Chapitre 46
Résidence d'Amerius Karfekov, 10h34, 10 de jerve de l'an 1901.
Rosalie ouvrit les yeux sur la pénombre.
Dans son dos, elle reconnut la sensation d'un matelas. Une pâle lueur filtrait d'entre les contrevents, lui permettant de distinguer les contours d'une chambre. Les lieux lui étaient inconnus, mais l'odeur de bois chaud et de papier venu de la petite bibliothèque qui faisait face, cela lui était familier.
Amerius.
C'était sa maison, sa chambre. Il l'avait ramené.
La jeune femme avait pourtant cru sa dernière heure arrivée. La magie autour du cube de verre s'était subitement emballée et un flash nacré l'avait aveuglé. Rosalie avait sombré dans l'inconscience, enveloppée d'un silence absolu.
Elle se redressa, le corps raide et engourdi, la langue collée par un fort goût de pivoine. Et remarqua aussitôt l'oreiller et la couverture sur le sol. Durant combien de temps Amerius avait-il veillé sur elle ?
Rosalie comptait bien le découvrir. Elle fit basculer ses jambes par-dessus le rebord du lit et se mit debout d'une poussée sur les bras.
La porte de la chambre s'ouvrit sur le couloir désert, mais celle menant au bureau d'Amerius était grande ouverte. Rosalie s'avança, ses pieds nus frôlant sans bruit le parquet.
Amerius se tenait au-dessus de son bureau, la tête enfoncée dans l'une de ses mains, mais pas assez pour masquer son air désespéré. Son autre main faisait courir de manière nerveuse un stylo sur des feuilles volantes.
Sur le bord du meuble, se trouvait une bouteille d'alcool à moitié vide accompagnée d'un verre au contraire bien rempli. D'après les traces sur le rebord, ce n'était pas le premier qu'il se servait.
Tout ça à cause d'elle.
– Amerius ?
Il releva la tête avant de la contempler comme une apparition inespérée. Il se leva d’un coup et contourna le bureau, se cognant au passage la hanche contre le bois.
Rosalie n'eut pas le temps de s'exprimer qu'Amerius l'avait déjà serré dans ses bras. Elle lui rendit son étreinte en passant ses bras dans son dos.
Ils refusèrent de se lâcher, Rosalie se perdant dans cette chaleur qui lui avait tant manqué.
– Je suis désolée, souffla-t-elle, les joues humides.
Amerius s'écarta avant de l'embrasser.
– Nous verrons cela plus tard. Nous devons nous occuper de toi. Comment te sens-tu ?
– Plutôt bien. Mais j'ai besoin d'un vrai repas, et chaud. D'une douche. De vêtements propres. D'un lit. D'un fichu retour à la civilisation !
Son amant hocha la tête.
– Tes parents sont dans le salon. Ils m'ont aidé à te ramener.
Rosalie tourna la tête vers l'escalier avant d'y précéder Amerius. Elle s'approcha de sa mère étendue dans le canapé et lui pressa l'épaule, tout en appelant son père.
Ce dernier avait à peine ouvert les yeux qu'il bondit du fauteuil, achevant de réveiller Jasmine. Pour la deuxième fois, Rosalie se retrouva écrasée entre des bras serrés.
Le reste se déroula très vite. Elle avait à peine retrouvé son souffle qu'elle se trouvait assise à table devant un verre rempli à ras bord d'eau et une assiette contenant de quoi nourrir deux personnes.
– Mange, ordonna sa mère.
Rosalie ne se fit pas prier davantage. Pendant ce temps, elle sentait le poids des trois regards posés sur elle, accentué par le silence qui régnait dans la cuisine. La jeune femme savait quelle en était la cause. Ils se posaient des questions, se demandaient ce qu'elle avait fait, comment elle avait vécu, avec qui peut-être. Combien de temps.
Elle-même aurait dû se le demander.
Mais elle avait peur de la réponse, de savoir combien de mois de vie, peut-être d'années, lui avaient été volés dans le présent ?
L'arrivée fracassante de Léni fut l'occasion de détourner l'attention. L’automate venait de se laisser tomber sur la table, vraisemblablement depuis le lustre du plafond, atterrissant dans l'assiette de Rosalie qui lâcha un cri.
– Léni, soupira-t-elle. Je suis moi aussi contente de te revoir.
L'automate se leva, le corps barbouillé de sauce. Rosalie essuya celle projetée sur elle.
La jeune femme rassasiée et Léni rincé de force au jet d'eau par Jasmine, Rosalie éprouva le besoin de se rendre sur la terrasse. Une couche de dix centimètres de neige recouvrait le bois. Rosalie en récupéra une poignée dans sa main.
Elle avait toujours aimé la neige.
