4 - Ariana
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Ariana
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Les jumeaux m'en ont voulu ce matin de les avoir laissé préparer leur petit déjeuner tous seuls. En partant pour l'école, ils m'ont destiné un petit mot taché de cacao : « On veut des empanadas ce soir, et ce n'est pas une proposition ». La syntaxe laisse à désirer, mais dans le fond le message est passé.
À notre retour à la maison, Damian est monté se changer, et je lui ai proposé d'aller faire un tour en ville, pour nous retrouver. Et, à mon grand étonnement, il m'a demandé, à la place, si je ne pouvais pas l'emmener aux urgences pour faire vérifier l'état de son arcade.
C'est pourquoi, moi devant, lui derrière, nous roulons en direction du centre hospitalier le plus proche, à vive allure sur ma vieille moto à la peinture écaillée.
Il se cramponne à moi avec force, et je sens le bord de son casque dans mon dos, malgré l'épaisseur de mon blouson en cuir.
Je sais très bien, que je n'ai pas été tendre avec lui quand il est rentré défiguré après s'être fait passer à tabac par H et ses sbires. J'avais un peu de peine pour lui bien sûr, mais quelque chose dans ma tête m'interdisait de trop le ménager car se retrouver dans l'état où il était, c'est lui qui l'avait souhaité. Il avait accepté de commencer l'initiation, il en connaissait les règles. Et c'est ce qui me terrifie.
Car si il savait pour les coups, il sait également pour la suite. A t-il vraiment pu accepter malgré les phases deux et trois de l'initiation ? Il m'a reproché de les avoir moi-même passées : à l'époque, ça n'avait rien à voir, et c'est différent pour les femmes. Pire, ça je n'en sais rien, mais le fait est que seule la phase trois est la même pour les deux sexes.
J'avale difficilement ma salive en y repensant, et me concentre sur ma route.
Ses doigts s'enfoncent dans le tissu de mon débardeur, et je lui demande si tout va bien en hurlant par-dessus le vent. Un faible « Oui » me répond, mais ça ne me soulage pas.
Les paroles de Fiona me reviennent en boucle « Il ne va pas bien », puis celles du sale type chez H « Meuf, ton frangin il risque plus de se faire prendre dans tous les sens que de se faire taper sur la gueule ». Quels risques est-ce que je fais réellement courir à mon frère ?
Nous arrivons à l'hôpital en moins de temps que je n'avais prédit et j'ai la surprise sur le parking, de tomber sur Elena, une ancienne voisine devenue shérif de notre ville. Insigne sur la poitrine, elle me salue d'un large sourire et offre une brève étreinte à Damian.
— T'as pas bonne mine toi, souligne-t-elle en le désignant du menton.
— Je suis au lycée maintenant, ça t'étonne ?
— Ça ressemble pas à de la baston de lycéens ça.
Elle lève les yeux au ciel lorsque Dam fronce du nez, et se tourne vers moi avec un sourire fraîchement retrouvé.
— Comment ça va Ari ?
— Comme peut aller une pauvre fille comme moi.
Mon autodérision ne la fait pas rire, et elle prend même un air grave pour appuyer son mécontentement.
— C'est pas le top en ce moment, mais je t'expliquerai.
— Pas de soucis ma belle, on se voit un de ces jours.
Elle me fait un petit signe de la main avant de rejoindre son équipe et de remonter à bord de leur poussiéreuse voiture de service.
— Elle peut parler, t'as vu cette tête qu'elle se paye, marmonne Damian.
— Tu es vexé mon cœur ?
Il me tire presque la langue, mais se rattrape juste à temps : son image, attention.
…
Les urgences étaient bondées, nous y avons passé trois heures. Trois heures interminables à attendre un diagnostic qui ne m'a pas étonnée plus que ça : cicatrisation difficile mais sur la bonne voie. Le docteur qui a reçu Dam lui a prescrit une pommade à appliquer matin et soir, ainsi que des compresses pour occulter la blessure et éviter toute infection.
Damian semble rassuré, c'est le plus important, bien que je sois persuadée que les sièges de la salle d'attente garderont longtemps la marque de mes fesses, vu le temps que nous y avons passé.
Lorsque nous sortons enfin de cet enfer puant le médicament et la javel, nous retrouvons ma moto toujours aussi mal garée sur le parking, avant que je ne jette un petit regard en biais à Damian.
— On va casser la croûte ?
Sans ouvrir la bouche, il hoche vaguement la tête, et monte derrière moi en s'agrippant de toutes ses forces à mon blouson. La chaleur est terrible, et me fait transpirer sous le cuir. J'ai la sensation que ma peau colle aux manches, et que si je venais à retirer mon blouson un peu violemment, elle partirait avec.
Soledo, à dire vrai, n'est pas une ville à proprement parler. Plus un grand quartier qui se suffit à lui-même, à côté d'une grande ville. Le coin un peu mal famé, mais qui se suffit à lui-même. Nous avons notre propre hôpital, notre propre unité de police détachée du poste central, quelques dinners, quelques bars, une ou deux boîtes de nuit, notre propre collège et notre lycée.
