Perdu sur une colline, de longs murs épais branlants et abîmés par les intempéries empêchaient les voyageurs de passer. Seule une porte grillagée dont la peinture s'écaillait permettait de rentrer dans le cimetière.

• Ça m'étonne que les grilles ne soient ni fermées ni protégées par une quelconque présence, remarqua Yuu.
• Les habitants d'Alnire n'ont certainement pas fait attention, ni à la statue centrale, ni à la crypte. Même si ça m'arrache la gorge de le dire, c'est une bonne nouvelle pour ses secrets.

 Après avoir ouvert la porte d'entrée, ils remontèrent dans leur chariot puis pénétrèrent au pas. De trop nombreuses tombes s'alignaient derrière. Hélas, aucune d'entre elles n'avaient la chance de porter les couleurs joyeuses d'une quelconque fleur. Neryss s’agaça de les voir dans un si triste état. C'était la preuve de l'oubli des anciens héros s'étant sacrifiés pour Meruel. Certains des monuments portaient hommage à des personnes anonymes et certains n'avaient même pas de sépulture, un témoignage flagrant de la violence d'une guerre passée.

• Je suis content de les revoir, ça me fait du bien. Je me suis souvent demandé si je n'avais pas fait les mauvais choix, indiqua Neryss les yeux pensifs. Je ne les remercierai jamais assez. Ils n'étaient pas forcément des anges, mais c'étaient mes élèves, mes collègues et mes proches.

 Sa partenaire posa tendrement ses yeux sur lui. Elle ne dit aucun mot mais accompagna son silence respectueusement. Le chemin en mauvais état rendait difficile la traversée avec leur cheval. Il refusait parfois d'avancer et forçait le couple à prendre une autre route. Après presque une heure entre les morts, Neryss fit signe de la main à Yuu.

• Arrête-toi, la crypte se trouve par ici, indiqua le voyageur en désignant une grande statue surplombant de peu le reste du cimetière.

 Celle-ci était composée de trois personnes, deux hommes et une femme. Si détaillée, qu'elle en éclipsait les autres édifices. La figure féminine ressemblait étrangement à celle à l'arrière de leur chariot. Le voyageur fut satisfait, sa petite expérience avec le cristal blanc de magie, incrusté à l'intérieur, avait permis une conservation parfaite au fil des cycles de quatre saisons. Neryss fit le tour du socle de l'immense construction avec confiance. D'un geste vif, il appuya sur une partie cachée du monument. Dans un grand bruit sourd, la statue glissa lourdement, soulevant un épais nuage de poussière. Dessous, un escalier étroit apparut, s'enfonçant dans les ténèbres et l'obscurité. Des torches s'allumèrent rapidement les unes à la suite des autres, éclairant la descente d'un feu bleu et spectral.

• Je peux l'amener ? Questionna Yuu.
• Oui, s'il te plaît, nous allons la rapporter auprès de ses frères.

 La servante descendit du chariot et toucha légèrement le chargement de ses doigts fins. Dans un geste fluide et ample, la relique s'éleva tel une plume soulevé par les vents et suivit la jeune femme de près. Les deux compagnons prirent les marches. Yuu fit très attention à ne pas cogner la sculpture, elle lui jeta de nombreux regards et évolua attentivement. Neryss, lui, les précéda un peu moins prudemment. Après un long moment, ils franchirent la dernière. Trois illustres tombes décorées de pierres précieuses et de gravures les accueillirent. Elles étaient surplombées aux deux extrémités par des statues masculines similaires à celles de l'entrée. La pièce tout entière se voulait ridiculement trop petite pour la taille des monuments.

• Nous y voilà. La crypte des héros, soupira Neryss. Il est temps de l'y déposer... Yuu, je t'en prie.
• Bien, jeune maître.

 L'élégante femme caressa la sculpture flottante et l'amena jusqu'à son emplacement assigné, entre les deux autres.

• Aucun disciple n'a le droit de partir avant son professeur, commenta Neryss d'une voix un peu triste.
• Ménagez-la, je vous en prie. Elle vous a sauvé la vie, Indiqua Yuu tout en essayant de cacher sa propre solitude derrière sa manche de kimono.