La manière dont elle craquait sous ses pas, sa capacité à faire taire les sons, le gel qui cristallisait les pétales des fleurs, et la vapeur blanche qui s'échappait d'entre les lèvres rougies.
La voir entre ses mains la rassura quant au temps passé loin d'ici. Un ou deux mois, car il n'y avait qu'en jerve et felisisse que la ville devenait aussi blanche.
Un tissu épais fut soudain posé sur ses épaules.
Rosalie se retourna vers Amerius.
– Tu vas attraper froid.
Il resserra un peu plus le manteau sur elle.
– Merci.
Amerius posa ses mains sur ses bras sans rien dire, mais il la rapprocha de lui pour que son dos s'appuie contre son torse.
Rosalie se laissa aller, tout en jouant avec la neige en train de fondre dans sa paume.
Par la porte de la cuisine restée ouverte, elle entendait ses parents se chamailler. Jasmine voulait s'en aller, mais son mari devait vouloir encore profiter de leur fille.
– Ce sont de jeunes amoureux, Pyrius. Laissons-les avant qu'ils ne fassent plus que se dévorer du regard.
Rosalie laissa échapper un rire. Amerius soupira d'un air gêné.
La jeune femme avait l'habitude du franc-parler de ses parents, avec qui les tabous étaient rares – elle savait par exemple très bien qu'ils n'avaient eux-mêmes jamais cessé de faire plus que se dévorer du regard.
Dix minutes plus tard, Bartold débarquait en fiacre du café où il avait élu domicile pour la matinée.
Jasmine et Pyrius installés, Léni emmené avec eux, il soupira en direction d'Amerius.
– Moi, à la base, je suis homme de main et garde du corps, pas taxi.
Le mage fit la moue.
– Quand tout sera terminé, je te revaudrais ça.
Bartold hocha la tête d'un air appréciateur.
– Venant d'un mec riche, c'est bon à savoir.
Il fit claquer les fouets et les chevaux fendirent la neige.
Rosalie se tourna vers Amerius.
– Je peux t'emprunter ta salle de bain ?
– Je vais te prêter des vêtements. Tu n'auras qu'à laisser les tiens sur le sol.
Il la précéda dans les escaliers et laissa pour elle une chemise et un caleçon sur le rebord du lavabo.
Une douche chaude fut une autre redécouverte pour Rosalie.
Une fois séchée, elle se planta devant le miroir.
Elle ne s’était pas regardée dans une glace depuis quatre mois, et réalisait à quel point on pouvait être en mal de son propre reflet. Le sien lui renvoya l'image d'une fille privée des quelques formes qu'elle avait déjà. Ses joues et ses côtes étaient creusées, et des contusions marquaient sa peau, conséquences de la fabrication parfois hasardeuse de la machine. Elle était elle et une autre à la fois.
Rosalie enfila le caleçon et la chemise, tous les deux trop grands.
Elle retrouva Amerius dans la chambre, assis sur le bord du lit face à la cheminée. Il entretenait les cendres mourantes à l'aide d'un tisonnier.
Rosalie vint se blottir à côté de lui. Il délaissa aussitôt le feu pour l'entourer de ses bras.
– Comment te sens-tu ? redemanda-t-il.
– Bien.
Sa propre réponse était navrante. Une gêne s'était installée entre eux, et après toutes ses semaines passées loin de chez elle, Rosalie n'avait pas l'intention de s'enfermer dans cette situation.
– Quatre mois. C'est le temps que j'ai passé là-bas.
– On t'a fait du mal ? demanda-t-il aussitôt.
Elle secoua la tête. Puis elle s'écarta pour pivoter vers lui.
– Je t'ai menti et laissé tomber. Je suis désolée.
À son étonnement, il fit la moue.
– J'ai moi aussi une part de tort.
Elle l'écouta, intriguée. Il lui parla de Mona. De sa capture. De ce qu'il lui avait fait pour lui arracher à peine quelques mots.
Rosalie avait du mal à le croire. Amerius, violent ? Elle ne songea cependant pas à le lui reprocher. Comment savoir ce qu'elle-même aurait fait ? Il n'y avait qu'à voir jusqu'où Maguel était allé.
Mais l'image de Mona, cette amie autrefois si chère, brisée par les coups, c'était une image qu'il lui serait difficile d'oublier. Elle avait encore du mal à réaliser ce qu’il s’était passé entre elles. Rosalie n’était pas certaine de pouvoir lui pardonner, aussi décida-t-elle de le faire pour Amerius.
– Je crois que le mieux est d'aller de l'avant.
Rosalie vint s'installer sur ses genoux.
– Dévorons-nous du regard, d'accord ?
Il sourit et l'embrassa.
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