Chapitre 6 – De nouvelles hypothèses et une confirmation
Brigitte retrouva son mari en conversation avec le père du marié. Elle capta quelques mots où elle reconnût vigne et Minerve, comprenant qu’il était sans doute encore question du fameux vin produit par l'ami de Pierre Delprat. Elle se demanda si l’assureur avait aussi des intérêts dans la viticulture. Elle fit un petit signe à son mari qui vînt la rejoindre assez rapidement.
« Tu me sauves, lui dit Philippe, sans même besoin de boire, il m’a saoulé avec son vin.
— Oui, je sais. J’y ai eu droit un peu plus tôt. Tu savais que François était cardiaque ?
— Non, pas vraiment. J’avais entendu dire qu’il avait quelques soucis de santé, mais sans plus.
— Il voyait un cardiologue plusieurs fois par an et suivait un traitement chronique.
— C’est curieux qu’il ait fait un infarctus fatal dans ces conditions, mais peut-être ne respectait-il pas rigoureusement les recommandations de son médecin. En tout cas, il n’avait visiblement pas réduit son rythme de travail. Trop de stress, moins d’activités physiques… ce n’est jamais bon.
— Tu veux dire moins de sexe ? sourit Brigitte.
— Bon, si tu veux ! mais de façon plus générale, il avait tout arrêté, non ?
— Oui, c’est ce qu’on m’a dit. La Bourse était sa maîtresse et accaparait tout son temps. Tu vas dire que j’imagine le pire partout, mais c'est sans doute par déformation professionnelle. Se pourrait-il que sa mort ne soit pas purement naturelle ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Un mari trompé, qui avait peut-être conscience de l’être au vu et au su de sa petite communauté, malade de surcroit, pourrait avoir eu envie de mettre fin à ses jours.
— Te connaissant, j’aurais cru que tu allais me parler d’un meurtre.
— Oui, c’est aussi une hypothèse après tout, l’amant est pharmacien, n’a-t-il pas l’opportunité de substituer les médicaments, avec la complicité de la femme du rival ?
— Des amants diaboliques, tu veux te lancer dans la littérature policière ? Tu fréquentes trop Ange.
— Est-ce totalement invraisemblable ?
— Non, je te l’accorde et tu es mieux placée que moi pour le savoir, mais en fin de compte, je trouve le suicide plus crédible. Tu veux aller exposer ça à Marie-Sarah ?
— Certainement pas, et puis normalement, en cas de suicide, il doit y avoir une enquête judiciaire et le certificat de décès doit être établi par un médecin agrémenté par la police judiciaire, pas le médecin de famille.
— C’est effectivement systématique si on retrouve le défunt pendu ou s’il s’explose la tête d’une balle, mais s’il avait des antécédents cardio-vasculaires et que le généraliste soupçonne un infarctus, je ne suis pas certain qu’il y ait automatiquement une autopsie. Après tout, il pouvait très bien délibérément ne plus prendre ses médocs sans que personne ne soit au courant et ensuite au premier incident, bye. Mort naturelle. C’est propre, pas de regards de travers sur les survivants et pour couronner l’acte, un bel enterrement en terre chrétienne.
— Tu es atrocement cynique, répondit Brigitte. C’est toi qui devrait écrire des romans.
— Si j’écrivais des livres, ils seraient libertins et érotiques, pas policiers ou médicaux.
— Qu’y raconterais-tu ? demanda Brigitte taquine.
— Il me suffirait de raconter notre vie ! Je pourrais m’inspirer de notre voyage en Californie[1]. Il y a tout, le sexe, le crime et la médecine.
