8 - Rafaël
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Rafaël
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— Je me passes de tes commentaires, merci.
Jay lève les mains comme pour me prouver sa bonne foi, mais je préfère le menacer d'un dernier froncement de sourcil.
Je viens à peine de rentrer : il est minuit passé. Je l'ai trouvé étendu sur le canapé du salon en train de regarder une daube équivalente à celle que je regardais cette après-midi lorsqu'il m'a téléphoné.
Il me talonne, tandis que je fuis dans la cuisine pour me servir un verre de whisky. Il m'en demande un, j'accepte, et le lui tends avec détachement.
— Comment va la jolie poulette ?
— J'aurais dû l'emmener aux urgences tu crois ?
— Tu veux vraiment savoir ce que je crois ?
Je lui fais signe de se taire, et descends la moitié de mon verre en une gorgée. La brûlure de l'alcool dans ma gorge me soulage un instant, et je comprends alors que si Damian finit ivre à chaque soirée où il se rend, il doit être très mal dans ses baskets.
Jay me fixe de ses yeux bruns infiniment profonds. Étonnant pour un mec de sa carrure, d'avoir des yeux aussi proches de ceux d'un chiot.
— Samuel est resté chez eux ? Imagine qu'ils viennent finir le travail ?
— S'il se passe quoi que ce soit, on le verra, Jay. La fenêtre de ma chambre donne littéralement sur leur porche.
Il secoue la tête avec dépit, et se serre un autre verre de whisky.
Jay, c'est l'alcool facile, l'argument choc pour se mettre plus bas que terre. Aucun doute que la bouteille qu'il m'a ramenée tout à l'heure, il a déjà dû la goûter à de maintes reprises.
Certaines marques sur son visage ne trompent pas, et pourtant il est encore jeune. Son nez est un peu trop rouge, pour un type sportif dans son genre, qui devrait mener une vie saine et sans excès.
— Je m'inquiète pour toi mec. C'est pas sain ce que tu nous fais là.
— Je vois pas de quoi tu parles.
— Si, tu le vois bien. Je parle par exemple, des cinquante minutes que t'a passées avec la demoiselle sous la douche tout à l'heure.
À mon tour de me resservir un verre. L'alcool jaunâtre rempli mon verre à cul rond, et j'en bois une bonne gorgée avant de secouer la tête.
Nous avons soigné la blessure à l'épaule de Ariana, du mieux que nous avons pu elle et moi. Elle m'a sommé de ne surtout pas appeler les urgences, de ne pas l'y emmener, que son assistante sociale serait forcément mise au courant. J'ai essayé de lui expliqué qu'elle aurait pu être simple victime civile d'un règlement de compte. À la vue du tatouage sur son épaule gauche, j'ai compris que cette version ne tiendrais pas la route. Un « C » stylisé avec de jolis traits noirs délicats et légers, étranges pour un tatouage de gang.
Au bout de dix minutes de supplications, j'ai fini par céder, mais ai tout de même voulu savoir comment elle comptait stopper l’hémorragie qui teintait ma douche de carmin. Elle m'a demandé un couteau, un briquet, et du sucre.
Elle s'est cautérisée putain ! Et toute seule de surcroît. De longs grondements de douleur me sont parvenus de la douche, alors qu'elle opérait avec une précision qui m'a interloqué ; ce n'était clairement pas la première fois qu'elle se rafistolait toute seule. Puis, elle a appliqué le sucre, en m'assurant que ça aidait à la cicatrisation.
Le résultat, assez ignoble, je l'ai bandée malgré ses protestations. Elle ne voulait pas au début : « Et si les jumeaux remarquent les bandes ? », la belle affaire ! Ce serait toujours mieux qu'ils ne voient la croûte carbonisé à la naissance de son épaule.
Alors oui, nous y avons passé un peu de temps, sous la douche, mais pas pour les raisons que Jay imagine.
— Je vois pas en quoi ça te regarde.
— Raf, les meilleurs ont chuté de cette façon. En s'éprenant de leurs cibles.
— Tu connais le verbe ''s'éprendre'', intéressant.
Il fronce les sourcils, et approche sa main de la bouteille pour la troisième fois ; je ne lui laisse pas le temps de s'en saisir et l'écarte pour la ranger dans le placard.
— Et tu feras quoi, au moment où elle découvrira pourquoi tu t'es vraiment installé ici ?
— Je lui expliquerai, et elle comprendra. Elle est loin d'être bête.
— Assez bête pour pas réussir à maintenir son frère loin de ces conneries.
— Pour sa défense, Dam est loin d'être facile à gérer.
Il ricane, et me désigne la photo de Samuel et moi aimantée sur le frigo.
— Et toi, tu laisses le gamin ''difficile à gérer'' se pieuter avec ton frangin. Bravo l'artiste.
— Tu sais quoi ? Je vais aller me coucher parce que là tu me pompes l'air.
— T'as raison, fuis le problème en allant ronfler.
Je lui lance un regard assassin par-dessus mon épaule, et prends un soin tout particulier à éteindre la lampe de la cuisine alors qu'il s'y trouve encore.
Ce n'est pas très mature je sais, mais il commence vraiment à me les chauffer, et il n'est là que depuis six heures.
Je prends une grande inspiration en passant la porte de ma chambre, et l'inspecte avec désintérêt. Mon esprit est ailleurs. Il est de l'autre côté de la rue, dans la chambre de la sœur aînée, allongé à côté d'elle, dans la chaleur de son corps et de ses draps. L'esprit, dissocié du corps, est entre les bras de l'unique fille Cortez, contre sa poitrine où se dessinent quelques cicatrices anciennes mais toujours visibles. Au creux de ses bras, contre ses épaules fatiguées de toujours tout porter.
Je secoue la tête, et vais pour m'asseoir sur le rebord de mon lit lorsque par ma fenêtre, je vois s'allumer la lumière du porche. Ariana fume, encore, les cheveux au vent et le visage baissé. Elle ne me remarque pas, en train de l'observer à ma fenêtre. Elle ne note pas mon regard que je sais trop tendre sur elle, ni le sourire au coin de mes lèvres. Elle ne remarque rien de tout ça.
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