1 - Rafaël
Sept semaines plus tôt
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Rafaël
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Distrait, je pousse le caddie devant moi avec un enthousiasme relatif à zéro. Mes pas sont traînants, bien que j'essaye de faire bonne figure dans cette supérette de quartier où je n'ai encore jamais mis les pieds. Ne pas passer pour un junky dépressif, ne pas se faire remarquer comme le gothique métis, ne pas acheter beaucoup trop d'alcool... qu'entend-t-il par beaucoup ? Au-dessus de cinq bouteilles j'imagine ?
Je jette un rapide coup d’œil à la liste négligemment griffonnée par mon frère ce matin, note l'amusant smiley qu'il a dessiné à côté des « cookies double chocolat, mais sans huile de palme, car l'huile de palme tue les animaux ». Message reçu cinq sur cinq.
Je me passe une main sur le visage, la sueur innonde mes doigts : vu la chaleur, Sam va encore sentir bon au retour du lycée. Il a mis du déo ce matin ? Je suis presque sûr que oui.
Je hausse les épaules, comme si les autres clients étaient concernés par mes interrogations intérieures, et attrape la première brique de lait qui se présente à moi.
Le magasin est mal aéré, la chaleur est étouffante et à chaque ouverture de la porte, une nouvelle vague d'air chaud balaye les allées. Ça sent le renfermé, et le sol a une propreté approximative.
— Il faut faire marcher les épiceries de quartier, m'a indiqué Samuel ce matin, alors qu'il rédigeait la liste de course.
— Tu sais que c'est souvent plus cher et tenu par des bandits qui font du black ?
— Plutôt être sourd que d'entendre ça. Tu regarderas s'ils ont des Kinder ?
Et notre conversation s'est arrêtée là. J'ai simplement terminé mon café, et lui a ajouté encore une dizaine de conneries sur la liste telles que : nuggets, noodles au fromage, Snickers, Coca-cola, coquillettes au beurre à faire chauffer au micro-onde. Et il ose encore me faire la morale sur l'huile de palme et le commerce de proximité ?
Je t'en foutrais.
En quelques cinq minutes chrono, je termine mes courses, passe un bon moment à chercher les cookies double chocolat sans huile de palme, me fais ouvertement draguer par la caissière et enfin retrouve l'air libre de Soledo. Les sacs au bout de mes bras ne sont pas lourds, mais la chaleur est telle que tous mes muscles hurlent à l'agonie. Je ne pensais pas que la température puisse autant jouer sur mon énergie vitale. À partir de quand commence t-on à réellement mourir de chaud ?
Quelle idée de venir habiter ici ? Mais quelle idée... ?
Le quartier semble plutôt calme, en cette fin d'après-midi. Je me suis peu documenté sur le lieu avant d'y poser nos bagages, et à mon grand désarroi, nous nous retrouvons dans ce que les gens aiment à nommer un ''coin chaud'' de la ville. Le soir de notre arrivée, nous avons entendu un coup de feu dehors. Sam a faillit pleurer, et je me suis rendu compte que j'étais un piètre grand frère pour lui infliger un quotidien à venir, bercé par la peur et l'appréhension de mettre le nez dehors. On dit que les membres de gang ne ratent jamais leur cible lors de règlements de compte, je n'en suis pas si sûr.
Son lycée n'est qu'à une dizaine de minutes à pied, ce qui en tant que bon frère névrosé, me rassure assez pour ne pas le suivre et vérifier sa bonne arrivée en cours chaque matin. Mais je ne peux m'empêcher de douter : et s'il se prenait une balle perdue ? S'il se faisait emporter par un gang local ? Et si on lui proposait de la drogue ?
Je secoue la tête, tente d'ignorer les images de mon frère un gros calibre entre les mains, et tourne au coin de la rue pour tomber sur notre nouvelle maison, un peu brinquebalante, mais bien debout.
Le propriétaire en nous remettant les clefs, m'a avoué qu'il avait eu quelques problèmes avec le voisinage par le passé, mais que tout pouvait se régler. Par la sympathie, l'argent, l'intimidation, il n'a pas vraiment précisé.
En tout cas, cette petite maison ira bien pour le temps que nous avons à passer ici. Deux chambres, une grande pièce à vivre avec cuisine annexe, une salle de bain plutôt fonctionnelle bien que douteuse en ce qui concerne la décoration. Certes, elle n'est pas parfaite – le plancher grince à outrance, les vitres n'ont pas été remplacées par du double-vitrage, et la porte arrière ne ferme pas complètement – mais comparée à l'abominable studio que nous louions avant d'atterrir ici, il n'y a pas à chipoter.
En plus, nous avons une petite parcelle de verdure, et ça ce n'est pas négligeable. On pourrait peut-être prendre un chien ? Un berger australien, pour défendre la fameuse porte arrière qui ne ferme pas ?
