Chapitre 45

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Rues d'Annatapolis, 10h42, 9 de jerve de l'an 1901.

Le fiacre était de nouveau lancé à vive allure.

Son revolver pointé sur la nuque de Mona, Amerius regardait passer le paysage urbain par la fenêtre avec une anxiété naissante. Son autre main était agrippée autour du bras de sa prisonnière.

Lorsque le véhicule s'arrêta enfin, Amerius la traîna derrière lui sans égard pour sa jambe manquante. Il la jeta sur le sol de son appartement du Grenier avant de passer le relais à Bartold.

– Surveille-la.

Le jeune homme repoussa le tapis et traça un cercle de confinement sur le parquet.

– Balance-la dedans.

Bartold s'avança, toujours avec cette hésitation dans le regard. Sitôt Mona prisonnière des équations, celles-ci s'illuminèrent.

– Retourne au palais, ordonna Amerius. Préviens Galicie et revenez ici.

– Mais Amé, tu...

– Fais ce que je te dis !

Son homme de main recula d'un pas.

– D'accord... D'accord...

Il quitta l'appartement, non sans un dernier regard à Amerius.

Celui-ci n'avait déjà plus d'yeux que pour Mona.

– Ce cercle t'empêchera de t'échapper tout en te préservant.

Elle ne répondit pas, mais son regard était encore plus sombre qu'un puits sans fond.

Amerius le lui rendit. Il serra le pommeau de sa canne à s'en faire mal aux doigts.

– Que faisais-tu là-bas ? Qu'est-ce qu'il y avait de si important dans cette maison ?

Pas de réponse.

– Qui est Maguel Stanford ?

Mona sursauta.

– Quelqu'un d'important donc.

Amerius s'accroupit devant elle.

– C'est lui n'est-ce pas ? L'imposteur, le faux Noé. Au plutôt, son autre lui, issu de cette réalité. Qu’espérais-tu en le débusquant ? Que le tuer ferait également disparaître ton père ? Ce n'est comme cela que ça fonctionne et tu le sais. D'autant que ton père a été plus malin que toi : sa doublure a déménagé.

Il continua de la fixer, sa bouche déformée par un pli amer.

Ce n'était pas de Maguel dont il voulait parler.

– Où est-elle ?

Mona lui sourit.

– En sécurité.

– En sécurité ? Dans un passé lointain ? Tu te rends compte de ce à quoi tu l'as arraché ?

– Oui, au danger.

– Non. À sa vie. Tu veux la protéger, même au prix de son bonheur ?

Il se releva.

– Rosalie est importante pour toi, mais tu oublies une chose : dans cette réalité, toi et Maguel ne représentez rien.

Le visage de Mona se contracta de fureur.

– Tu t'es donc empressé de me la prendre. Tu le cachais bien c'est vrai, mais j'ai vu la manière dont tu la regardais.

– Je n'ai rien pris du tout ! Je ne l'ai jamais forcé à dire oui.

Il l'avait embrassé, mais elle s'était déclarée la première, avant de l'emmener plus loin.

– Elle ne te mérite pas, cracha Mona. Un type dans ton genre, coincé et prétentieux, ne sera jamais assez bien pour elle.

Cette déclaration l'ébranla davantage qu'il ne l'aurait crue. Évidemment qu'il s'était déjà posé cette question, mais Rosalie y avait répondu pour lui.

– Je me moque de ton avis. Je veux que tu la ramènes.

– J'ai bien peur de ne plus avoir assez de magie, le nargua-t-elle.

– Permets-moi d'en douter.

Il se passa la langue sur les dents.

– Je ne crois pas que tu saisisses bien la situation. Le temps que Bartold rejoigne le palais, prévienne Galicie qui devra ensuite rassembler ses hommes et venir jusque-là... Cela nous laisse environ deux à trois heures devant nous. Des heures durant lesquelles personne ne sait où tu te trouves.

Amerius se saisit de sa canne par le manche.

– Ton corps est peut-être fait de bois. Mais pas ton esprit.

Il leva la canne et frappa en visant la tête.

