34 - Damian

9 minutes de lecture

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Damian

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   Samuel me ment. Il me ment lorsqu'il m'assure que tout va bien au lycée, qu'il est heureux d'y retourner, que vraiment, ça lui avait manqué. Si on passait son discours dans un traducteur, ça donnerait ceci :

« Franchement, je suis super content, tu sais, après m'être pris cette balle, le temps il m'a parut tellement long, bloqué à la maison à rien faire. Et puis, j'ai retrouvé Duke, et Chiara... Non franchement, j'ai hâte que tu reviennes ! » donnerait « Franchement ? J'ai envie de me tirer une balle. Tu sais, après m'être fait tirer dessus par un autre élève du lycée, j'ai vraiment cru que j'allais rester traumatisé toute ma vie. J'étais bien au final à la maison, à l'abri. Au moins, j'ai retrouvé Duke, Chiara... mais aussi toutes ces têtes de con qui ne font que parler sur moi et analyser chacun de mes faits et gestes. D'ailleurs lundi midi, j'ai cassé la gueule d'un mec qui faisait deux fois ma taille parce qu'il t'a ouvertement traité de pute devant tout le lycée, alors je lui ai cassé le nez. Sincèrement, ne reviens pas, ce lycée craint à mort ! ». Avec évidemment, quelques petites nuances à apporter.

Ce qui me dérange en fin de compte, c'est plutôt cet entêtement qu'il a à me faire miroiter un monde tout beau tout rose où tout irait pour le mieux. C'est pas ça la vraie vie. La vraie vie elle craint, elle sent mauvais, et elle donne pas du tout envie d'être vécue.

Lorsque j'ai fait part de ma réflexion à monsieur Ross ce matin, il a simplement répondu que peut-être, Samuel faisait ça pour me protéger, pour ne pas qu'en plus de ma propre peine, j'ai aussi à endosser la sienne. Je lui ai dit que c'était ridicule, il n'a rien répondu.

Nous avons beaucoup discuté de mon frère ce matin, en réalité. Après l'incident de mercredi, dont je ne m'étais toujours pas tiré ce matin, mon psychiatre a senti que quelque chose n'allait pas. Il m'a demandé de lui expliquer, j'ai refusé, il m'a à nouveau ensorcelé avec ses belles paroles... j'ai fini par cracher le morceau.

J'en veux à H, vraiment. Je lui en veux de ne pas être venu à l'hôpital, de ne pas avoir pris de nouvelles de juste... de pas avoir été là.

Je gronde, sur le siège passager, et vois ma sœur me couler un regard étonné.

— Un problème little D ?

— Oublie ce nouveau surnom, il est dégueulasse.

— Pète un coup, c'est quoi cette mauvaise humeur soudaine là ?

Je lui montre mes dents, et croise les bras sur ma poitrine.

Quelle corvée, mais quelle corvée. Cet après-midi, c'est sortie ''habillage'' avec Ariana, autant dire que je vais y passer des heures. Je... j'ai encore du perdre une taille de pantalon, mes vêtements me sont trop grands pour la plupart.

Et bien qu'elle n'en dise rien, je sais bien que ce problème, accumulé aux autres, dérange Ariana. Car ce souci-là, il dure depuis trop longtemps déjà.

— Fais pas la tête comme ça. On en a pas pour vingt ans, et puis de toute façon, on doit rejoindre ti cariño et mon affreux Rafaël à la fête foraine à dix-neuf heures.

— Ton ''affreux'' Rafaël ?

Elle sourit, pouffe, avant de soulever une épaisse mèche de cheveux qui jusqu'à maintenant, retombait gracieusement dans son cou. Il y a une trace de morsure le long de sa jugulaire.

— Wouah, ok.

— Je le maudis, franchement. Il a des réflexes bizarres parfois, tu feras attention avec Samuel.

Je hoche la tête, repense à l'épisode de mercredi, m'en veux terriblement. Parfois, je songe au fait que quelqu'un d'autre, qu'une personne qui ne serait pas aussi patiente que Sam, m'aurait jeté depuis un bail. J'ai une chance folle de l'avoir, et j'ai l'impression de lui faire endurer des horreurs.

