17 - Samuel
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Samuel
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Les regards brûlants, les murmures, je n'ai jamais connu ça. Dans tous mes anciens établissements scolaires, j'étais le mec transparent, le fantôme, celui dont on ne connaissait même pas le nom. Jamais aucune rumeur à mon sujet, jamais aucun scandale.
Ce n'est pas le cas ce matin.
Aux côtés de Chiara, j'avance la tête basse, les mains enfoncées dans la poche avant de ma salopette.
— Pourquoi tu baisses la tête ?
— Ils arrêtent pas de parler de moi, je murmure.
— Et c'est en bien. Même si je désapprouve, tu as foutu une rouste à Lenni, et tout le monde l'a vu. T'as pas à avoir honte.
Elle me caresse doucement le bras, et je redresse doucement les yeux, dénoue mes épaules, et resserre ma prise sur les bretelles de mon sac à dos.
— En plus de ça, t'as le nez et le doigt cassé. Ils te prennent pour un caïd.
— Bah j'ai pas envie d'en être un moi.
— Fallait y penser avant de sauter sur Lenni pour l'éloigner de tu princesa.
Je ferme les yeux, inspire par le nez, et suis presque satisfait d'enfin atteindre mon casier pour pouvoir y plonger ma tête à la façon d'une autruche dans le sable. Je retrouve l'odeur âcre du métal rouillé et de mes livres usés.
Ce matin, Rafaël m'a prévenu de tout ça, de tous ces changements. Il m'a parlé des rumeurs, des idées, des étiquettes.
— Tu n'en avais pas avant les vacances, c'est sans doute fini, m'a t-il dit en déjeunant.
J'ai paniqué, et me suis hâté de partir sans même attendre Damian. J'avais besoin de faire un point, de me préparer psychologiquement. Alors seul, j'ai longé la route, suis resté à la vue des automobilistes et des passants, la peur au ventre qu'un King100 ne me tombe dessus.
Je sens encore la pluie de coups et le sang battre trop fort à mes tempes.
Chiara siffle entre ses lèvres serrées, et je constate que ses yeux sombres fixent Lenni et ses potes qui fiers comme des coqs, fanfaronnent au bout du couloir.
Eux aussi reprennent les cours aujourd'hui.
— Putain, je te jure que je peux pas me carrer ces types, marmonne t-elle. Et pourtant je suis pas une pro-Cortez.
— Alors comme ça on est deux. Viens, on monte un club ?
La voix de Duke me surprend, et je le salue d'un signe de tête, alors que Chiara le fixe, hallucinée.
— C'est à moi que tu parles ?
— Qui d'autre ?
Elle rougit, bafouille, et se retourne vers moi tandis que je referme mon casier.
Lenni en passant près de nous, m'adresse un large sourire, et agite son annulaire gauche dans ma direction. Celui que les hommes de son gang m'ont cassé il y a dix jours.
Une vague de colère me remonte le long de la gorge, chaude et envahissante.
— J'en reviens pas qu'il fasse le malin, marmonne Duke.
— J'en reviens pas que le zoo duquel il s'est échappé ne l'ai toujours pas récupéré.
La réplique cinglante signée Damian Cortez fait disparaître la colère en un instant.
Planté juste à côté de nous, il sirote tranquillement un café fumant, les yeux perdus dans la direction où se dirige Lenni.
— Commence pas, mec t'en a pas marre de te faire casser la gueule ?
— Ça fait un style. Chiara, comment vas-tu ?
Un sourire immense lui barre le visage alors qu'il s'adresse à mon amie, et je remarque qu'il transpire la fausseté. Il se fiche ds savoir comment elle va en réalité, il se fout juste de sa gueule.
Il est en forme, ça promet.
— Visiblement mieux que toi. Tu t'es encore fait étaler sur une table de cantine ?
— Non, dans un parc, plus exotique. Cariño, como està ?
Possessif, il vient se ranger plus près de moi, et lève la tête pour déposer un baiser sur ma joue, avant de faire singe à Duke de se préparer à partir.
— Tu m'as pas attendu ce matin ? J'avais l'air fin quand Jay me l'a dit tiens.
— Désolé.
— Tranquille t'en fais pas. Aller go, Duke, le coach veut nous voir.
Je croise le regard de Damian, qui brûle d'une flamme que je ne lui connaissait pas, mais n'ai pas le temps de m'y attarder que déjà il disparaît au bras de Duke, auquel il explique vivement que Lu est de très mauvaise humeur.
Le duo hors de notre vue, Chiara se tourne vers moi, et hausse un sourcil.
— Cariño ? Tu sais ce que ça veut dire ?
— Tu te doutes que non, je soupire.