Lorsque les fiacres des services secrets débarquèrent, deux heures et trente-huit minutes plus tard, le côté droit du visage de Mona était défiguré de vide. Sa joue s'était envolée, sa mâchoire pendait davantage d'un côté que de l'autre.

Le bois avait craqué comme des os sans se consumer. Amerius la contempla sans s'émouvoir, tout en débarrassant les échardes sur sa canne.

Mona était avachie sur le parquet, essayant de maintenir sa tête droite.

La porte de l'appartement s'ouvrit sur Bartold et plusieurs soldats royaux. Un agent de la BEIMI qui les accompagnait emprisonna les poignets de Mona dans des menottes de confinement. Les soldats l’escortèrent à l'extérieur, la portant presque.

Bartold s'approcha d'Amerius, qui les avait regardé faire.

– Elle est salement amochée.

– Elle a essayé de s'enfuir.

Il savait que son homme de main n'était pas dupe, mais il n'était pas encore prêt à en parler. Bartold et lui montèrent dans leur véhicule, suivant les autres déjà repartis vers le palais.

Amerius tira les rideaux, se plongeant dans le noir.

Il n'était pas certain de l'existence de ces dernières heures. Il n'était pas certain d'avoir été lui-même.

Est-ce qu'il venait de torturer une femme ?

Il ne savait pas vraiment. Ou ne le réalisait pas vraiment.

Est-ce que Rosalie le pardonnerait pour cela ?

Il n'en était pas certain.

Il le lui avouerait. Il refusait que leur relation débute sur des mensonges, quitte à en payer le prix. Si Rose ne voulait plus de lui, alors cela voudrait dire que Mona avait eu raison : Amerius ne la méritait pas.

À force de coups et de menaces, le jeune homme avait obtenu une partie de ce qu'il voulait : des précisions.

Parmi ses innombrables insultes destinées à le blesser, Mona avait laissé échapper un détail :

– Elle sera heureuse. Sans la Cie-Ordalie, elle ne pourra même pas lui manquer.

Sans la Cie-Ordalie. Mona était remontée vraiment loin. C'était peu, mais suffisant pour qu'Amerius ajuste ses calculs et ne gagne en précision.

Le jeune homme comptait bien laisser Galicie se débrouiller avec sa prisonnière. En fait, il allait envoyer tout le monde sur les roses.

Seuls Jasmine et Pyrius seraient présents.

Ils allaient enfin achever cette machine, y passant la nuit si nécessaire.

Avant que le jour ne se lève de nouveau, Rosalie serait parmi eux.

Amerius se releva, la chemise couverte de sueur. Malgré le froid causé par la neige, il avait chaud. Ses doigts étaient rouges à force d'avoir gravé et calculé, ses bras douloureux d'avoir assemblé le dispositif.

Il chassa le sel sur ses paupières et se tourna vers Jasmine et Pyrius.

Les parents de Rosalie avaient repoussé tout ce qui pouvait gêner le bon déroulement de la magie. Les cartons et outils avaient été entassés au fond de la cabane.

Jasmine s'était tant rongé les ongles d'anxiété qu'une goutte de sang avait perlé. Pyrius mangeait, bien trop pour son corps mince, et les aliments ne devaient plus vraiment avoir de goût. Quant à Amerius, il avait passé ses nerfs en ignorant superbement les deux convocations de Galicie au palais.

– Ça y est ? C'est terminé ?

– Oui. Il ne manque plus que toi.

En disant cela, Amerius s'était tourné vers Léni.

Le petit automate leva les bras, prêt à accomplir sa tâche.

– Léni, est-ce que tu as saisi que... la machine pourrait s'emballer ?

Il hocha plusieurs fois la tête. Il était trop optimiste pour songer à des complications. Ou trop courageux.

– Bon.

Amerius le récupéra et le plaça au sommet du cube de verre, aussi grand que lui. Léni s'assit au centre de plusieurs cercles concentriques d'équations.

Le jeune homme intima ensuite à Jasmine et Pyrius de reculer. Il fit s'éveiller la magie, avec anxiété.

Les formules brillèrent, si nombreuses que leur éclat doré supplanta celui des abat-jours.