En soi, s'il s'est fait casser le doigt, tirer dessus, tabasser, insulter, afficher sur les réseaux sociaux, c'est de ma faute. Et moi je suis là à lui gueuler dessus, lui vomir sur les chaussures, lui en faire voir de toutes les couleurs, mais... il est toujours là.

Nous arrivons au centre commercial cinq minutes plus tard. Il n'y a pas grand monde : tout le monde doit être à la fête foraine, notre petite fierté à Soledo. Assez grande pour attirer des habitants de la cité des anges, elle regorge de manèges, de stands de confiseries, et reste souvent en ville jusqu'à la fin décembre.

Je ne sais cependant pas si je suis prêt à prendre un tel bain de foule.

— Bon, en priorité des jeans, des pantalons, quelques hauts... tes baskets sont comment ?

— Pas encore de trou dans la semelle, je marmonne.

— Bien, donc pas besoin de chaussures.

Elle arpente les rayons, me montre des articles, n'attend pas ma réponse pour me les jeter à la figure.

Elle peut vraiment être exubérante parfois.

— Ari la fête... on y va combien de temps ?

— Si tu veux pas y aller mi corazon, on peut aussi rentrer à la maison.

— Non non, juste... je sais pas, c'est peut-être bête, mais j'ai peur de croiser...

— Je sais Dami. Mais, si ça peut te rassurer...

Elle se tourne vers moi, un large sourire aux lèvres.

— … je serai collée à tes semelles, jamais à plus d'un mètre. Et puis, tu veux mon avis ? Si je voulais m'en prendre à toi, j'attendrais que Sam ne soit pas dans le périmètre.

— T'es au courant de ce qui s'est passé lundi donc.

— Bien sûr. Raf m'en a parlé, mais... Lu m'avait envoyé un message avant. Elle s'inquiète pour lui.

— Et dire qu'à une époque, tu disais d'elle qu'elle était une fouteuse de merde.

Ma sœur secoue la tête, et me pousse à l'intérieur de la cabine d'essayage. Elle referme le rideau derrière moi, et me laisse me déshabiller dans le silence.

Tranquillement, je retire chaussures, pantalon et tee-shirt et...

C'est le blocage.

Comme piégé par ma propre image, mes yeux restent rivés sur le miroir, cet immense miroir de cabine d'essayage qui ainsi exposé à la lumière, me renvoie un reflet ignoble.

Mon cou est encore jaune, et des traces persistent sur mes cuisses, sur mes hanches. Quelques cicatrices de griffures parcourent mes flancs. J'ai la sensation de voir mes veines palpiter à travers ma peau abîmée, de pouvoir discerner une grande majorité de mes os.

J'ai envie de vomir.

Lentement, j'avance ma main pour toucher la surface glacée du miroir, la ramène brusquement vers moi après en avoir effleuré la surface. J'ai la sensation que ce reflet qui n'est plus le mien, vient de me brûler.

C'est pour ça que Sam m'a repoussé. C'est pour ça que les infirmiers refusaient de me laisser accéder à la salle de bain tout seul. À la maison, nous n'avons pas de miroir de plein pied.

Ma gorge fait un drôle de bruit, tandis qu'elle se noue.

— Ari ? j'appelle brusquement.

Elle ne répond pas. Je sens mon cœur accélérer, se mettre à battre trop vite et trop fort contre ma cage thoracique. Le sang afflux à mes tempes, fait un ravage dans ma tête, me donne le tournis.

Ce silence, ce putain de silence, le même que dans le coffre de cette camionnette, le même que dans cette horrible salle où je devais attendre dans le noir, au bon vouloir de ceux qui m'avaient acheté, que je me calme.

Je suis tout seul, à nouveau.

— Ariana ?

Toujours pas de réponse. Tremblant, j'attrape un pan du rideau, le tire, tombe sur ce couloir de cabines vides, ou aux rideaux fermés.

Et c'est l'image du couloir du Chill's hotel qui me revient, alors je referme le rideau, et me tasse contre le mur le plus éloigné de l'entrée. Le monde semble tourner autour de moi, comme si j'étais le centre d'une toupie lancée à pleine vitesse.

Si tu as peur, si tu te sens menacé, demande de l'aide, me lance monsieur Ross, dans ma tête.

— Ariana !