À méditer.
…
Il est quinze heure trente lorsque Sam rentre enfin, suivi de près par sa nouvelle meilleure amie depuis notre arrivée, j'ai nommée : la transpiration.
— Tu as trouvé mes cookies ?
— Je te répondrai une fois que tu te seras douché au parfum. On a dit quoi sur le déo ?
Il hausse les épaules, et fond sur les placards de la cuisine, la bave aux lèvres.
— Et sinon, à part critiquer mon parfum de mâle alpha, quoi de neuf ?
Je m'adosse au frigo, l'observe piocher dans un premier paquet de gâteaux, s'en engouffrer un dans la bouche puis attraper un verre dans un autre placard.
Un puits sans fond, c'est ahurissant.
Il me pousse pour attraper le lait dans le frigo, s'en sert un premier verre, le boit, et réitère l'opération avant que je ne lui subtilise la bouteille des mains.
— On va mettre les choses au clair : je déteste faire les courses, alors ce que tu avales, tu iras le racheter.
— Toi, détester faire les courses ? Ça m'étonne, tu es tellement sociable.
— Fous-toi de ma gueule, et la prochaine fois, tes saloperies de cookies, tu pourras t'asseoir dessus.
Il me tire la langue – puéril – et je lui réponds d'un majeur tendu dans sa direction.
— A ce propos, tu as pas trop fait peur aux bébés avec ta tête de déterré ?
— Pourquoi diable aurais-je fait peur aux enfants ? J'adore les bébés.
Il sourit, dévoilant deux rangées de dents brillantes recouvertes d'un appareil dentaire aux couleurs étonnantes. C'était sa seule condition : avoir un appareil dentaire, oui, mais avec de la couleur.
Étais-je comme lui à quatorze ans ? Je me le demande parfois.
— Et sinon, le lycée ? Tu t'es fait des amis ?
Il hausse les épaules, et s'assoit sur le comptoir de la cuisine pour terminer son goûter, la tête ailleurs.
De par mon métier, on voyage beaucoup avec Samuel. Et, comme il a été élevé par les même parents que moi, le lien social est aussi difficile à faire pour lui que pour moi, bien qu'il n'en montre jamais rien. Il pense que s'il ne met pas de mots sur sa solitude, on ne la remarquera pas.
Mais c'est tout l'inverse. Je vois bien son téléphone désespérément silencieux, ses allers et venues, seul. Qu'il pense embobiner le monde passe encore, mais pas moi.
— Sam.
— J'ai découvert qu'un mec de ma classe habite aussi dans la rue. Mais il est... enfin...
— Il est quoi ?
— Bah tu vois quoi... populaire.
Encore une catégorisation débile que je ne comprenais déjà pas du temps où j'étais moi-même au collège. C'est quoi, être populaire en fin de compte ? C'est porter de la marque ? Être un Don Juan ? Fumer de la weed derrière le bahut et espérer qu'un maximum de personnes se rende compte de nos yeux rougis ?
— Et en quoi ça t'empêche de lui parler ?
— Il est un peu space en fait.
Je hausse un sourcil et il détourne le regard, embêté.
— Space en quoi ?
— Bah, c'est un feeling que j'ai. Et puis, il a une drôle de façon de s'habiller. Tu vois Mean Girls, le film ?
J'opine, et il commence alors à m'expliquer que ce fameux gamin pourrait être une version masculine de Regina George, bien qu'il ne s'habille pas en rose, mais plutôt en imprimé militaire et autres pantalons trop serrés. Ses mots insistent sur la réputation de cet autre jeune, sur les gens qui le suivent comme un véritable modèle alors que, selon mon frère, il n'est pas très recommandable. Apparemment, il semble bien renseigné sur lui, malgré ce qu'il avance, car j'apprends en à peine trois minutes qu'il fume, qu'il fait partie de l'équipe d'athlétisme et de cheerleaders, qu'il a une belle gueule mais qu'il le sait, donc qu'il est prétentieux, et que ses yeux sont verts alors qu'il semble être arabe, ou arabe croisé mexicain.
— Oui, en gros, tu le sens pas, je finis par résumer. Tu le sens pas, mais tu t'es bien renseigné.
— Oui. C'est à peu près ça. Il habite en face, il faut bien que je sache à qui je pourrais avoir affaire sur le chemin du lycée.
— Donne-lui une chance, tu sais mieux que quiconque que les à priori sont à éviter.
Son petit nez se fronce tandis que mes mots font doucement route jusqu'à son cerveau ; il réalise qu'en cinq minutes, il a été plus ''langue de pute'' que moi.
Quel choc. Sous l'effroi, il quitte la cuisine en prétextant des devoirs urgents.
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