34 - Rafaêl
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Rafaël
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Un choc violent me soulève du siège, me pousse en avant, je gronde en sentant le volant de mon auto s'enfoncer dans mes genoux. Cette attraction a été créée pour les nains, c'est une aberration.
Mon frère, fier comme un coq de m'avoir ainsi foncé dedans, se bidonne en s'éloignant rapidement de la zone de l'impact.
Mes dents grincent, tandis que je reprends le volant pour foncer droit sur lui, pied au plancher. Les autres participants de l'attraction n'ont qu'à s'écarter, Samuel vient de faire de ce manège, une affaire personnelle. Sur ma route, je heurte un adolescent d'une quinzaine d'années, bouscule une mère et son fils entassés dans le petit bolide jusqu'à ce qu'enfin, je n'arrive à proximité de mon frère. Il a compris la manœuvre, il sait que je veux le faire autant trembler qu'il vient de le faire avec moi.
Alors il tente de fuir, encore. Sauf que cette fois-ci, je l'intercepte contre un bord de l'arène, et lui rentre dedans avec toute la force dont je suis capable. Son auto part sur le côté, rentre dans la barrière de sécurité, et Samuel hurle.
— Oups, je glousse en le regardant s'énerver sur son volant.
Heureusement pour moi, l'attraction prend fin, et les voiturettes se coupent.
— T'as eu du bol ! s'exclame t-il en me rejoignant.
— Non, pas du bol : du talent.
— Arrête de te la péter, c'est juste des auto-tamponneuses.
Peu importe. Je hausse les épaules avec légèreté, et entraîne mon frère vers une autre attraction, un autre manège, un autre stand de confiserie scandaleusement chères.
Nous sommes à la fête de Soledo depuis deux heures maintenant. Ariana et Damian doivent nous rejoindre – normalement – aux alentours de dix-neuf heures. Pour manger un bout, peut-être faire un tour de manège, mais surtout pour éviter la foule de l'après-midi.
Mon frère mourait d'envie d'y aller, et comme je me doutais du peu d'enthousiasme que mettrait ma petite amie à le laisser y aller avec Damian, je me suis dévoué, brave et courageux que je suis, pour faire face à ces gosses capricieux, ces parents dépassés, ces jeunes puant le shit à des kilomètres à la ronde.
Je ne comprends pas comment Samuel peut aimer ce genre d'endroit.
— Raf, Raf, on fait le grand huit ?
Il a de nouveau six ans, à trépigner sur place en avisant chaque mètre carré de cette fichue fête d'un air émerveillé. Parfois je me dis que l'emmener à Disneyworld pourrait lui valoir un arrêt cardiaque.
— Wouah t'es sûr... ?
— C'est pas après manger qu'il faudra le faire, alors viens !
Il m'attrape par la manche de mon manteau, et me tire à sa suite.
Dois-je lui dire maintenant que ce grand huit m'inspire tout, sauf de l'envie ? Combien de chance y a t-il pour qu'il ne soit pas bien monté ? Et puis, qui me dit que personne n'a vomi sur le siège sur lequel je vais m'asseoir ?
La file d'attente me paraît durer une éternité et pourtant, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, je me retrouve assis dans ce wagon à la couleur rouge passé, une barrière de sécurité ma foi peu convaincante repliée devant moi.
Je n'ai pas peur de grand-chose : pas peur du vide, pas peur du feu, pas peur de la noyade ou des araignées, pas peur des armes ou du sang, mais ça, cette horreur sur rail qui doucement se met en marche malgré mon appréhension, me donne envie de me frapper la tête contre le dossier.
— Raf t'as peur, souligne Sam tandis que nous entamons une montée.
— Et puis quoi encore ? Je suis... quelque peu désorienté c'est tout. Tu sais qu'il arrive que ces wagons déraillent ?
— Si tu essayes de me faire culpabiliser de t'avoir monté là-dedans, c'est loupé.