— ''Trésor'', ou ''Mon chéri''. Mais, j'imagine que tu as forcément une explication ?
Je rougis jusqu'aux racines.
Qu'est-ce qu'il est fourbe, ce n'est pas possible. Il savait que sur nous quatre, seul lui et Chiara parlaient espagnol, alors il ne se mouillait pas trop en m'appelant de la sorte, mais posait sa nouvelle place auprès de moi face à mon amie. J'avais déjà remarqué avant les vacances qu'il avait du mal avec Chiara, mais n'aurais jamais pensé un seul instant qu'il puisse en être jaloux.
— Eh bien..., je marmonne en cherchant mes mots, c'est un peu compliqué.
— Compliqué dans quel sens ?
— Dans le sens où on a en a jamais vraiment parlé.
Elle hausse les sourcils dans une expression tout sauf compréhensive, et me mime un « sexe ? » muet en exagérant bien chaque mouvement de ses lèvres.
Je me sens rougir à nouveau, et détourne les yeux.
Non, pas encore. Je ne suis pas prêt pour le moment, et Damian a dû s'en apercevoir car il ne me cherche pas trop de ce côté-là. Bien sûr il fait exprès parfois de se rapprocher un peu trop près, ou de me coller ses fesses sous le nez, mais c'est sa marque de fabrique alors j'essaye de ne pas m'emballer à chaque fois. Le problème étant que si mon corps est prêt à sauter le pas, ce n'est pas le cas de ma tête, et encore moins de mon cœur.
— Alors ? insiste Chiara, vous avez couché ou pas ?
— Mais non ! Et puis c'est quoi toutes ces questions gênantes là ?
J'accélère le pas, mon amie sur les talons, et gagnons notre salle d'histoire à reculons.
La moitié de la classe est déjà présente, et à nouveau c'est un défilé de murmures sur mon passage jusqu'à ce que je gagne mon pupitre.
Certains sont tout sauf discrets, d'autres intentionnellement forts afin que je puisse en prendre part.
— Il a rejoint le gang... ?
— Il paraît qu'il a menacé Lenni de le buter !
— Regarde son nez, c'est cramé que c'est un violent qui se fait passer pour un gentil !
Déjà fatigué, j'enfouis ma tête dans mes bras et entends Chiara pouffer devant moi.
Peu de temps avant le début du cours, Duke et Damian daignent rejoindre leurs places sous le regard méprisant de monsieur Taylor qui, assit à son bureau, ne me semble pas de très bonne humeur.
Lorsque Damian s'assoit à côté de moi, je le tire par la manche de son sweat afin de pouvoir lui parler à l'oreille :
— Cariño ? Vraiment ?
Un sourire lui fend le visage d'une oreille à l'autre, et il me répond, son souffle chaud contre mon oreille :
— Le prends pas personnellement mi amor, tu es à moi, et je voulais que Chiara le sache.
— Chiara est en crush sur Duke espèce de demeuré.
Il se recule pour pouvoir capter mon regard, stupéfait, et je le repousse à sa place tandis qu'il ricane.
— Monsieur Cortez, vous avez l'air de bonne humeur dîtes-moi, grommelle monsieur Taylor.
— Si vous saviez à quel point m'sieur, vous seriez surpris.
Nouveau sourire, plus mince cette fois-ci.
…
Il y a peu de chose qui font réellement peur dans la vie, et cela varie selon les personnes. Je sais que pour ma part, la peur d'être seul, la peur du feu, sont deux choses qui m'angoissent, me tendent et me font frissonner à la seule pensée.
Et ce soir, je découvre une nouvelle peur, toute autre, moins imagée, mais sûrement bien plus partagée.
J'ouvre de grands yeux lorsque la sonnerie de mon portable se met à hurler dans ma chambre. Le noir ambiant me noie, et je mets quelques instants à trouver mon téléphone, dont l'écran allumé renvoi sur les murs une lueur crue et aveuglante.
Mes gestes sont mal assurés, et je manque lâcher mon portable.
Du bout de l'index, j'accepte l'appel, et rapproche le portable de mon oreille.
À mon réveil il est une heure douze du matin.
— … allô ?
Ma voix est faible et ensommeillée – même pas sûr que mon interlocuteur ait compris.
— Sam c'est moi.
— Damian ? Pourquoi tu... ?
— … tu peux venir me chercher s'te plaît... ?
Je me fige en entendant le sanglot dans sa voix. Étouffé, je sens qu'il tente de le réprimer, mais le mal est fait.
— Qu'est-ce qui se passe ?
— J'ai... j'ai fais une bêtise.
Nouveau sanglot.
