Chapitre 42
Palais royal, 22h10, 7 de jerve de l'an 1901.
– Vous en êtes sûrs ?
– Oui, Votre Majesté. Les témoins sont catégoriques, et ont signé une déclaration.
Galicie relut ladite déclaration avant de la faire passer à Amerius. Il en avait déjà pris connaissance, mais ils devaient être certains avant d'agir.
– Merci, fit Galicie. Vous pouvez disposer.
L'espion s'inclina devant eux et quitta le bureau royal.
– C'est donc confirmé, se réjouit Galicie. Les magiteriens sont coupables. Ça aura pris deux mois, mais nos méthodes auront porté leurs fruits.
Amerius préférait ne pas connaître lesdites méthodes. Ses connaissances et son implication ne portaient pas jusqu'aux tréfonds des services secrets de la couronne.
Toujours est-il que les familles avaient craqué.
Tout avait commencé avec la jeune cousine de Rosalie, Violine, également héritière officieuse d'Astrance BasRose. La semaine précédente, la demoiselle avait fini par laisser échapper une information vitale : Astrance BasRose se serait rendue à plusieurs reprises à Mer-Sur-Ondée, chose que Violine aurait apprise par hasard. Elle avait jusque-là supposé qu'il s'agissait de rencontres avec un client, d'autant que la matriarche ne s'absentait jamais plus longtemps que la journée, malgré la distance.
Un détail qui avait intrigué les enquêteurs. Astrance ne s'occupait pas de cet aspect du commerce BasRose. Cette tâche revenait à sa fille Jasmine, qui n'avait jamais entendu parler de ces rendez-vous.
Les agents de la reine s'étaient empressés de se servir de cette information, et d'interrogatoires en menaces, avaient appris que d'autres patriarches et matriarches s'étaient déjà absentés subitement aux mêmes dates. Ils ne s'y rendaient jamais tous à la fois, mais Virginia Astre-en-Terre et Astrance BasRose étaient chaque fois présentes.
La ville choisie n'avait rien d'un hasard. Mer-Sur-Ondée était le point géographique le plus proche des Basses-Terres. La cité portuaire était frontalière avec l'Ordalie, et en longeant celle-ci par le golfe Anneau, il n'y avait que deux journées de bateau pour rejoindre les Basses-Terres. Une position stratégique pour des rencontres secrètes, d'autant que Mer-Sur-Ondée était un phare dans la nuit pour les commerces parallèles et illégaux. Un accord avec la royauté en était né : les contrebandiers s'engageaient à vendre les marchandises là-bas, rapportant ainsi de l'argent à la Cie-Ordalie, en échange de quoi cette dernière s'engageait à regarder ailleurs.
Des portraits des magiteriens avaient été présentés à tous les établissements et reconnus par plusieurs gérants.
Ils avaient également fait une description du Bas-Terrien menant les pourparlers.
Un visage qu'Amerius connaissait, pour l'avoir souvent examiné dans les journaux. Celui de son demi-frère, Valéran, le fils que leur père avait eu avec sa nouvelle épouse.
Malgré le maquillage, Amerius n'avait eu aucun doute quant à son identité.
Une connaissance non réciproque, puisqu'officiellement, pour les Bas-Terriens, Amerius et son grand-père étaient tous les deux décédés.
Il était toutefois surprenant que des agents Bas-Terriens aient pu entrer sur leur territoire, mais cette histoire relevait d'une autre enquête qui devrait attendre.
Galicie ne se départait pas de son sourire victorieux.
– Puisque nous ne sommes pas vraiment en guerre contre les Basses-Terres, impossible d'accuser les magiteriens de trahison, seulement d'avoir compromis la sécurité du territoire. Mais s'ils ont craqué concernant ces rencontres, ils le feront pour Noé, crois-moi.
– Tu dois être ravie. Toi qui rêvais de te débarrasser d'eux.
Le jeune homme ignorait si c'était l'usage nouveau de sarcasme ou le fait qu'il est exprimé ce qu'il pensait qui choqua Galicie.