Je hurle franchement, et commence à me laisser glisser contre le mur, lorsque le rideau s'ouvre doucement sur ma sœur. Visiblement hébétée de me retrouver dans un tel état, elle vient s'accroupir en face de moi, prend mes mains au creux des siennes, tente de comprendre.

Puis, ses yeux se posent sur le miroir, et c'est comme un éclair de génie qui passe dans ses yeux.

— Dam, c'est bon, je suis là, ça va aller.

Mes jambes remontées contre mon torse, mes bras enroulés autour de mes genoux me gardent à distance de son étreinte. J'accepte sa présence sans vraiment l'accepter.

— Je suis désolé Dami j'étais... je regardais les ceintures à côté et...

— Je peux pas Ari je... c'est pas moi.

Nouveau mouvement d'incompréhension. De sa main, elle caresse ma joue, repousse mes cheveux de devant mes yeux, tente de capter mon regard.

— Comment ça ?

— C'est pas moi. C'est... c'est plus moi.

Je ne sais pas où je suis. Le vrai moi, la vraie version, pas ce clone sans couleur, sans fond, cabossé et boiteux.

— Bien sûr que si mon chat... c'est toujours toi, pourquoi tu...

— Je suis repoussant.

Éberluée, elle s'assoit finalement en tailleur face à moi, les mains toujours enroulées autour des miennes. Le bout de ses baskets rencontre la pointe de mes pieds, qui se recroquevillent sous le contact.

Elle a un drôle d'air, entre la sévérité et la préoccupation.

— Damian, tu me regardes maintenant.

Du doigt, elle me force à relever le menton. Mes yeux rencontrent les siens, je déglutis.

Avec une infinie douceur, ses mains quittent les miennes, viennent saisir mon visage en coupe, et le tournent face au miroir.

— Il y a des choses qu'on va devoir travailler. Qu'on va devoir guérir, ensemble. Je sais que tu es mal mon cœur, que ça va pas fort pour toi. Mais écoute-moi bien, parce que je le répéterai pas une seconde fois.

En sautillant d'une drôle de façon, elle se rapproche un peu plus de moi, toue en gardant mon visage rivé face au miroir.

— Tu es beau, d'accord. Tu es magnifique, je pense qu'il n'y a pas un garçon sur cette terre qui t'arrive à la cheville. Je suis tellement fière de marcher à tes côtés lorsqu'on sort, parce que tu es toi, la tête haute, tout le temps, tu es magnifique, ok ? Oui, tu es blessé. Oui, ton corps est marqué, et gardera sans doute des traces de certaines blessures, mais, vois la chose de cette façon : les cicatrices qui resteront, seront les marques de ta victoire. Ta victoire sur ceux qui ont essayé de te faire plier, qui ont voulu te voir au sol.

Mon cœur se serre. Je tente d'ignorer la sensation, de rester focalisé sur les paroles de Ariana, sur la façon qu'elle a de froncer les sourcils en me disant ça.

— Tu es tout, sauf repoussant. Dami tu as hérité des yeux de maman, la chance vraiment et... Samuel sera mieux placé que moi pour en parler, mais tu as un corps de malade. Je connais des filles qui tueraient pour avoir tes fesses d'accord ?

Elle rit, tout en me caressant les cheveux.

— En parlant de notre Sam, est-ce que tu vois comment il te regarde ?

— Je...

— Il te regarde avec un truc dans les yeux, crois-moi Dami : ce truc qui brille lorsqu'il te regarde, c'est le signe que tu as tout gagné. Lorsque quelqu'un te regarde comme Sam te regarde toi, c'est le signe que tu as plus rien à craindre, que tout est bon.

Je souris à mon tour, repense effectivement à ce petit côté indescriptible qui m'attire dans les yeux de mon petit ami lorsqu'à la dérobée, je le vois m'observer.

— Alors dis-le, murmure Ariana.

— Dire quoi ?

— Dis que tu es beau, que t'es canon putain, et que plus jamais tu en douteras. Que c'est pas ces putains de cicatrices, ces putains de marques qui y changeront quoi que ce soit. Allez.

Pensivement, je me mords la lèvre, fixe mon reflet dans le miroir, mes yeux, mon air crispé, le visage déterminé de Ariana.

Je ne suis pas convaincu. Je n'y arrive pas, c'est au-dessus de mes forces.

— Je suis désolé, je murmure simplement.

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