— J'aurais dû aller acheter les fringues avec Dam, et laisser Ariana gérer la punaise que tu es.
Il me lance un regard sidéré, me demande avec un rire si je viens bien de le surnommer ''punaise'', avant d'exploser de rire à la vue de mes phalanges blanches sur la barre du manège.
J'ai pas envie de mourir dans un grand huit.
Heureusement qu'à côté de moi, Samuel en profite un maximum. Son entrain et sa joie débordante me font un minima oublier cette horrible sensation de voir le haut de la montée se dessiner devant moi.
— Tu as quelque chose à confesser au cas où... ?
— Sam, si on meurt dans ce manège, je te garantis que même dans la mort, je te traquerai et te ferai ravaler ton putain de sourire moqu...
Je n'achève pas ma phrase ou plutôt, je l'achève dans un hurlement, alors que ça y est, le wagon dévale la première descente.
Mon cœur bat si vite dans ma poitrine, j'ai l'impression qu'il va exploser. Mon frère hurle de plaisir à côté de moi, tandis que mes hurlements d'agonie font ricaner le jeune couple assis dans le wagon juste devant nous.
Bordel.
C'est donc quelques hurlements et jurons plus tard, que le manège s'arrête enfin, et que Samuel, plus que satisfait, me fait remarquer que j'ai de la sueur qui me dégouline du front.
— Je vais te mettre en famille d'accueil.
— Essaye toujours, je te manquerai trop.
— … j'adopterai un chien que j'appellerai ''Samuel deux''. Un chihuahua je pense. Niveau tête, on est pas loin.
— Sérieux ?
Il rit à nouveau, avant de me montrer du doigt, une sorte de piste de danse flanquée de deux écrans sur lesquels défilent des formes plus ou moins étranges.
— C'est pas un truc de danse japonais ce machin-là ?
— Si, mais celui-là comporte des chansons anglaises, enfin je crois. On le fait ? Toi contre moi ? Le perdant paye à manger ?
Il me prend par les sentiments. Cependant, avant d'accepter, j'observe quelques instants les braves hommes qui, sous les cris de leurs amis, sont en train de s'affronter sur la mythique Tik Tok de Kesha. L'un est en sueur, l'autre focalisé sur l'écran comme si sa vie en dépendait.
Sincèrement, je peux battre Samuel à ce jeu-là. Il a un sens du rythme déplorable, et une coordination relative à zéro. Je vais l'exploser.
— Vendu, je souris en m'approchant du guichet pour acheter les tickets.
Samuel sautille sur place, et lorsque la jeune foraine lui demande sur quelle chanson il aimerait m'affronter, il jubile, puis lui murmure le titre l'oreille.
Elle hausse un sourcil, cherche dans sa base de données, puis acquiesce.
— Vous êtes les prochains, nous lance t-elle, un sourire en coin.
Du coin de l’œil, j'observe Samuel faire le cake, tout fier qu'il est d'avoir comploté contre moi avec la jeune femme de l'attraction.
— J'aime bien les sorties comme ça, me lance t-il subitement. Ça faisait longtemps.
— Moi aussi j'aime bien, sauf lorsque tu essayes de me faire gerber en me montant de force dans un grand huit.
— Sous preuve du contraire, je t'y ai pas traîné par les cheveux non plus.
— Tu as fais preuve de violence psychologique pour arriver à tes fins.
Il me tire la langue – puéril – avant de me secouer le bras en pointant les écrans du doigt.
Finalement, c'est le type en sueur qui a remporté le tour, et qui loin d'être humble, se moque allégrement de son acolyte devant ce qui me semble être, leurs compagnes respectives.
En quelques enjambées, je rejoins la piste de droite, tandis que mon frère s'installe sur celle de gauche.
Et, l'horreur la plus totale, la prévision de jours entiers de honte : au milieu de la foule, et alors que la chanson débute, je remarque Ariana, flanquée de Damian, les yeux rivés sur nous.