Par certains aspects décisionnaires, elle le traitait comme s'il était lui aussi membre de la famille royale, mais sitôt qu'elle avait obtenu ce qu'elle voulait, avait tendance à l'écarter.
Amerius avait toujours suivi ses ordres, peut-être parce qu'il se sentait reconnaissant envers la Cie-Ordalie et le roi, qui n'avait pas fait de distinction entre lui et sa fille.
Mais cette obsession à vouloir se défaire des magiteriens l’agaçait. Comme l'avait dit Rosalie, ils étaient des individus, pour la plupart ignorant des décisions de leurs chefs de famille.
Galicie le congédia d'un geste de la main.
– Je te ferai appeler si besoin.
Il récupéra sa canne d'un geste sec et quitta la pièce. L'heure sur sa montre lui indiquait que la nuit était déjà bien entamée. Galicie ne lui laissait pas de répit. Amerius peinait à être présent à La Bulle Mécanique et l'avancée des projets s'en ressentait. Il avait prétexté un problème personnel pour se justifier et remis certaines décisions entre les mains de Norbert, d’Amanda et de l’équipe commerciale.
Mais sans lui et Rosalie, difficile de s'occuper de l'aspect magique.
Amerius n'avait pas eu besoin d'excuse pour justifier l'absence de la jeune femme.
Le meurtre des Astre-en-Terre et l'arrestation des magiteriens avait fuité – sans que les raisons aient été exposées. Les membres de La Bulle en avaient déduit que Rosalie avait été interpellée.
Amerius n'avait pu s'empêcher d'écouter aux portes, inquiet qu'on dise du mal d’elle. Ses employés étaient soit persuadés de son innocence, soit sans avis.
Cela serait peut-être voué à changer. Sans magiteriens pour diriger leurs exploitations, de nouvelles pénuries commençaient.
À terme, il faudrait songer à libérer les magiteriens que l'on savait innocents avant que l'économie du royaume ne chute. Une nécessitait qui rendait Galicie frileuse.
Amerius retrouva Bartold devant les grilles du palais. Au lieu de monter dans le fiacre, le jeune homme s'assit à côté de son homme de main. Il avait grand besoin d'air frais, même s'il s'agissait de la brise glaciale de jerve.
– Elle te ménage pas, fit Bartold.
Amerius n'eut pas le courage de répondre. Il retira son haut-de-forme pour qu'il ne s'envole pas et se frotta les yeux. Il était épuisé. Physiquement et mentalement.
Les membres de La Bulle l'avaient remarqué, mais n'en avaient rien dit, connaissant trop peu Amerius pour cela et parce que c’était une première pour eux. Celui-ci se demandait s'ils soupçonnaient un lien avec Rosalie.
– Ça va le faire, affirma Bartold comme s'il lisait dans ses pensées. Tu vas bien arriver à la ramener.
Amerius hocha la tête. Bartold avait compris depuis longtemps.
– Et ta mission ?
– Désolé. Toujours aucune trace de la blonde.
La blonde. Mona Zelenski, la complice et fille de Noé.
Galicie avait envoyé des hommes fouiller son domicile, mais ni eux ni Amerius n'avaient trouvé quoi que ce soit.
Le jeune homme avait demandé à Bartold d'enquêter de son côté. Il comptait bien retrouver cette fille le premier et lui arracher des réponses. Amerius faisait tout ce qui était en son pouvoir, mais s'il échouait à ramener Rosalie, Mona devrait le faire à sa place.
Il en était encore à ruminer lorsque Bartold arrêta le fiacre devant sa maison.
Ils débarquèrent avant de remonter l'allée depuis laquelle on apercevait la lumière à l'intérieur de la bâtisse.
Une odeur de café chaud avait embaumé les pièces de vie. Dans la cuisine, deux silhouettes perturbaient le chemin de la lumière.
– Non, mais je te le dis, Pyrius, il faut... Ho, Amerius ! Et Bartold !
Le jeune homme laissa tomber son chapeau et sa canne sur une chaise. Pyrius, assis à côté, les lui remit droit.