  Les voyageurs remontèrent à la surface et grimpèrent dans le chariot. Avec un visage déterminé, ils descendirent la montagne et se dirigèrent en direction des murailles de la cité-académie. Hélas, Neryss et Yuu ne purent pas entrer tout de suite. Ils furent coincés dans une file d'attente interminable et y passèrent le reste de la matinée en plus d'une partie de l'après-midi. Au poste de contrôle, quelques gardes les saluèrent et inspectèrent rapidement le contenu de leur véhicule. Ils ne trouvèrent que quelques sacs de vivres presque vides. Le couple prit l'allée royale amenant directement au château que même les plus hautes bâtisses de la ville n'arrivaient pas à cacher. La ville était animée aujourd'hui et la foule impressionnante empêcha de distinguer les nombreuses échoppes du marché. Des rires et de nombreuses discussions joviales arrivèrent aux oreilles de Neryss. Il ne put s'empêcher de sourire en se rappelant du passé tragique de Meruel. La parfaite harmonie et la joie des habitants raisonnaient comme une musique à ses oreilles. On discernait même d'autres races que les êtres humains, par moment. Des saelfines avec leurs longues oreilles tombantes poilues et leurs dons empathiques ou encore des larems au corps intégralement minéral et au sang magique autrefois utilisé pour la confection de bijoux aujourd'hui interdits. Cela ne manqua pas de l'étonner. Ces peuples ne se mélangeaient jamais aux autres, auparavant. Ils étaient censé vivre reclus pour diverses raisons comme la guerres et le racisme. - On est arrivé au pire moment possible, se plaignit Yuu.

• Je suis content d'arriver en cette période, répondit Neryss en criant presque pour se faire entendre. C'est synonyme de paix et de prospérité. Le dirigeant actuel doit être quelqu'un de bon.

 Une délicieuse odeur de viande grillée vint leur mettre l'eau à la bouche. Mais la servante ne l'avoua pas, restant toujours à côté de son jeune maître d'un air digne. Ses gestes gracieux et nobles lui valurent de nombreux regards des différents passants. Des hommes, mais aussi des femmes la reluquèrent de bien des manières. Beaucoup rougirent à son passage. Certains osèrent même quelques commentaires.

• Hé, regarde la dame là-bas, tu penses que c'est une noble ? Et lui, il doit être un puissant seigneur pour être accompagné d'une donzelle pareille !

 Neryss fut gêné par l'attention nouvelle dont ils étaient la cible. Pour s'en cacher, il fonça vers le stand d'où provenait l'odeur et commanda vite un repas pour deux.

• À vot' service, m'sieur dame ! Et profitez bien de la fête de la libération !
• Comment ça ? Répondit Neryss alors qu'il donnait la moitié de ses grillades à sa complice.
• Vous n'êtes pas du pays ? On fête la mort du tyran Bael'Sam, il y a huit cycles. Il nous en avait fait baver le bougre ! Il nous taxait trop, kidnappait nos femmes et enfants pour nous forcer à bosser. Même l'académie n'était devenue qu'une usine à créer des mages soldats à sa botte. Heureusement, avec sa Majesté dame Ti Anjou, nos vies ont complètement changé et les choses s'améliorent de cycles en cycles !
• Je vois, merci pour l'info, vieil homme ! Tenez, pour la peine.

  Une poignée de pièces d'or impérial déposée sur le comptoir, Neryss et Yuu reprirent leur chemin avec le ventre rempli.

• J'aurais peut-être dû passer à l'académie et m'intéresser un peu plus à la politique la dernière fois, murmura le voyageur.

 Les deux compagnons évitèrent la foule en passant dans de plus petites ruelles plus calmes et moins vivantes. Le soleil n'arrivait pas à bien pénétrer entre les bâtiments, même en ce début d'après-midi. De ce fait, certains des commerces perdus entre ces murs sombres devaient éclairer leurs portes d'une vaine lanterne.

• Alnire a bien changé, jeune maître. Commenta Yuu, tout en se couvrant le nez d'une de ses longues manches essayant de combattre l'odeur nauséabonde ambiante d'alcool et d'urine.
• Mhh. Oui, ces allées n'existaient pas, avant. Elles sont sales et putrides.

  Neryss grimaça en découvrant cette face cachée de la ville. Ils marchèrent longtemps pour atteindre leur destination. Plus ils se rapprochaient de l'édifice central, plus l'hygiène s'améliorait. Les rues gagnaient en propreté et s'élargissaient, laissant enfin la lumière naturelle se frayer un chemin. Au détour d'une maison riche, une muraille familière les stoppa net dans leur progression. Elle résonnait de magie et de fins sillons bleutés la traversait. Ils étaient enfin à l'académie d'Alnire. Cet épais mur interne à la cité empêchait quiconque ne faisant pas partie de l'école d'entrer dans les jardins intérieurs. C'était encore exactement le même qu'à l'époque. Protégé par la même vieille incantation. Neryss posa l'une de ses mains sur la cloison et ferma les yeux. Il se souvint du jour de sa création, de la magie terrestre utilisée pour l'élever et de ses recherches infructueuses pendant plusieurs saisons avant d'enfin trouver le sort parfait qui permettrait le maintien du mur. Lui et sa servante longèrent la fortification pour retrouver la rue centrale et l'entrée. Ils arrivèrent devant une petite cabine de bois postée devant la grande et lourde porte permettant le passage. Une garde s'ennuyait, là, à attendre la prochaine visite. C'était une jeune fille d'à peine seize cycles. Elle remarqua le couple et, aussitôt, se mit à trembler.

