Réveil difficile.

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 Plusieurs aubes plus tard, au petit matin, le réveil fut difficile pour Neryss. Il n'avait pas encore intégré la routine d'un élève à la sienne. Habituellement, il tardait bien plus, même durant ses voyages où il n'avait pourtant pas le luxe d'un lit si confortable.

  • Jeune maître ? Vous êtes réveillé ? appela Yuu de l'extérieur de la chambre.
  • Ouais, ouais, J'arrive...

  Sans aucune motivation, Neryss se leva. Il enfila lentement un habit confortable et joignit sa servante dans leur cuisine, les cheveux encore en bataille. Sans un mot, il s'assit à la place où était déjà servi un morceau de pain et un thé à l'odeur enchanteresse de pomme.

  • Yuu, ce matin je vais avoir besoin de temps pour moi. J'aimerais... Je veux essayer de forger.

 La servante acquiesça d'un geste de la tête et retourna à ses propres occupations. Peut-être avait-elle souri ? Neryss n'en était pas sûr, il n'avait pas eu le temps de bien voir son visage. Cela faisait longtemps qu'il n'avait plus touché à un marteau, environ dix cycles. La dernière fois, il avait fabriqué un masque blanc et dépourvu de trou pour les yeux. Un petit bijou myodique qui lui avait pris plusieurs saisons à finaliser.

  Après avoir englouti son repas, il s'occupa d'allumer la fonderie et de rassembler les quelques vieux outils qui traînaient ça et là. Ils allaient lui servir de matières premières pour sa future épée. De nombreux souvenirs lui revinrent en enlevant la poussière sur son enclume. Toutes les fois où sa sœur, Amane, lui avait enseigné l'art de la forge. Il revit les flammes du passé embraser le combustible comme elles le firent lorsqu’il approcha son chalumeau. Les métaux fondirent et le fourneau rugit. La pièce entière se réchauffa et l'esprit du jeune homme se perdit entre les couleurs rouges et jaunes du nouveau liquide. Il secoua la tête, chassant ses pensées pour pouvoir se concentrer. Ici-même et avec les bons matériaux, il avait créé sept objets d'une grande puissance. Ils étaient capables de couper des montagnes, de défricher des forêts entières ou encore de faire voler des habitations. Certains les appelaient les sept artefacts, un nom pompeux pour des échecs. Ses objets vivaient, certes, mais presque personne ne pouvait les utiliser. Seuls certains élus avec assez de réserve de myod pouvaient prétendre les porter. Sa frangine lui aurait tiré les oreilles pour ça. Sans une goutte de sueur, elle aurait pu rendre ses objets disponibles à tous. Neryss souffla un coup, attrapa le nouveau lingot fraîchement coulé dans son moule et le ramena sur son enclume à l'aide d'une épaisse pince. De toute façon, il n'était pas question de faire quelque chose d'aussi dangereux aujourd'hui. Il n'avait ni les composants ni le temps. Une simple épée serait amplement suffisante pour ce qu'il comptait en faire. Il frappa un premier coup de marteau puissant qui explosa en gerbe d'étincelles, puis cogna un second coup violent qui suivit la mesure du premier. Il abattit son outil encore et encore. Ses gestes étaient précis et fluides, comme s'il dansait. Les fracas sur l'enclume rythmèrent une mélodie qui approchait un peu plus la lame et l'artisan de la perfection. Neryss fredonna un air rauque et transcendant pour accompagner ces percussions. Et plus il frappait, plus il cognait, plus il s'approchait d'un domaine divin qu'il n'avait jamais encore atteint. Trois heures passèrent... non, peut-être même quatre. L'homme perdit la notion du temps. Tout ce qui lui importait, maintenant, c'était de finir son œuvre. Enfin, après presque une demi-journée, l'épée fut forgée. Il la plongea dans un récipient d'eau sur le côté, qui s'évapora sous l'effet de la chaleur. Neryss respira quelques grandes bouffées d'air chargé de charbon et ferma ses yeux un instant. Sa chemise suintait de sueur et ses muscles lui faisaient mal. Il se rendit compte qu'il venait de créer quelque chose d'anormalement efficace. Ce n'était pas une arme capable de trancher des montagnes, mais l'épée n'avait pas à rougir face aux haches les plus affûtées des forges Larems. Un simple élève, et réfugié de surcroît, ne devrait pas posséder ce genre de création. Mais après les efforts déployés, il n'avait plus l'énergie de recommencer. Et de toute façon, il n'avait plus de matières premières.

  • Bon... tant pis, je ferai attention, déclara-t-il un peu perplexe.

 Pendant qu'il réfléchissait, Yuu frappa à la porte de la forge.

  • Jeune maître, tout va bien ? Demanda-t-elle d'une voix un peu inquiète.