– J'ai fait du café, annonça Jasmine, mais vu l'heure, une tisane serait mieux.
Bartold refusa, et partit fumer une cigarette sur la terrasse.
Amerius accepta. Jasmine lui servit une tasse brûlante aux arômes de fleur d'oranger, accompagnée d'une part de tarte aux myrtilles.
– Nous avons fait ce que tu as demandé, pour la machine. Connecter les... hum... tu sais les espèces de bobines là...
Jasmine se tourna vers son mari, mais il n'avait pas davantage retenu le terme.
– Les résistances, corrigea Amerius avec un sourire. Merci.
Leur aide lui faisait gagner beaucoup de temps. Jasmine et Pyrius passaient une partie de leur journée dans l'abri de jardin d'Amerius, à mettre en place le matériel et graver les équations selon les instructions qu’il avait passé quatre semaines à calculer, corriger et mettre en place.
Puisque ni l'un ni l'autre n'avait encore de témoignage à fournir et qu'ils menaçaient de devenir fous en l'absence de leur fille, Amerius avait bataillé auprès de Galicie pour qu'ils aient le droit de se rendre chez lui et de l'aider dans la construction de la machine à voyager dans le temps.
La reine avait fini par capituler, à condition que Jasmine et Pyrius portent tous les deux des bracelets, qui diffuseraient aussitôt un signalement s'ils s'éloignaient du trajet prévu entre le palais et la maison d'Amerius.
– Tu es encore plus pâle que d'habitude, se lamenta Jasmine. Et plus maigre.
Chose qu'il n'était pas particulièrement. Il faisait de l'exercice tous les jours pour entretenir sa forme et prévenir les problèmes de dos que la sédentarité derrière un bureau pouvait occasionner. Mais il devait reconnaître que ces derniers temps, il avait eu tendance à sauter des repas.
– Ne t'inquiète pas.
– Il a surtout besoin de dormir, signa Pyrius.
– Bon d'accord. On va te laisser, on revient demain.
Le jeune homme hocha la tête, reconnaissant.
Il n'en revenait toujours pas de leur relation.
Lorsque Jasmine avait proposé le tutoiement, il s'était senti gêné. La magiterienne avait aussitôt levé un sourcil dubitatif.
– Amerius. En deux mois tu as traversé un pays en défiant la reine pour aller chercher ma fille, voler des documents pour la ramener, mené ta propre enquête en parallèle et construit une machine pour défier le temps lui-même. Tout cela en étant à la fois gérant d'une entreprise et second de la reine pour protéger le royaume. Je crois pouvoir dire sans hésiter, et Pyrius sera d'accord, que ma fille est entre de bonnes mains et que tu as plus que mérité cette petite entorse à la bienséance que la société nous impose.
Amerius était resté muet, les joues soudain chaudes.
Depuis, les deux magiteriens ne l'avaient pas seulement traité comme l'homme essayant de sauver leur fille, mais comme un membre de leur famille ; Jasmine le revigorant de gâteaux aux fruits, Pyrius lui racontant des anecdotes de jeunesse. Des attentions qu'aucun des parents d'Amerius – biologiques, adoptifs ou de substitution – ne lui avaient jamais accordées.
Il s'empressa de manger, pendant que Bartold ramenait Jasmine et Pyrius au palais. Il se rendit à l'abri de jardin et vérifia rapidement le travail des magiteriens. Il corrigea une ou deux erreurs, avant de se rendre à l'étage pour prendre une douche.
Retrouver son lit et sa chambre, où des braises crépitaient dans la cheminée, ne l'apaisa pas davantage.
Dès qu'il se retrouvait plongé dans le noir, ses doutes et ses peurs venaient le torturer comme des cauchemars éveillés.
Galicie qui le harcelait, les magiteriens, Noé et Mona toujours introuvables, et La Bulle laissée à l'abandon. Des situations dont il était impossible de prédire l'issue.
La seule chose dont il était certain, c'était que Rosalie n'était pas là quand il ouvrait les yeux le matin, et que cela lui brisait le cœur.
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