.
Amerius lui jeta un regard surpris.
– Vous avez des compétences en médecine légale ?
– Non, mais je suis magiterienne. Pour leur quinzième anniversaire, les jeunes magiteriens se voient enseigner certains sorts courants par d’autres familles. L’une d’elles, les Vole-Poussière, a le corps humain pour spécialité. À partir d’un os de défunt, je peux connaître son nom et le jour de sa mort.
– Je vois.
À sa demande, Amerius sortit un mouchoir de sa poche et le lui tendit. Rosalie le prit et s’approcha du squelette. Il était tombé en poussière par endroits, mais la cave confinée et préservée de l’humidité l’avait en partie conservé.
– Il faut une partie du corps qui reflète la personnalité du mort. Noé était un inventeur et un mage de génie. Son crâne pourrait être une idée.
La jeune femme repensa aux équations sur le verre. À la main qui les avait gravées jusqu’à l’acharnement.
– Je vais prendre une main.
Avec hésitation, Rosalie se saisit du bras du mort. Toucher ainsi un squelette avait quelque chose de déroutant. Ce n’était plus personne, mais cela l’avait été. Noé avait été assassiné lâchement d’une balle en plein front, une fin brutale que Rosalie n’aurait souhaitée à personne. Elle se revit dans la crypte des Vole-Poussière, peu de temps après ses quinze ans. Le patriarche leur avait montré les tombeaux de pierre hébergeant les défunts de la famille, alors que dans les autres maisonnées, il était coutume de les rendre à la terre en les enterrant à même le sol de la propriété. L’un des cercueils était fait de verre. Le patriarche avait présenté aux six adolescents le squelette préservé du premier chef de la famille. Rosalie avait regardé les mains croisées sur la poitrine, les orbites vides qui fixaient le plafond, les os blanchis qui ne deviendraient pas poussière avant encore des siècles, grâce à la magie de Terre. La jeune fille avait été incapable d’associer les ossements à quelqu’un. Ce n’était rien d’autre qu’une relique, un tas de calcium, pas davantage vivant que le modèle anatomique de métal dont se servaient les Vole-Poussière pour enseigner. C’était juste un squelette, comme les millions d’autres qui existaient.
En ce jour dans ce sous-sol secret, Rosalie voyait véritablement la personne. Elle ignorait si c’était dû à cet assassinat ou parce que les émotions des derniers jours la rendaient sensible, mais toujours était-il que son autre main trembla quand elle prit celle du squelette. Elle serra les articulations pointues qui s’effritèrent entre ses doigts. Rosalie n’eut aucun mal à rompre le poignet. La main se retrouva prisonnière des siennes.
– Une boîte, vite, supplia-t-elle presque.
Amerius quitta la pièce en trombe, avant de revenir avec un coffret de bois qu’il retourna pour en renverser les scalpels de gravure. Une fois les doigts pliés, la main rentra parfaitement. Rosalie fourra le coffret dans sa sacoche, sans brutalité.
– Il faut qu’on rentre. Séparée du reste du corps, la main nous donnera moins d’informations.
– D’accord. Je pense que nous avons ce qu’il faut.
Ils gravirent l’escalier d’un pas pressé, Rosalie récupérant au passage la lanterne. Ils refermèrent la cheminée et se dirigèrent vers la porte de la grange, qu’Amerius referma. Ils contournèrent la maison et après avoir franchi des herbes presque aussi hautes qu’eux, se retrouvèrent devant la maison.
Là où attendaient une dizaine de gardes royaux, leurs revolvers braqués sur eux.
– Rosalie BasRose ! Amerius Karfekov ! Mains en l’air !
– Courez !
Amerius attrapa la main de Rosalie et l’entraîna vers les hautes herbes. La jeune femme le suivait sans réfléchir, encore terrorisée par les canons des armes.
Les gardes se lancèrent aussitôt à leur poursuite, mais Amerius et Rosalie avaient l'avantage de connaître le terrain. La jeune femme fonça vers la grange, dans l'idée de s'enfermer dans le sous-sol secret, mais son patron l'arrêta.
– Ils resteront sur la propriété à nous attendre !
Rosalie sonda les environs du regard.
– La forêt.
Elle avait grandi dans la nature. Elle savait de quoi cela avait l'air, la nuit.
Les mages s’élancèrent, les soldats sur leurs talons, leur hurlant de s'arrêter. Rosalie contourna les granges et fonça vers les arbres, jusqu'à ce que la grille l'arrête.
Elle jeta la lampe de l'autre côté et grimpa sur le métal humide de neige, imitée par Amerius. Les mains de Rosalie glissèrent et elle se coupa sur une pointe. À ses côtés, Amerius grimaçait à cause de sa blessure.