Le métal et le verre se mirent à vibrer. Le ventre d'Amerius était noué, de peur que les choses tournent mal. Minuit était passé depuis longtemps, il était épuisé, et avait peut-être commis une erreur de dernière minute.

Les formules poursuivaient leur processus. Amerius les compta, s'assurant qu'elles suivaient le bon ordre.

Sur le verre, une sphère d'énergie se forma autour de Léni, tandis qu'à l'intérieur, une image tremblante apparaissait par intermittence. Le sol de parquet usé devint de l’herbe rase, pour être à nouveau du bois.

Pendant ce temps, les vibrations continuaient de gagner en intensité, jusqu'à retourner l'estomac d'Amerius.

Ce n'est pas normal.

Non, les équations auraient dû se stabiliser. Amerius songea à tout arrêter avant qu'il ne soit trop tard, mais une forme, une silhouette assise se forma au centre du verre.

– Amerius ?! Qu'est-ce qui se passe ?! cria Jasmine par-dessus le vacarme.

Il voulut répondre, mais un flash silencieux l'aveugla.

– Dehors !

Il se saisit des magiteriens et ils se ruèrent dans le jardin. Un souffle leur balaya le dos avant de les renverser, en même temps qu'un bruit sourd secouait le sol.

Amerius n'attendit pas que la neige soit retombée pour se redresser. L'explosion avait soufflé son abri. Le toit s'était écroulé sur un côté, abattant l'un des murs qui avait entraîné avec lui plusieurs étagères chargées d'outils répandus dans la neige.

Et au milieu du verre éclaté, une forme étendue, immobile.

– Rose !

Amerius se précipita vers les décombres. Rosalie gisait sur le dos, ses cheveux étalés entre les débris.

Le jeune homme se laissa tomber à ses côtés. Il prit son visage entre ses mains, passant ses pouces sur ses joues amaigries. Elle respirait, mais ses lèvres entrouvertes étaient plus pâles que d'ordinaire.

Il l'appelait, mais elle ne réagissait pas.

– Qu'est-ce qu'elle a ?!

Jasmine et Pyrius l'avaient rejoint.

– La charge magique a dû l'assommer. Sortons-la d'ici. Où est Léni ?

Jasmine se mit en quête de l'automate, pendant qu'Amerius soulevait Rosalie dans ses bras.

Pyrius lui ouvrit les portes avant de recouvrir sa fille d'une couverture, une fois qu’elle fut étendue sur le lit.

Amerius écarta les flocons tombés sur son visage, dont l'eau fondue s'était mêlée aux coupures dues au verre. Jasmine débarqua en même moment, Léni dans une main, des charmes de soin magiteriens dans l'autre.

– Poussez-vous !

Elle écarta les deux hommes, tout en fourrant l'automate dans les mains d'Amerius – une partie de sa tête avait noirci et une jambe manquait à l'appel, mais il vivait.

Jasmine étala du baume sur les blessures de Rose avant de lui faire ingérer une potion bleue fumante. La fumée tourbillonna dans la bouche de la jeune femme pour de ressortir de couleur blanche.

Sa mère se laissa tomber contre le lit.

– J'ai guéri ses blessures, et la potion ne m'a rien révélé de grave.

Elle posa un regard implorant sur Amerius.

– Je n'ai pas de compétences médicales. Mon voisin est médecin, mais je pense qu'elle est juste dans le coma.

Les magiteriens hochèrent la tête. Amerius leur offrit de dormir dans le salon, la chambre d'amis n'étant pas meublée.

Ils redescendirent, Jasmine s'allongea sur le canapé et Pyrius en travers du fauteuil. Ils furent aussitôt happés par le sommeil. Amerius ne s'en sentait pas capable. Il répara Léni avant de sortir rassembler les dégâts dans le jardin. Aux voisins inquiets, il expliqua que le poids de la neige avait fait céder le toit.

Son corps le supplia de lâcher prise. Dans sa chambre, Amerius récupéra l'autre oreiller du lit et s'allongea sur le sol, non loin de Rosalie.

Il se concentra sur sa respiration, toujours inchangée.

Le sommeil gagna finalement son dû.

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