Je bats des cils, allume ma lampe de chevet, et me redresse dans mon lit pour pouvoir me concentrer sur ses mots.
— Où tu es ?
— Sur les quais.
— Non mais... Dami c'est super dangereux à cette heure-ci !
Seule sa respiration me répond, de l'autre côté du téléphone.
Rapidement, et sans raccrocher, je me lève et enfile un jogging et un sweat noir.
— Tu restes où tu es, j'arrive.
— Je suis désolé Sam.
— De quoi ? Allez, calme-toi, je suis là dans pas longtemps.
En quelques respirations, quelques mouvements, je suis prêt à partir. Je pense d'abord à descendre au rez-de-chaussée, avant de me souvenir de Jay et de son oreille infaillible. Alors, plus par nécessité que par réelle envie, j'ouvre ma fenêtre, et descends comme je le peux, en m'accrochant au rebord de celle-ci.
Les quais ne sont pas loin de chez nous, à peine dix minutes à pied. Et comme je cours, je ne mets que cinq minutes à atteindre les docs.
Il fait nuit noire, et la lune n'est pas assez pleine pour éclairer ma route. Guidé à la simple lueur de mon téléphone, j'avance dans la rue déserte, focalisé sur ma propre respiration pour ne pas paniquer plus que de raison.
Aurai-je seulement pu quitter ma chambre sans en parler à Rafaël il y a deux mois ? Sûrement pas.
Ce que je fais est inédit, impensable et grisant ; c'est horrible car je sais que ce qui m'attend sur les quais, je n'ai pas envie d'y assister, mais en même temps, cette adrénaline dans mes veines, ce sentiment d'être irremplaçable et inarrêtable, ça m'étourdis.
— Dami, t'es encore là ?
— … ouais.
— Je suis presque là. Tu es où exactement ?
— … vers le container désinfecté.
Celui où il se rend lorsque ça ne va pas, il me l'a déjà dit une fois. Un endroit tellement peu avenant que personne n'ose s'y aventurer. Et lui, ça lui convient bien.
La semelle de mes baskets claque sur le goudron, et la chaleur de la nuit m'étouffe quelque peu. Nous sommes pourtant en novembre, la température devrait avoir baissée. Elle l'est peut-être ? Après tout, mon corps brûle de l'intérieur, ce ne serait pas impossible que je me consume réellement.
Le container est en vue. Le fait de l'éclairer à la lumière fantomatique de mon portable le rend encore plus inquiétant. Ses parois de taule me paraissent prêtent à se briser, et l'entrée, une simple ouverture dans l'une des parois, ressemble à une bouche ouverte de monstre métallique.
Du doigt, je coupe l'appel téléphonique, et appel doucement mon petit ami, le cœur battant.
— Dami... ?
J'entends du bruit à l'intérieur. Quelqu'un se lève, marche, puis court dans ma direction. Puis, c'est le choc : le corps tremblant se jette sur le mien, les bras se lient autour de mes épaules, et les jambes se nouent autour de ma taille. Animal apeuré raccroché à sa seule défense, Damian vient littéralement de me sauter au cou, son cœur tambourinant bien plus fort que le mien à travers son tee-shirt en coton. Il a la chair de poule, et sans une désagréable odeur de...
… de poudre.
Nous restons ainsi quelques instants, lui accroché à moi avec une force déconcertante, moi le serrant avec protection contre moi.
Son nez dans mon cou inspire mon odeur, et ses doigts se crispent sur mon sweat.
— Pardon, murmure t-il.
Je le serre un peu plus, et commence à m'agenouiller pour tenter de capter son regard malgré l'obscurité. La noirceur de la nuit ternie ses yeux et enlaidi son visage : il me paraît tout droit évadé d'un hôpital psychiatrique avec ses cheveux en bataille, ses yeux rouges et son teint blafard.
— J'ai tué le troisième petit cochon, susurre t-il contre mon cou.
— Le quoi ?
Je ne suis pas sûr de bien comprendre, de bien suivre son raisonnement.
Plus détendu, il commence à relâcher sa prise, et éloigne un peu son visage de mon cou.
Ses dents sont serrées, et son expression figée.
— J'ai paniqué, m'avoue t-il en attrapant mes mains. J'ai paniqué et... je voulais pas.
Il est totalement désordonné. Ses mots se heurtent et se chevauchent, comme s'il n'arrivait pas à les assembler. Il bafouille un instant, se reprend comme il peut, et m'adresse un sourire qui me paraît fou à la lueur de cette lampe de portable.
— Je voulais pas tirer... mais Donni il... il...
Nouvel échec dans ses explications. Il halète un peu, et je lui caresse le dos tout en lui murmurant de se calmer.