— J’avoue que vu sous cet angle, ton scénario parait crédible. Pour le roman, attends un peu, on a encore du bon temps à vivre tous les deux, ça te fera plus à écrire. Je crois que je vais essayer de parler à cette Marie-Jo, la femme de l’ami de François. Elle était très proche de Ségolène à cette époque et jouait au golf avec elle. Tu m’as donné un nouvel angle d’approche. »
Brigitte se mit en quête de Marie-Jo. Elle se laissa porter de buffet en buffet, échangeant quelques mots de courtoisie ici et là, parlant de la chaleur étouffante de cette fin d’été, complimentant une tenue élégante. Elle finit par la trouver à l’intérieur du château, affairée à la cuisine, sortant de grands saladiers du frigo pour réapprovisionner les invités arrivés en dernier. Pour se donner une contenance, Brigitte proposa son aide et se retrouva rapidement les bras chargés. Marie-Jo la guida jusqu’à une grande table sous l’un des barnums. Comme les deux femmes déposaient leurs fardeaux, Brigitte prit l’initiative d’engager la conversation.
« Je suis la femme de Philippe de Loubennes, un cousin de Ségolène, commença-t-elle.
— Je suis enchantée de faire votre connaissance, moi, c’est Marie-Jo, je suis une amie de Ségolène. On se connait depuis très longtemps, mon mari était un ami de jeunesse de François, son premier mari.
— Vraiment, c’est une chance pour moi alors, j’ai discuté avec lui hier soir. Je m’intéresse à la famille de mon mari que je connais finalement assez mal, surtout la branche qu’il appelle allemande.»
Brigitte mima des guillemets avec les doigts.
L’avocate évalua la femme avec qui elle conversait. Elle lui donna un peu plus de quarante ans, lui associa le profil bourgeoise de province et adapta son approche en conséquence. Marie-Jo avait un physique plaisant mais neutralisé par une absence de séduction. Elle était coiffée avec soin, mais dans un style terne qui aurait sans doute plutôt convenu à une femme avec vingt ou trente ans de plus. Elle portait un simple tee-shirt sur un pantalon pied de poule et était chaussée de mocassins plats. Quelques bijoux sages au cou et aux poignets.
« Vous connaissez donc Ségolène depuis longtemps ?
— Un peu après son premier mariage, oui, ça fait plus de vingt ans. Jacques a été le témoin de François, mais nous ne nous connaissions pas encore à ce moment là. Lorsque j’ai commencé à fréquenter Jacques, il m’a présenté à ses amis et j’ai tout de suite eu un bon contact avec Ségo. C’est elle qui m’a appris à jouer au golf. C’est une excellente joueuse.
— Vraiment, fit Brigitte faussement étonnée, je n’ai jamais eu le temps de m’y mettre et puis je serais sûrement ridicule avec ce bâton dans les mains.
— Mais non, pas du tout, j’étais comme vous quand j’ai débuté. Je n’ai certes pas atteint le niveau de Ségolène, mais je me débrouille plutôt pas mal maintenant.
— Vous jouez souvent ?
— Un peu moins qu’avant, mais encore au moins deux fois par semaine. »
Brigitte se dit qu’elle aurait bien du mal à dégager autant de temps dans le planning des audiences.
« Nous faisons encore quelques tournois, un peu moins qu’avant bien sûr, mais avec Ségo, on a rapporté quelques beaux trophées.
— Vous jouez en équipe ?
— Dans les premiers temps, je n’avais pas le niveau. Ségolène jouait souvent en double mixte. C’est comme ça qu’elle a fait la connaissance de Bertrand. Maintenant il nous arrive encore de jouer ensemble.
— Vos maris jouaient aussi avec vous ?
— Non, Jacques a horreur du golf et François trouvait que c’était une perte de temps de passer une demi-journée à taper dans une petite balle. Il ne s’intéressait vraiment qu’aux affaires, surtout les placements financiers et la Bourse. Sur la fin de sa vie, il ne pensait plus qu’à ça. Il vivait dans la hantise d’un krach financier. Fin 2008, peu avant sa mort, Ségolène m’avait raconté que son mari était désespéré.
— À ce point ? relança Brigitte.
— Il avait lui-même perdu beaucoup d’argent lorsque les bourses s’étaient effondrées, mais il en avait surtout fait perdre beaucoup à ses clients. Il disait qu’il n’avait pas vu venir le crise et que sa réputation en serait ruinée.
— Et comment Ségolène vivait-elle cela ?
