Chapitre 24 - 1
Lieu inconnu, 0h12, 11 danubre de l’an 1900.
Après un vol plané, Rosalie fut projetée au sol. Entraînée par l'élan, elle glissa, les bras inconnus toujours refermés sur elle. La jeune femme se débattit, hurla et griffa la peau dure comme une coque.
Et cette odeur, cette odeur insupportable de bois calciné venait de là.
L'inconnu finit par la libérer et s'écarta d'un bond, mais Rosalie n'en avait pas terminé. Elle agrippa fermement la capuche et tira pour en dévoiler le visage.
Elle resta tétanisée. Sa main se referma davantage sur le tissu, menaçant de le déchirer.
La femme qui la regardait avait une peau faite de bois blond et lisse, imprégné de nervures. Du bois de marveuil.
Les contours de visage étaient lisses et doux, mais l'articulation de la mâchoire était visible comme sur les marionnettes de théâtre. Rosalie baissa les yeux vers la cascade de cheveux clairs qui tombait sur les épaules et le buste, où les articulations étaient là aussi à vif. La femme – la chose ! – portait une sorte de pagne, mais sur le relief de la poitrine était incrusté un cadran muni d'une unique aiguille. Elle filait lentement, comme sur un minuteur. La femme évoqua à Rosalie le rectangle de verre. À plusieurs endroits, des équations étaient gravées comme un réseau de veines apparentes, relevées de pigment doré.
La femme posa sa main aux doigts articulés sur celle de Rosalie pour lui signifier de lâcher la cape.
De la fumée commença à se répandre, elle émergeait du bois, du corps de la femme qui se consumait. Voyant qu'elle faisait mine de s'éloigner, Rosalie se redressa et la saisit à la gorge en ignorant sa répulsion face à cette créature.
– Certainement pas ! Qu'est-ce que tu es ?! Qui t'a fabriquée ?! Réponds !
Sous ses doigts, le bois se changeait en cendres chaudes, lui brûlant la peau.
Les paupières de bois clignèrent et les yeux de verre aux pupilles bleues se posèrent sur Rosalie.
Elle s'impatienta en voyant l'aiguille du cadran se rapprocher du zéro. Peu lui importait si ses mains finissaient recouvertes de cloques, cette espèce de pantin allait répondre !
– Nous servons notre maître. Nous savons toujours où et quand se trouve Rosalie BasRose. Nous devons la préserver.
– Mais qui...
Son cri mourut en même temps que la marionnette. Ce qui restait de son corps se dissipa dans un nuage de cendres. Rosalie toussa et recula sur les fesses pour s'éloigner. Les cendres elles-mêmes finirent par disparaître. Il ne restait rien du passage de la créature.
Rosalie resta abasourdie, les yeux encore fixés sur ce qu'il y avait eu. Cela s'était-il vraiment passé ? Cette chose l'avait sauvée, prétendument sur l'ordre d'un autre ?
Oui, cet instant avait bien existé. Rosalie ne se trouvait plus dans la forêt. La balle ne l'avait pas atteinte.
Comment une créature pareille pouvait exister ?
Cette réponse devrait attendre. La jeune femme était toujours assise sur le parquet usé et sale sur lequel son corps lui hurlait de s'allonger et de se laisser aller. Il n'en était pas question. Lentement, Rosalie se leva et rejeta ses cheveux défaits sous son manteau.
Elle fouilla la pièce du regard, une espèce de cabane sans fenêtres. Ce qu'elle redoutait était réel.
Amerius n'était pas là. Rosalie l'avait abandonné, forcée de le faire. Et s'il avait été tué ? Jamais elle ne se le pardonnerait. Cela avait pourtant peu de chances de se produire. La jeune femme ignorait l’exacte vérité, mais Amerius semblait important aux yeux de la royauté.
Elle devait en avoir le cœur net. Se rendre au Grenier, à l'appartement établi sous ce qui était autrefois le siège du commerce de céréales. Amerius ne l'avait pas évoqué sans arrière-pensées.
Rosalie se dirigea d'un pas traînant vers la porte. Elle plaqua l'oreille contre le bois, mais aucun son ne lui parvint. Elle se saisit de la poignée ronde et la tourna. Le couloir était fait des mêmes planches de bois clair. Rosalie s'y glissa prudemment. D'autres portes s'alignaient, certaines munies de cadenas, mais toutes porteuses de plaques numérotées. Des garde-meubles. Rosalie avait eu de la chance d’être téléportée dans une pièce qui ne soit pas fermée à clé.