• Bonjour, nous venons nous inscrire, Mentit Yuu.
• Hum, ex-excusez-moi mais cet endroit n'est pas accessible au public. I-il vous faut soit une autorisation spéciale d'un membre du personnel, soit être la victime de près ou de loin d'un phénomène myodique.

 Neryss présenta un bras marqué de stries noires, caché jusqu'alors sous sa cape.

• Ça devrait être une bonne excuse, vous ne croyez pas ? La jeune demoiselle paniqua d'autant plus en voyant le membre inquiétant de son interlocuteur. Elle fut prit d'une sensation de malaise.
• Ou-oui, t-tout à fait. je vo-vous accompagne dans le bureau de la directrice ! Déclara-t-elle avant de sortir du petit local.

 Elle posa sa frêle paume sur la porte de la muraille et une lumière bleutée en inonda très rapidement les nombreuses rainures qui l'ornaient, dessinant des formes ésotériques sur la structure. Haute d'une soixantaine de pieds, cette dernière s'ouvrit dans un nuage de poussières en révélant les somptueux jardins du titanesque château. Ce dernier paraissait encore plus impressionnant de près. La jeune élève fit signe de la suivre avant de guider les compagnons au milieu des fleurs. Elle portait un étrange uniforme strict de couleur bleu marine composé d'un pantalon et d'une veste serrée qui ne lui sied guère.

• Étonnant vêtement, remarqua Neryss.
• Ou-oui, c'est l'uniforme des élèves de la branche gardienne de notre école. Aujourd'hui, c'est moi qui suis de corvée d'accueil mais ça change régulièrement, expliqua l'élève timidement. Vous verrez ici beaucoup de choses étranges qui s’alimentent avec du myod, un composant de notre sang à l'origine de nos incantations. C'est pour ça que nous ne faisons pas entrer n'importe qui, on aimerait éviter les vols et l'utilisation abusive de ces technologies.

 Cette fille d'à peine seize cycles n'était pas du tout à l'aise en présence d'inconnue, elle hésitait et se trompait parfois même de chemin.

• J-Je suis nouvelle ici, moi aussi, ça ne fait que quelques aubes que je suis arrivée. Personne ne m'a fait la visite à mon arrivée et je ne suis pas encore très à l'aise.

 L'étudiante emmena ses invités dans l'incroyable bâtisse centrale qui servait de cœur au château. Le plafond était haut et les couloirs larges. Un tapis bleu et brodé d'or jonchait le sol, empêchant les pas de raisonner entre ces larges couloirs. Dans un coin de son œil, Neryss remarqua quelques étudiants avec des uniformes de deux différentes couleurs qui discutaient. Un vêtement comme celui de l'élève les guidant mais aussi un jaune crème, moins strict et plus civil qui gardait quand même une certaine noblesse.

• Je vois plusieurs couleurs parmi les élèves. Elles servent à indiquer quelque chose ? Demanda la servante, curieuse.

 Ses tenues n'existait pas à son époque, Seul un habit unique était porté par les élèves. Et il ne ressemblait pas à ça.

• Oui, dans cette école, nous avons le choix entre deux sections durant notre seconde année supérieure, générale ou gardienne. J'ai cru comprendre qu'il y a huit cycles, il n'y avait que les arts de la guerre qui s'étudiaient. Sa majesté dame Ti Anjou nous a offert une nouvelle voie et continue, encore aujourd'hui, d'étendre nos possibilités. J'ai entendu dire qu'une troisième section serait en discussion avec les seigneurs, mais je ne sais pas du tout où ça en est.
• Dame Ti Anjou ? Questionna Neryss.
• Oui, dame Kahen Ti Anjou, notre vénérée Reine sacrée ainsi que notre directrice. Elle est la source d'admiration de bon nombre de personnes. Je suis, moi-même, l'une de ses plus grandes fans.

 La bouche de la jeune guide se délia et débita tout le long du trajet au sujet de son amour pour la directrice, ne s'arrêtant rarement que pour indiquer le chemin, qu'il soit bon ou mauvais. Elle semblait heureuse de pouvoir enfin partager sa passion avec quelqu'un. Yuu abandonna, le visage ennuyé, persuadé que cet enfant ne lui apporterait aucune information utile. Cela l'énerva un peu, elle aurait bien voulu en savoir plus sur ce qui avait changé depuis leur départ à elle et à son jeune maître. Neryss, lui, insista, déterminé, malheureusement en vain. Le petit groupe s'arrêta devant une installation étonnante et nouvelle. Une sorte de bulle aussi grande qu'un homme et aux reflets azurées.