Ils avaient semé les gardes, mais les traces de pas qu'ils avaient laissé dans la neige les trahirent. Les soldats fonçaient sur eux, accompagnés des lueurs tremblantes de leurs lampes, pareilles à un essaim de lucioles affamées.
Rosalie glissa ses pieds dans les interstices de plus en plus minces de la grille, jusqu’à se retrouver en équilibre à son sommet. Elle n'avait pas le temps de redescendre correctement.
Amerius se glissa à ses côtés, le visage déformé la douleur. Ils se jetèrent ensemble vers le sol.
Rosalie se reçut sur l'épaule, mais ignora la douleur et se releva, les vêtements trempés de neige. Elle aida Amerius à se redresser. Il ne ramassa pas son haut-de-forme, quant à sa canne il l'avait abandonné de l'autre côté. Rosalie ramassa la lampe et ils coururent vers les arbres.
Les voix des soldats s’éloignèrent, mais des ordres étaient crachés.
Guidés par Rosalie, les deux mages foncèrent entre les branches basses. Les aiguilles de pins leur fouettaient le visage, la seule lueur de leur lampe peinait à leur révéler les racines noueuses des arbres. Ils faillirent glisser plusieurs fois sur la neige qui tombait avec force, se mêlant à leur souffle saccadé qui s'échappait de leurs lèvres rougies par le froid.
Les éclats de voix étaient désormais loin d'eux et les mages ralentirent l'allure.
Ils s’accrochèrent aux branches pour ne pas tomber, car le sol devenait inégal dans cette partie des bois.
– Nous devons rejoindre Bartold. Il y a un moulin abandonné à l'ouest du manoir. Il avait pour consigne de nous attendre là-bas.
– Et ensuite ?
Où sont censés se cacher les fugitifs ?
– J'ai un appartement au Grenier. Sous l'ancienne chambre de commerce.
Le Grenier. Un des plus vieux quartiers de la capitale, là où les céréales étaient autrefois acheminées et transformées. Aujourd'hui, tout cela avait été repoussé loin derrière les collines.
Et ensuite ?
Elle n'osa pas redemander. Pas après ce qu'il venait de se passer.
Sur l’instant, fuir leurs alliés lui parut stupide, inconsidéré, parce qu’on allait les croire coupables. Sauf que Rosalie avait déjà été désignée comme telle, et sa fugue jouait désormais contre elle. Amerius aurait pu rester. Prétendre qu’elle l’avait forcé à l’emmener, elle qui avait soi-disant tenté de le supprimer. La reine aurait fait semblant de le croire et tout aurait fonctionné à la perfection. Au lieu de quoi, Amerius avait fui avec elle. Parce qu’il savait très bien que la reine ne l’écouterait pas s’il prenait la défense de Rosalie et affirmait l’avoir suivi de son plein gré.
Il avait fui avec elle sans se soucier de ce qu’il laissait derrière lui.
Comment exprimer à la fois sa gêne et sa gratitude ?
Rosalie observa les arbres repliés au-dessus d'eux. L'un d’eux portait peut-être la réponse sur une de ses branches. Chez les Saule-Moqueur, on se servait des arbres pleureurs pour essayer d'obtenir des réponses à ses questions.
La jeune femme aperçut soudain un point lumineux derrière eux. Puis un autre, qui approchait par la droite. Des lampes, tenues par des silhouettes sombres.
Elle n'attendit pas qu'ils fassent le premier pas.
Elle se saisit du manteau d'Amerius et l'entraîna.
– Ils sont là ! cria-t-on.
Les mages reprirent leur course effrénée.
– Jetez la lampe ! fit Amerius.
Rosalie la balança derrière elle en espérant assommer un garde au passage. Comment avaient-ils fait pour les rattraper si vite ? La jeune femme comprit en regardant derrière elle. Elle percevait un bâtiment sombre derrière les arbres. Le manoir de Noé, vu de profil. Rosalie laissa échapper un râle frustré. Déboussolés par le manque de lumière, ils avaient fini par tourner en rond, revenant sur leurs pas.
– Attention !
Amerius la rattrapa de justesse. Devant eux, le terrain s'était soudain incliné en pente raide. Rosalie fit pour eux le choix de la longer, tant que leurs poursuivants les avaient perdus de vue. Mais ils laissaient des traces dans la neige. Celle-ci s'épaississait à vive allure, s'accrochait à leurs cils avant de fondre sur leurs paupières.
Un éclat semblable à la foudre brisa les halètements de leur course folle. Un morceau d'écorce vola sur un arbre proche, là où la balle l'avait touché.