I'm so excited, des The Pointer Sisters. Je vais tuer Samuel.
Cette chanson a une histoire pour nous, c'était celle de son spectacle de fin d'année en maternelle, celui où j'ai été le seul représentant de la famille à faire acte de présence dans les rangées de parents.
Sur le retour, pour faire abstraction à l'absence de notre mère, j'ai lancé cette chanson au volume maximum, et me suis amusé à donner des coups de volant à gauche à droite, pour faire ''danser'' la voiture. Samuel était hilare, n'a pas arrêté de chanter cette maudite chanson après ça.
J'essaye de suivre le rythme des icônes à l'écran, me rate plusieurs fois sur le premier couplet, tandis que Samuel mène bon train devant moi. Il semble voler de case en case, je lui hurle de me laisser une petite chance.
— Allez Sam !
Je hausse un sourcil en reconnaissant la voix de Damian dans la foule, et leur jette un regard par-dessus mon épaule. Ariana m'encourage, Damian me fait un doigt d'honneur.
Petite peste.
Rien que pour lui clouer le bec, je me concentre à nouveau sur le jeu, donne tout ce que j'ai. Et moi qui me moquais de ce pauvre homme en sueur, j'aurais mieux fait de ne pas m'avancer. Le rythme est tel que je sens la sueur me dégouliner de la nuque jusqu'en bas du dos, sous mon épais manteau d'hiver.
Étoile, carré, cœur, cœur, carré, étoile, soleil, soleil, soleil, cœur....
Les symboles à l'écran s'enchaînent à la vitesse des paroles des chanteuses, me donnent le tournis.
Sauf que je gagne, je gagne oui.
— Vas-y Rafaël ! hurle Ariana.
Je souris, puis explose de rire lorsque d'autres voix dans la foule se mettent à scander mon prénom, en opposition aux « Samuel, Samuel » entonnés par des voix plus jeunes.
Mes cuisses me brûlent, j'ai l'impression que mes jambes vont lâcher.
La musique, les lumières aux extrémités des écrans rendent cette expérience folle, et surtout, surtout, de voir mon frère blêmir à chaque salve de points que je remporte, me met dans une joie folle. Regrette t-il d'avoir parier le repas ? Sûrement.
Nous arrivons dans la dernière ligne droite, le rythme augmente encore et pourtant, je ne pensais pas ça possible.
— Samuel !
— Raf !
Des applaudissements, des cris, qu'est-ce qui se passe dans cette foule bon sang ?
Et c'est l'apothéose, l'ultime mouvement, celui qui me décerne la victoire, et fait hurler Samuel.
Je me retourne vers la foule, porté par l'euphorie du moment, et lève les poings en l'air.
On m'applaudit, tandis que d'autres, des jeunes du lycée des garçons, me huent avec virulence.
Ariana me tend la main lorsque nous les rejoignons, y dépose un baiser.
— Je ne te pensais pas Queen B dans l'âme mon cœur.
— Comment tu as pu perdre face à ton frère ? Sam franchement !
L'air piteux, Samuel vient se poster à mon côté, le nez tordu dans une moue caractéristique de son agacement.
— Moi je trouve que tu t'es bien défendu mon chat, lance Ariana en venant lui ébouriffer les cheveux.
Damian sourit, et lentement, prend mon frère dans ses bras pour l'étreindre avec tendresse et réconfort.
— Il a peut-être hérité du don pour la danse, lui murmure t-il, mais toi tu as hérité de tout le reste : beauté, intelligence, un goût ma foi exceptionnel pour les fringues... oups.
Un taquet derrière le crâne vient calmer le rire du cadet Cortez, tandis que je coule un regard interrogateur à ma petite amie. Elle qui craignait la réaction de son petit frère dans cette foule, il a l'air de plutôt bien se porter.
Cependant, elle me mime un « Crise au magasin » sans mot dire, en articulant bien chaque syllabe, avant de se retourner vers les garçons.
— Hot dog ?
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