Chapitre 54 - 1
Île de Vierge, 16h03, 15 de jerve l'an 1901.
Amerius s’enfonça dans le brouillard, suivit par une troupe d’une vingtaine de soldats. Davantage aurait été trop bruyant pour une attaque surprise. La lampe perçait à peine le rideau brumeux créé par Rosalie, aussi avancèrent-ils avec hésitation sur le sable. Amerius avait repéré l’emplacement des escaliers avant qu’ils ne disparaissent, et lorsque la masse sombre de la falaise lui apparut, il dirigea la troupe vers la gauche avant de poser un premier pied prudent sur les marches.
La montée s’effectua sans lâcher la rampe. Le groupe parvint au sommet de la falaise, où le brouillard moins dense laissait voir les contours du bâtiment.
Amerius ne se servit pas d’une radio pour informer le bateau de cette réussite. Ils ne devaient pas prendre le risque d’être entendus de Stanford, et de toute façon, le jeune homme n’aurait pas reçu la réponse à cause de la cire dans ses oreilles.
D’un geste, il fit signe à ses hommes de laisser les lanternes. La troupe se sépara en deux, l’autre moitié contourna la bâtisse pour l’infiltrer par les cuisines, tandis qu’Amerius et son groupe y pénétra par la grande porte.
Les cadavres n’avaient pas bougé. L’un d’eux avait encore les paupières ouvertes. Amerius se détourna du regard pâle et accusateur.
Les soldats se déployèrent, armes au poing, dans le rez-de-chaussée, rapidement sécurisé. Les deux groupes redevenus un seul, ils gagnèrent le premier étage.
Amerius était certain que Stanford avait choisi le toit ou une terrasse. Quelle que soit l’arme qu’il construisait, il avait besoin d’espace et d’une vue sur les Basses-Terres. Cela voulait aussi dire qu’il avait vu le brouillard arriver. Ils devaient s’attendre à une attaque, une autre raison qui justifiait le nombre d’hommes envoyés. En cas d’échec, peu perdraient la vie, même si aux yeux d’Amerius c’était déjà trop. Bien sûr, il y avait le morceau de Lune qu’il conservait sur lui, mais son rayon d’action était trop faible pour protéger tout le monde. Le but était de toute façon d’occuper Stanford en attendant la nuit.
Avisant le local électrique, le jeune homme fit signe à un soldat de couper l’électricité. L’extinction soudaine d’un abat-jour oublié lui confirma qu’ils avaient réussi. Si Stanford avait besoin de courant, il allait devoir trouver une autre solution.
L’idée suivante était de trouver Mona Zelenski. Leurs recherches leur confirmèrent qu’elle n’était pas à cet étage. En se dirigeant vers le suivant, Amerius aperçut, un fond d’un couloir, le cadavre de son père, gisant dans une mare de sang. Il avait du mal à envisager que l’homme était mort. Cette ombre menaçante au-dessus de lui avait enfin disparu. Plus tard, il aurait le temps de comprendre pleinement ce qu’il ressentait.
Amerius se détourna avant de s’engager dans les escaliers. Le palier s’ouvrait sur une salle garnie de canapés et fauteuils. Ainsi que sur un silence oppressant. Le jeune homme avait l’impression que Stanford était tapi dans un recoin, et n’attendait qu’une occasion de surgir pour s’emparer de sa tête.
Les portes qui s’alignaient de chaque côté furent ouvertes sur des pièces vides d’occupants. Sous les pieds d’Amerius, le plancher grinçait, assourdissant.
Ce fut lui qui actionna la dernière poignée. Il était si tendu qu’il manqua de lâcher son arme de surprise en découvrant une silhouette dans la chambre.
Mona Zelenski était allongée sur le lit, mains et pied unique attachés aux montants. Elle releva sa tête prisonnière d’un bâillon avant de s’agiter. Amerius lui murmura de se calmer et signala sa présence aux soldats. Le jeune homme retira le tissu de la bouche de Mona.
– Où est-il ?
– Je ne sais pas, comprit-il en lisant sur ses lèvres.
Amerius sortit sa montre à gousset de sa poche. Seize heures trente-sept. Encore une demi-heure avant que le soleil ne commence à descendre, une pour qu’il soit couché.
Le jeune homme percevait désormais la faille dans leur plan. Ils s’étaient précipités, profitant de l’ouverture créée par Rosalie, inquiets que Stanford soit déjà en train de terminer son arme. Mais une fois face à lui, comment pouvaient-ils espérer l’occuper tout ce temps ? Amerius était certain qu’il avait de quoi leur tenir tête. Il avait vu des troupes être anéanties en moins de temps.
Quatre soldats restèrent dans la pièce pour surveiller Mona. Les autres foncèrent vers le toit-terrasse. La porte était déjà ouverte. Amerius poussa le battant et s’avança d’un pas dans le brouillard presque dissipé.
Maguel Stanford se tenait à l’autre bout de la terrasse, sa masse frêle alourdie de métal penchée au-dessus d’une sorte de canon en fonte. À l’aide d’un scalpel chauffé à blanc, il gravait des équations, sans se soucier qu’elles soient droites.
L’homme récitait à voix haute, mais Amerius ne percevait qu’un vague murmure. Dos à la porte, il n’avait pas vu les soldats arriver, et ne releva la tête, surpris, que lorsqu’ils se furent déployés autour de lui.