Ce qui est à la fois positif, et oh combien négatif. Car, les enfants de Soldeo ont l'impression de suffoquer ; toujours les même têtes, toujours les même classes, pas vraiment de diversité. On ne peut pas se mentir là-dessus, car mis à part des afro-américains et des hispaniques, il n'y a pas beaucoup d'autres horizons ici. D'où ma petite pique envers monsieur Taylor et madame Aubra qui eux pour le coup, sont blancs.
Après, comment pourrait-on leur en vouloir ? Ils agissent pour le mieux en venant donner un enseignement de qualité aux gamins de couleur de notre quartier pourri. Ils mériteraient tous les deux une médaille du mérite et de magnifiques couronnes de fleurs.
Tout en ruminant sur ma moto, je prends la direction d'un vieux dinner où papa avait l'habitude de nous emmener avant de se retrouver entre quatre murs.
Le parking est presque désert, et je jurerais que le gérant à soupiré de soulagement en nous voyant entrer dans son établissement.
— Bienvenu chez Riviera ! Ce sera pour deux ?
Je lui souris en hochant la tête, et il m'offre un clin d’œil tout sauf subtil.
C'est un établissement comme on en voit peu désormais, avec ses banquettes usées et ses tables à la peinture passée. Un juke-box est présent au centre de la salle, au pied d'une petite estrade qui sert certains soirs à accueillir les groupes du coin. Une déco tout de rouge et de blanc, à l'odeur de la vieille Amérique mais également aux parfums du sud, avec des inspirations clairement guatemaliennes. Le gérant lui, un petit homme d'une quarantaine d'années, a dans son accent toute l'histoire d'une vie à jongler de culture en culture.
Damian s'assoit le premier à une table en bord d'allée, loin des fenêtres et de l'imprenable vue sur les immeubles délabrés du nord de Soledo.
— Je te rappelle juste que je suis pas censé m'enfiler plus de mille-deux-cent calories par jours.
— C'est quoi ce régime à la con ? Une idée de Lu ? je marmonne en avisant les différents hamburgers de la carte.
Il hausse les sourcils, et finit par choisir un hamburger végétarien aux aubergines.
— Comment ça se passe dans l'équipe au fait ?
— Je suis flyer. C'est pour ça qu'il faut que je fasse gaffe à mon poids.
— Dam, tu dois faire soixante kilos tout mouillé, abuse pas.
— Et c'est déjà lourd. Les autres flyers font genre quarante-cinq kilos elles.
Je me passe une main sur le visage, complètement dépassée par ce que me raconte mon petit frère.
Il est parfait comme il est. Il atteint presque son mètre soixante-cinq, est bien proportionné, à un bas du corps super musclé et une bonne endurance. Un physique au top et une petite tête qui normalement peut lui permettre d'obtenir tout ce qu'il veut, pour peu qu'il ne soit pas couvert de bleus.
Alors son histoire de régime, à d'autres.
— Bon alors, on va parler de la fuite chez Samuel...
— Non, j'ai pas envie d'en parler.
— Je vais pas t'engueuler Damian. Je voulais juste savoir, pourquoi après tout ce cirque avec H et sa bande d'abrutis, tu n'as pas été te réfugier chez eux ?
Il a blêmit, et je vois au mouvement de ses épaules qu'il doit se tordre les mains sous la table.
— J'aime bien Samuel, finit-il par murmurer. Il est sympa.
— Et au moins chez lui, tu es sûr de pas te prendre de coups, je me trompe ?
Dans le mille. Il détourne la tête, fixe son regard sur le serveur qui nous apporte nos boissons, et ignore le contact de ma main sur son avant-bras. Ses lèvres tremblent légèrement, mais lorsqu'il se retourne vers moi, son expression s'est figée. Mécanisme de défense classique : geler ses traits pour ne pas laisser passer le moindre signe de faiblesse. Il l'a toujours fait, et ce n'est pas aujourd'hui que ça va commencer à changer.
— Tu peux m'en parler Dami, je suis passée par là moi aussi.
— Je sais. Mais t'inquiète ça va, c'est qu'un mauvais moment a passer..
J'espère qu'il sait à quel point j'arrive à lire en lui comme dans un livre ouvert. Il ne croit pas un traître mot de ce qu'il vient de me dire, et je suis prête à parier que quelque part, au fond de lui, bien caché, il y a des regrets et de l'angoisse.
Les même regrets que j'ai moi-même ressentis, il y a presque dix ans maintenant.
— Tu sais très bien que non, au fond.
— Ariana, on a plus de famille. Nada. La seule qui peut encore nous rester, c'est eux.
— Tu penses pas ce que tu dis.
Il attrape distraitement la paille de son verre, et avale une grosse gorgée de jus d'ananas avant de planter ses yeux dans les miens.
Dans la famille, H et moi avons hérité des yeux sombres de papa, tandis que Dam et les jumeaux ont ceux de ma mère, d'un vert perçant, incisif.