La jeune femme remonta l'escalier au bout du couloir. Elle atterrit dans une simple salle d'accueil avec un comptoir et un bureau. Rosalie s'approcha des fenêtres et souleva un rideau. Il faisait nuit, et elle fut soulagée de reconnaître la bibliothèque d'Annatapolis, bâtie dans les mêmes style et gigantisme que l’amphithéâtre des enchères.
Elle était revenue à la capitale, loin des hommes qui la traquaient. Ils ne viendraient pas la chercher ici, pas de suite. La jeune femme avait plusieurs heures d'avance sur eux. Sauf que la porte du bâtiment était verrouillée.
Rosalie fouilla le bureau et les armoires à la recherche d'une clé de secours, et finit par en dénicher une étiquetée comme passe-partout.
Il y avait malheureusement une lanterne rouge au-dessus de la porte, mais la jeune femme avait peut-être encore le dispositif des gardes.
Elle introduisit la clé dans la serrure et ouvrit la porte. À peine avait-elle fait un pas dehors que la lanterne hurla. Dispositif perdu, donc.
Rosalie usa de ses dernières forces pour courir loin du bâtiment. Les flocons avaient cessé de tomber, mais de la neige sale recouvrait les pavés. Elle s'enfuit sur plusieurs centaines de mètres avant de s'arrêter dans une ruelle, le souffle court.
Elle avait besoin d'une pause, de faire le point. Si son manteau avait résisté, ce n'était pas le cas de son pantalon, déchiré à plusieurs endroits. Son bonnet était perdu depuis longtemps, quant à ses gants, le gauche était fichu, entaillé par la clôture. Rosalie le retira, découvrant sa main tachée de sang. La coupure était profonde et la voir raviva la douleur. La jeune femme remit son gant, de sorte à masquer sa blessure.
Elle remonta sa capuche sur la tête et reprit sa route. Elle savait que la bibliothèque et le Grenier n'étaient pas si éloignés, à peine trois heures de marche. Pas question de prendre les transports, dans cet état elle se ferait trop remarquer.
Elle devait se dépêcher et arriver à destination avant le lever du soleil. Rosalie espérait que l'appartement serait facile à trouver. Elle avait faim, soif, besoin de se soigner et de dormir.
Elle pensa de nouveau à Amerius. C'était finalement une chance qu'ils aient été séparés. La reine le disculperait et il pourrait rentrer chez lui sans encombre, retrouver La Bulle et son travail. Rosalie ferait en sorte de se tenir loin de lui, de mener son enquête de son côté. Il n'était pas concerné, il ne devait son implication qu'au hasard, la formule de Noé aurait pu être confiée à un autre.
Rosalie, elle, faisait partie du nœud.
La jeune femme se détacha du mur qui la soutenait et se mit en route, un pas après l'autre, et puis un pas après l'autre.
Elle avait mis plus de temps que prévu à se rendre au Grenier. Il était presque cinq heures du matin quand les silhouettes des anciennes usines apparurent dans le lointain. Il lui avait fallu éviter les départs et arrivées des travailleurs – certains bâtiments commençaient à être réhabilités, et accueillaient désormais des ateliers de manufactures.
La Chambre de commerce, à l'époque chargée de revendre les céréales selon le cours du prix, se dressait au beau milieu, mince bâtisse de cinq étages posée sur un autre bien plus large. L'idée était sans doute d'évoquer un moulin, mais cela ressemblait davantage à un phare. Rosalie se traîna jusqu'à la clôture de bois tâché qui encerclait la Chambre. Une allée principale menait jusqu'à l’accueil. La jeune femme fit le tour pour découvrir un autre accès à l'arrière. À côté d'un petit portail se trouvaient boîtes aux lettres et numéros d'habitation. Sans doute des anciens appartements de fonction.
Rosalie poussa le portillon et s'engagea dans l'allée faite de tommettes aux jointures grignotées par la mousse.
Quelques marches plus tard, elle poussait la porte de l'immeuble. Rien ne lui indiquait qu'elle était au bon endroit, mais elle voulait essayer. Aucune des boîtes postales n'avait de noms, elle prit donc le risque de supposer qu’il n’y avait personne.
À peine avait-elle fait un pas en direction d'une première porte qu'on se saisit violemment d'elle. Rosalie étouffa un cri en reconnaissant l'éclat d'un couteau sur sa gorge.
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