— Je ne devrais pas dire ça, mais elle s’était déjà éloignée de son mari. »
Bonne pioche, se dit Brigitte. Essayons d’aller un peu plus loin.
« Eloignée ?
— Je veux dire qu’elle avait déjà une liaison avec Bertrand, tout le monde le savait vous savez. Même ce pauvre François et ça ne devait pas améliorer son état.
— Je vais être un peu directe, mais vous pensez qu’il aurait pu…
— Se suicider ? Je crois que ça nous est venu à l’esprit, mais le médecin a diagnostiqué l’infarctus.
— Il était déjà malade, non ?
— Oui, il prenait beaucoup de médicaments, c’est Bertrand qui s’occupait de ses prescriptions.
— Et s’il avait arrêté de les prendre ?
— Je n’avais jamais imaginé les choses sous cet angle. Je ne sais pas, je n’y connais rien en médecine.
— Moi non plus, mais je suis avocate pénaliste, alors je vois passer des affaires toutes plus incroyables les unes que les autres.
— Oui, mais là, on parle de suicide, pas de meurtre.
— Oui, bien sûr, c’est moi qui interprète toujours tout comme un dossier d’assises ! Je crois qu’il vaut mieux qu’on change de sujet. Après tout, nous sommes là pour un mariage, pas pour un enterrement ! Si on allait prendre un verre ?
— Je vous remercie, mais je crois qu’ils ont encore besoin de moi à la cuisine. »
Brigitte la regarda s’éloigner. Je n’échangerais pas ma vie contre la sienne se dit-elle.
Philippe était cette fois en discussion avec son cousin Michel, le prieur. Elle le salua affectueusement, sans respect pour sa tenue d’ecclésiastique.
« Tu me pardonneras de ne pas baiser ton anneau ?
— Je ne suis pas encore évêque ! plaisanta le moine. Dieu m’en garde, c’est bien trop de travail.
— Parliez-vous de religion ou d’affaires criminelles ? demanda Brigitte.
— Un peu des deux sans doute, puisque notre conversation a dévié du vin de notre hôte au funeste destin des cathares de Minerve.
— Et que pense l’Eglise d’aujourd’hui du comportement des prélats de l’époque ?
— O tempora, o mores répliqua Michel. On ne peut juger les actes du passé avec les lois d’aujourd’hui. Ce n’est pas à une juriste telle que toi que je vais apprendre cela.
— Hélas, c’est ce que trop d’activistes veulent faire à propos de tout et de n’importe quoi.
— Je dois vous quitter, conclut Michel. Je dois rentrer pour les vêpres. »
Brigitte prit son mari par le bras et l’entraina un peu à l’écart.
« Ségolène et Bertrand étaient bien amants avant la mort de François, rapporta Brigitte. Marie-Jo me l’a confirmé. J’ai appris de plus que François avait perdu très gros avec la crise de 2008, tant pour lui que pour ses clients et que sa réputation s’en était trouvée ternie.
— C’était bien assez pour qu’il ait envie d’en finir.
— Ce qui arrangeait bien l’épouse infidèle, confirma Brigitte et si on avait remplacé ses médicaments par des placebos, ça aurait pu accélérer le processus.
— Je pense que tu pousses le bouchon un peu loin, tempéra son mari. En France, les médicaments ne sont pas préparés par les pharmaciens[2], ici on achète des étuis scellés et des blisters étanches.
— Oui, tu as raison. Qu’est-ce que je vais dire à Marie-Sarah ? Cette gamine se pose vraiment des questions, crois-tu qu’elle puisse vivre toute sa vie dans le doute ?
— Non, il ne faut pas, ou elle développera des névroses dans quelques années.
— Jusqu’où est-ce que je peux lui dire la vérité ?
— Sincèrement, je n’en sais rien, je ne suis pas cardiologue, et encore moins psychiatre.
— Je vais voir, après tout un avocat est aussi un peu confesseur et un peu psy ! »
[1] Lire « Route 66 »
[2] Dans certains pays, aux Etats-Unis par exemple, les pharmaciens délivrent les prescriptions depuis des gros conditionnements dans des flacons individuels.
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