Alors, lorsqu'il lui arrive de faire ça, de me fixer avec ses grands yeux bien ouverts, grande sœur ou pas, je me sens mal à l'aise. Il ressembleà un chat en colère, Grumpy Damian.
— Tu as fais ce choix il y a un bail maintenant, Ari. Pourquoi tu ne me laisses pas le faire moi aussi ?
Parce que moi, c'est papa qui m'avait forcé, et qu'aujourd'hui tu as le choix de faire autrement.
Ma bouche refuse de s'ouvrir pour lui expliquer la chose, il sourit en coin en terminant son jus à toute vitesse.
— Tu vois ? Tu sais même pas quoi dire.
— J'ai une multitude d'arguments à te donner, Damian. Pour commencer, les phases deux et trois de l'initiation. H t'en a parlé j'imagine ?
Nouveaux tremblement. Ses orbes vertes se détournent à nouveau, et comme une bénédiction pour lui, nos assiettes arrivent au même moment.
Son portable vibre dans sa poche, et il y jette un rapide coup d’œil avant de remarquer que je le fusille du regard. Arrogant, il sort le petit appareil et me le fourre sous le nez, pour que je puisse y lire le message de Samuel : « Tout le monde se demande où tu es au lycée :( », suivi de près par « Au fait, j'ai pas mis le sweat Mickey au final XD ».
Est-ce qu'avant qu'il ne m'énerve trop en faisant son malin, je lui dit que j'ai été m'expliquer avec notre très cher frère hier après-midi ?
Il répond rapidement à Samuel, avant de ranger son portable et de croquer dans une frite.
— Il m'en a parlé, oui. Je suis au courant.
— Et tu cautionnes ?
— Et toi ?
Balle au centre. Je croque dans mon hamburger avec colère.
…
Notre virée frère et sœur a viré court après ce repas désastreux. Au final, je n'ai pas réussi à lui faire entendre raison, et me suis moi-même empêtrée dans mes souvenirs, dans mes heures passées à jouer au même jeu dangereux que lui. Et au fond, il a raison : qui suis-je pour lui faire la morale ? J'ai suivie l'initiation, ne m'y suis pas arrêtée, et ai quitté le navire lorsque ma maturité et mon expérience de vie m'ont fait comprendre que ce que je vivais, ce n'était pas exaltant. C'était juste dangereux, dangereux et dérangeant.
Cet après-midi, j'ai donc laissé Damian vaquer à ses occupations – tant qu'il restait à la maison – et me suis plutôt concentrée sur ma recherche d'emploi. Pour le moment, j'ai un revenu, pas fixe, mais qui suffit à tenir la maison a flot et à vivre à peu prêt correctement. Mais sur la durée, je ne me vois pas finir là-dedans, et de toute manière ; l'agence m'aura virée bien avant mes trente-cinq ans.
Avachie dans le canapé, mon ordinateur sur les genoux, je visite quelques sites où les annonces d'employeurs à la recherche de la perle rare s'empilent : serveuse, secrétaire, aide ménagère, caissière, vendeuse, il n'y a que ça. Et ce serait mieux, toujours mieux que mon emploi actuel, mais au niveau de la charge, de mon temps de présence restreint à la maison avec ce qui se passe pour Damian en ce moment, je ne me vois pas m'absenter.
Mes doigts frappent toujours les touches du clavier pour rafistoler mon CV décousu lorsque mon portable vibre à côté de moi.
Fiona.
Avec détachement, je décroche et mets le haut parleur.
— Meuf, j'ai le plan du siècle pour ce soir. Deux frangins, ils recherchent deux filles et...
Je coupe le haut parleur en vitesse, et rapproche le portable de mon oreille, priant pour que Dam n'ai rien entendu de ce début de discussion aussi traître que honteux.
— Excuse ma belle, j'ai pas bien entendu, je marmonne.
— Deux mecs, friqués qui recherchent deux nanas, pas d'impératif d'origine ou de physique, six cent la soirée entière.
— C'est l'agence qui t'a balancé ce plan ?
Je l'entends ricaner au bout du fil, avant de reprendre la parole.
— Bien sûr que c'est l'agence ! Tu m'as prise pour qui ?
— Sexe ou pas ?
— Selon feeling. Mais quand ils te verront...
En deux secondes, je ferme le clapet de mon ordinateur et m'installe plus confortablement dans le canapé.
— C'est bon pour moi. À quelle heure ?
— Vingt-et-une au Shamrock.
— C'est super près de chez moi ça. Imagine qu'un pote à Dam me reconnaisse ?
Silence de réflexion, hésitation, solution.
— Perruque ?
— Pourquoi pas. Tu m'en prête une ?
En quelques bribes de parole, à peine cinq minutes au téléphone, tout est réglé.
Je raccroche et me roule en boule sur le canapé : comment puis-je oser faire la morale à mon petit-frère, alors que j'agis de la sorte ? Une putain d'hypocrite, voilà ce que je suis.
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