Stanford s’avisa de la présence d’Amerius. Son visage se déforma de rage. Le jeune homme s’avança, enjambant les câbles et instruments qui jonchaient le sol, le revolver visant le crâne du mage.
– Mains en l’air.
Stanford répondit, mais Amerius avait toujours les oreilles bouchées. Son absence de réaction fit exploser l’homme de colère. Il cria et leva le bras vers un soldat sur sa droite. Le combattant eut un sursaut, avant de s’effondrer.
– ÉCOUTE !
Cette fois, Stanford avait hurlé. Les soldats répondirent à l’agression en tirant, mais les balles rebondirent sur un champ de vibrations entourant le mage.
Amerius leur ordonna d’arrêter. Les réserves de Stanford n’étaient pas illimitées, mais le ciel prenait une teinte orangée. Le jeune homme pouvait l’occuper sans sacrifier de vies. Il fit signe aux soldats de baisser leurs armes et de reculer. Amerius rangea son revolver, et retira une boule de cire sans gestes brusques.
– Inutile d’en arriver là. Ses hommes sont innocents. Ils sont ces victimes que vous essayez de protéger de la guerre.
– Ce sont les vôtres qui l’ont déclenché.
Amerius ne perdit pas de temps à lui expliquer qu’il avait fui les Basses-Terres, et entra dans son jeu.
– En effet. Sauf que ces soldats n’y sont pour rien. Vous m’avez demandé d’écouter. Faisons cela. Parlons, mais laissez ces hommes s’en aller.
Stanford leur jeta des œillades incertaines, mais puisqu’il ne s’y opposa pas, Amerius ordonna aux siens de regagner la sortie. Lorsque le dernier d’entre eux eut disparu, le jeune homme détendit ses muscles.
Il désigna la machine d’un mouvement de tête.
– Comment cela fonctionne ?
– Ne me prenez pas pour un idiot, siffla-t-il.
Il s’avança.
– J’ai toujours rêvé de ça. Vous et moi, mais où je suis celui en position de force. C’est à cause de vous qu’elle est morte, parce que vous n’avez pas su la protéger.
Amerius se souvint du récit fait à Rosalie par Mona. Comment cette dernière, enfant, était restée des jours sous les décombres, à côté du cadavre de sa mère.
Oui, dans la première réalité, Rosalie avait péri, mais le jeune homme ne comprenait pas en quoi c’était sa faute. Il jeta un discret coup d’œil à sa montre. Seize heures cinquante-six.
– Racontez-moi où j’ai échoué.
– Vous êtes parti en la laissant derrière.
Amerius ne le croyait pas.
– Jamais je n’aurai…
Stanford se saisit de lui par les cheveux et tira pour l’emmener à sa hauteur.
– Si.
Son haleine empestait la charogne et le fer rouillé.
– Dans ce cas, articula Amerius par-dessus la douleur, je veux savoir en détail ce qui…
Stanford resserra sa prise.
– Vous n’êtes pas en position de savoir. Je vais vous attacher à ma machine et vous laisser assister au spectacle, avant d’arracher vos membres.
Amerius regarda de nouveau les aiguilles. Dix-sept heures, et un ciel orange. Pas question de se laisser torturer. Il laissa Stanford se coller au plus près de lui, et du sable de Lune dans son manteau.
Le jeune homme le frappa au plein plexus. Stanford relâcha sa prise, Amerius lui faucha les jambes. Il s’empara de son revolver et tira, mais la balle fut ralentie par le champ de force, se logeant qu’à peine dans la peau.
Frustré et plein de fureur, Amerius tira deux balles supplémentaires, déterminé à supprimer cet homme qui ne cessait de l’accuser de tous les maux et de menacer des vies. La deuxième balle ricocha, mais la troisième put percer la protection et s’enfoncer dans la jambe du mage. Ce dernier rampa vers sa machine et se saisit d’une maigre poignée de sable, qu’il lança sur Amerius en marmonnant. Celui-ci s’écarta pour l’éviter, mais la seconde le toucha de plein fouet. Une décharge électrique la secoua et son arme glissa sur le sol. Stanford se releva et s’en empara, avant de lui rendre son coup. Amerius s’effondra, une balle dans la jambe.
Sa montre s’envola de sa poche, se brisant sur une heure qui resterait à jamais figée. Dix-sept heures huit. À l’est, une première étoile venait d’apparaître.
– Je m’attendais à mieux de la part du bras droit de la reine. Comme quoi, un stupide amendement peut changer beaucoup de choses.
– Ou empêcher certains de se prendre pour plus forts et de terroriser les autres.
En réponse, Stanford appuya du talon sur sa jambe blessé. Amerius hurla. Il se sentait idiot, idiot et faible, à s’être fait vaincre aussi facilement. Il aurait dû désobéir aux ordres de Galicie et abattre ce type quand il en avait eu l’occasion.
L’espoir lui revint quand plus loin, vers le nord-ouest, un vague halo argenté se forma sur le pont d’un bateau.
Stanford sourit d’un air carnassier, dévoilant deux rangées de dents jaunies.
– Je vais te…
Il fut interrompu par l’appel de son nom. Surpris, il releva la tête vers la porte du toit. Amerius se contorsionna dans la même direction, avant de blêmir. Son instinct ne l’avait pas trompé. Le pire qu’il pouvait imaginer venait de se produire.
Annotations