• Qu'est-ce que c'est ? Questionna Neryss.
• Oh, ça ? C'est l'un des portails qui nous permet de nous rendre aux autres étages de l'école. Sans ça, il nous faudrait des heures pour monter les marches jusqu'en haut.

 Yuu et son jeune maître furent abasourdis, le myod nécessaire pour incanter un tel sort devait être vertigineux, et ne parlons même pas de le maintenir dans le temps ! Il devait y avoir une source intarissable d'énergie à l'origine de cette magie. Une fois le portail passé, et après quelques pas dans des couloirs semblant infini, l'élève s'arrêta devant une porte gravée. Un petit panneau doré indiquait « directrice ». Pendouillant juste en dessous, se lisait un mot écrit à la hâte sur une vulgaire feuille de papier : « frapper avant d'entrer ou c'est moi qui vous frappe ! »

• Sacrée tempérament, commenta Neryss.
• Ou-Oui, dame Anjou est plutôt directe, répondit la guide d'un rire nerveux. Elle est notre héroïne et était la chef de la résistance face à Bael'sam. Je n'étais encore qu'une fillette qui ne comprenait pas très bien, à cette époque.

 Après son explication, l'étudiante frappa trois coups à la porte et, en réponse, une forte voix féminine se fit entendre.

• Entrez !

 L'étudiante ouvrit la porte et s'inclina aussitôt.

• Voici deux invités, dont l'un est victime d'un maléfice. Ils ont demandé à s'inscrire ici.

 Avant de continuer, elle dévisagea Yuu. Elle hésita sur comment la présenter mais improvisa quand même quelque chose.

• C-cette femme est son accompagnatrice, j-je crois...

 De chaque côté, des bibliothèques remplies de livres et de documents encadraient la pièce. L'odeur de papier qui s'en dégageait sauta tout de suite au nez de Neryss. Un tapis, aussi beau que celui des couloirs, recouvrait le sol et deux luxueux fauteuils se faisaient face, par-dessus. Les deux compagnons furent surpris par la beauté de la femme qui travaillait derrière son bureau. Ils crurent un instant rêver en voyant cette chevelure noire et soyeuse se balancer au gré de ses mouvements de tête rapides. Même si aucune couronne n'ornait sa tête, Neryss reconnut le noble blason d'une des huit grandes familles du pays de Meruel, gravé sur une petite cape d'épaule. Son habit, blanc et bleu, portait les couleurs royales du pays. Était-ce elle, la nouvelle dirigeante ?

• Je suis à vous dans un instant, signala-t-elle.

 Un grand homme ridé et coiffé d'une chevelure rouge flamboyante se tenait à ses côtés. Il l'aidait à trier les piles de feuilles sur le bureau. Ses yeux rubis, jusque-là sérieux, s'écarquillèrent de surprise, au moment de voir Neryss.

• Kahen, tu finiras ça plus tard, signala-t-il de façon inquiète. Ce n'est pas le moment. Nous avons une visite importante.

 Son timbre de voix était celui d'un homme à l'âge mûr, roque et grave. La femme arrêta son écrit, leva les yeux vers lui, puis vers ses invités.

• Merci, Herrade. Tu peux disposer. Indiqua-t-elle à l'élève.
• Bien, votre Majesté, répondit-elle avant de s'en aller en prenant bien le soin de fermer la porte derrière le plus silencieusement possible, n'osant pas perturber la réunion.
• Entrez. Ne restez pas debout et asseyez-vous.

  La femme se leva et Neryss constata alors sa taille importante, plus encore que celle de Yuu. Neryss fut surpris par la marche entraînée de la Reine, ses pas étaient ceux d'une guerrière expérimentée de plusieurs cycles. Kahen Ti Anjou s'installa dans l'un des fauteuils et réitéra son invitation de sa main fine et puissante. Le voyageur fut impressionné. Il s'assit et ses yeux furetèrent entre les documents sur la table. Ils mentionnaient la disparition mystérieuse d'élèves. Yuu, quant à elle, resta debout derrière lui et échangea un regard curieusement amusé avec le vieil homme. La directrice attrapa les fiches rapidement avant de les confier à son sujet. Elle prit ensuite la parole :

• Enchantée, je suis Kahen Ti Anjou, Reine de Meruel mais aussi directrice de l'académie d'Alnire et voici Red, mon plus proche conseillé et aussi professeur, ici. Qu'est-ce qui vous amène exactement ?

 Ses yeux perçants sondèrent chaque membre de Neryss, il eut l'impression qu'elle voulait voir à travers lui.

• Je suis Neryss, fondateur de l'académie d'Alnire et ancien Roi de Meruel. Très heureux de vous rencontrer, Reine Ti Anjou.