Image plus proche de la mère et de son enfant que du couple, il serre mes mains au creux des siennes, et gronde un peu en essayant de faire le tri dans sa tête.
— Il m'y a poussé et... je suis qu'une merde putain.
Enfin quelque chose de clair. Sa dernière phrase me frappe comme un coup de pied en plein ventre, mais j'essaye de ne rien montrer. Mon front se colle au sien, et j'effleure le bout de son nez avec le mien.
J'ai compris ce qu'il a fait. J'ai compris à la minute où j'ai entendu la sonnerie dans ma chambre, et ça devrait me révulser, me donner la gerbe, me faire fuir et le repousser. Mais je ne ressens rien de tout ça. Juste une immense tristesse, une grande détresse partagée avec le cœur qui bat contre le mien. Et à dire vrai, ce n'est pas tant le geste que cette absence d'émotion cohérentes qui me fiche la trouille, là maintenant.
— … qui ?
— Le type qui nous a agressé il y a dix jours.
J'acquiesce, et pose un baiser sur ses lèvres au goût salé, désagréable et inhabituel.
Nous restons ainsi quelques secondes, lui soulagé d'avoir parlé, moi horrifié de ne pas ressentir ce que je devrais.
Damian vient de passer la phase trois, et je ne ressens rien d'autre qu'un amour dévorant qui me consume un peu plus à chaque seconde qui passe. Ce n'est pas normal, c'est monstrueux.
C'est moi qu'il a appelé, je me dis en l'embrassant.
Il a tué quelqu'un, je me rappelle en sentant ma gorge se serrer.
Mes pensées m'étourdissent et me rendent fou, alors j'arrête simplement de penser pour me concentrer sur lui et sur la chaleur qu'il dégage, sur l'odeur si particulière de la poudre qui émane de son tee-shirt, sur la détresse dans ses baisers.
Lorsque je suis tombé amoureux de lui, je me suis persuadé qu'une partie de moi m'avait quitté, pour laisser la place à la passion que je lui porte.
Ce soir, je me demande si cette partie de moi, celle qui m'a quittée, ce ne serait pas la raison ?
…
Nous rentrons chez moi dans la nuit noire, lui serré contre moi pour profiter de la chaleur de mon sweat, moi vif et alerte pour nous protéger du moindre danger. L'oreille tendue, l’œil avisé, je ne respire presque pas jusqu'à ce que nous n'arrivions dans ma chambre. Alors seulement, à la lumière de ma lampe de chevet, je peux découvrir son tee-shirt gris marbré de tâches brunâtres. Alors seulement je réalise complètement que pour une fois le sang qui le macule, ce n'est pas le sien.
Il constate que je le fixe avec insistance, et plante son regard dans le mien.
— Je devrais peut-être rentrer chez moi.
— Tu devrais peut-être juste retirer ce tee-shirt et venir te coucher.
Lentement, il hoche la tête et s'exécute, avant de me rejoindre dans le lit toujours défait, dans les draps qui n'ont presque pas eu le temps de refroidir. Instinctivement, il vient se blottir contre moi, et je l'accueille d'une étreinte possessive.
Ni lui ni moi ne parlons au début, puis je me lance enfin, lui pose quelques questions. Pourquoi était-il seul sur les quais ? Pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour me contacter ?
— Après avoir... hum, tiré je... je me suis tiré. J'ai laissé Donni derrière moi, et j'ai été me cacher dans le container et... j'avais besoin d'être seul, un peu.
J'acquiesce dans le silence, et dépose un baiser sur son front. Ses yeux sont chargés d'une expression étrange, à mi-chemin entre l'étonnement et la tristesse. De ses mains il attrape les miennes, et les serre doucement. Il est agité, et a le regard fuyant.
— Tu... tu m'en veux pas ? Je te jure que ce sera la seule fois mais ce type, il... il méritait.
Je ne suis pas sûr de pouvoir affirmer que cet homme méritait vraiment la balle que Damian lui a collée, mais j'essaye de me rassurer en me disant qu'au moins, il s'agissait de quelqu'un ayant déjà mal agis, pas d'un innocent. Se rassurer comme on peut, faire la part des choses.
C'est horrible mais c'est ainsi.
— Ariana...
— Elle pense que je suis chez Lu. Soirée préparation de match.
Je souris, et laisse sa main courir dans mes cheveux.
— Je ressens pas ce que je devrais, je murmure. C'est pas normal.
— Alors comme ça on est deux.
Un simple baiser avant l'extinction des feux, un simple contact qui scelle quelque chose de plus dangereux qu'un simple échange entre nous. C'est le secret, l'acceptation des abîmes de l'autre : lui le coupable, moi le complice.
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