– Premier avertissement !
Ils n’écoutèrent pas. Amerius et Rosalie continuaient de fuir malgré la peur, malgré le danger, malgré leurs poumons qui les brûlaient et leurs corps surchauffés par les vêtements lourds et épais.
Une deuxième balle frappa le sol où ils s'étaient tenus un instant plus tôt.
– Pas sur lui ! entendit Rosalie.
Ils tenaient apparemment à préserver Amerius, mais dans le noir les hommes ne pouvaient pas viser. Ils n'arrêtaient pas d'aboyer des ordres et des avertissements dans l'espoir de les faire abandonner.
Un craquement retentit soudain au-dessus des fuyards. Ils eurent tout juste de temps de lever la tête pour voir une branche de sapin se décrocher sous le poids de la neige.
Rosalie cria et se précipita sur un côté. Son pied rencontra une racine et elle chuta sur le sol. La jeune femme se redressa sur ses bras tremblants, recrachant la neige avalée. Sa cheville lui faisait mal, mais elle se releva sans attendre et courut, un pas après l'autre. À peine avait-elle fait une dizaine de pas qu'elle se retourna, le ventre noué par l'incertitude. Elle fouilla les arbres, pour se rendre à l'évidence. Amerius n'était plus là. Dans la confusion ils s'étaient séparés.
Rosalie allait l'appeler avant de reculer précipitamment en voyant l'un des gardes enjamber la branche.
Son talon rencontra le vide. Rosalie bascula en arrière sans parvenir à se raccrocher à la branche qu'elle venait de heurter. La terre étouffa son cri, mais n’arrêta pas sa chute. Elle dégringola le long du dénivelé, roulant jusqu'en bas sans s'arrêter.
Rosalie leva les bras pour protéger sa tête des branches et des racines qui lui lacéraient la peau, laissant ses vêtements encaisser les dégâts. Le ruban qui maintenait son chignon s'arracha, lui recouvrant le visage de cheveux mêlés de neige sale.
Sa chute semblait sans fin, une chute qu'elle craignait d'achever dans une fosse. Sa poitrine se soulevait d'un cri hystérique, qu'elle ne parvenait pas à pousser. Il fallait que cela s’arrête, elle allait se briser le crâne !
Sa roulade s'arrêta brutalement sur le sol redevenu plat. Rosalie poussa un gémissement de douleur. Elle gisait en travers du sol, incapable de se relever. La douleur pulsait dans sa cheville et dans son crâne.
Elle laissa échapper un sanglot étranglé. La mage n'était pas encore tirée d'affaire, sa chute l'avait éloigné de ses poursuivants, mais elle entendait encore l'insupportable écho de leurs voix. Rosalie parvint à se mettre sur le ventre et à ramper vers le couvert d'arbres resserrés.
Un liquide chaud glissa entre ses lèvres et la jeune femme reconnut le goût du sang. Elle passa une langue sur sa bouche, pour la découvrir coupée.
Rosalie s'assit contre un arbre et reprit son souffle. Elle n'avait cependant pas le temps. Elle devait fuir, encore, et prier pour retrouver Amerius, disparu et peut-être attrapé, à cause d'elle et de son entêtement.
La mage s’agrippa au tronc noueux pour se remettre debout. Elle devait rejoindre la chapelle où Bartold attendait, mais elle était désorientée. Un hurlement lui apprit qu'elle n'aurait pas le temps de chercher. On l'avait trouvée, et on courrait vers elle.
– Non, non... supplia-t-elle.
Rosalie parvint à faire un pas, et par miracle, les suivants. Mais l'homme se rapprochait plus vite.
– Arrête-toi !
Il leva son arme et amorça la détente.
Non, Rosalie ne s'arrêterait pas. Elle ne finirait pas en prison pour satisfaire les caprices d'une reine. Elle avait droit à une vie au même titre que les autres !
Guidée par la colère, elle ramassa une pierre et la jeta sur l'homme avant de partir en courant.
Elle commit l'erreur de se retourner.
– Stop !
Rosalie vit la gâchette être enfoncée, sublimée par l'éclat de la Lune. Un fait exprès de la part du soldat ? Peut-être. Les cadavres ne pouvaient pas se défendre. La balle filait droit vers sa poitrine. Rosalie laissa échapper un sanglot misérable.
Elle aurait déjà dû ressentir la brûlure de la mort. Au lieu de quoi, quelque chose l’étreignit fermement, avant de la pousser.
Rosalie se sentit happée vers le vide, alors qu'un parfum bien connu venait imprégner ses narines.
Un parfum de bois brûlé.
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