 Le forgeron sortit et lui apposa une main rassurante sur l'épaule. C'était un mensonge, il s’inquiétait de la présence des bêtes. Trois nouvelles aubes passèrent. Et lors d'une nuit réparatrice, les cloches familières de la cité d'Alnire se mirent à sonner urgemment. Par une étrange et vieille habitude, Neryss se jeta hors de son lit et s'habilla en vitesse avec les premiers vêtements qu'il trouva au sol. Il rejoignit Yuu encore en kimono de nuit et tous deux sortirent pour se diriger vers la cour principale de l'académie où s'y trouvaient déjà beaucoup d'élèves, de professeurs et de personnel. C'était une foule immense de plusieurs milliers d'âmes. Neryss essaya d'avancer mais se fit bousculer dans tous les sens, impossible pour lui de traverser. Au devant de ce regroupement, la Reine Kahen Ti Anjou attendait que plus de monde encore se réunisse. Trois autres personnes en habits nobles et décorés l'accompagnaient, deux hommes et une femme. Après un moment à taper du pied, elle plaça deux doigts au niveau de sa gorge et une légère lumière bleutée en émergea. Elle se tourna vers les élèves et déclara :

  • Nos éclaireurs nous ont rapporté avoir aperçu une bête divine, Calyon le sanglier ! Elle se dirige en direction du village côtier d'Ekebe, à l'est et à trois jours de voyage d'ici ! Nous vous envoyons sur place rejoindre les soldats et sauver le plus de monde possible ! À partir de maintenant, et jusqu'à nouvel ordre, nous passons en état d'urgence ! Les élèves de la section gardienne qui ne seront pas appelés resteront en attente, et les autres se prépareront à fournir matériels et équipements ! Les élèves désignés seront appelés dans l'heure qui suit, ils devront se présenter dans la salle de briefing. Aucune sortie ou entrée de l'enceinte n'est autorisée ! Rompez !

 Neryss était confus. À la différence des humains, les bêtes divines étaient intégralement composées de Myod. Cela leur donnait un avantage naturel pour l'utilisation de la magie. Ces monstruosités pouvaient raser des cités entières comme si elles respiraient. Elles étaient de véritables catastrophes naturelles ambulantes. Envoyer de simples élèves à peine capables d'invoquer quelques gouttes d'eau relevait du simple suicide ! Il regarda à droite et à gauche, affolé, cherchant Yuu qu'il venait de perdre. Il poussa des élèves et essaya de passer entre deux professeurs. Il se retrouva désemparé. D'un coup, une main l'agrippa au niveau du poignet et l’attira avec une force inouïe.

  • Calmez-vous, jeune maître ! Intervint l'élégante femme tout en l'entourant de ses bras. Vous êtes ici, avec moi, ça va aller.

 Elle relâcha légèrement sa prise et parla doucement pour inviter Neryss à reprendre ses esprits. - Fermez les yeux et reprenez votre souffle. La guerre des bêtes est finie. Il obéit et suivit le rythme respiratoire de sa servante. Après un instant, il se sentit un peu mieux.

  • Merci, Yuu. J'ai paniqué, excuse-moi.

 La femme des neiges esquissa un sourire chaleureux. Son jeune maître n'était qu'un jeune frère qu'elle protégeait. La tête plus froide, Neryss constata avec étonnement que les mouvements de foule qu'il trouvait jusque-là chaotiques s'organisaient en plusieurs groupes. Les élèves rejoignaient des salles de briefing, guidés par des membres des protécorces désignés d'un brassard jaune. Les membres du personnel et professeurs, quant à eux, préparaient des chariots de transports proche de la porte d'entrée grande ouverte. Après une rapide réunion, Neryss et Yuu rejoignirent le transport qui leur avait été assigné. Leurs préparations hâtives ne leur permirent que de prendre le strict minimum : des vêtements chauds, leurs armes et, pour Neryss, sa bourse de bijoux. Heureusement, des vivres avaient déjà été placés à l'arrière des véhicules. Yuu fut étonnamment désigné chef de l'opération par la Reine. Une décision discutée par ses suivants. La servante n'apprécia pas l'attention. Elle préférait être une personne de l'ombre et aider son jeune maître en lui procurant tout le soutien nécessaire à la réalisation de ses ambitions, pas être mise en avant comme ça ! Neryss discerna la détresse dans son regard et la regarda d'un œil compatissant avant de monter. La pluie battante ne fut pas suffisante pour recouvrir les cris des professeurs qui donnaient les ordres d'embarquement. Et avec le soleil qui se levait difficilement au travers des nuages, l'équipe de sauvetage fut enfin prête.

  • Une nouvelle professeure en tant que commandante pour une mission si importante, je ne sais pas à quoi pense la directrice mais j'espère qu'elle a de bonnes raisons ! Se plaignit d'une voix bien connue, une saelfine.

 Neryss fut surpris de voir Yin'Fia, les mains sur ses joues et les bras accoudés sur ses cuisses. Elle attendait patiemment le départ.

  • Salut Sean ! Je suis contente que tu sois là, toi aussi ! indiqua à son tour d'un sourire triste mais rassurée, une Herrade présente elle aussi.
  • Oui, moi aussi je suis heureux de te voir, répondit-il, un peu gêné.

 Herrade n'était pas la seule avec un visage triste. En réalité, tous les élèves de leur équipe étaient blancs comme un linge tout juste nettoyé. Neryss connaissait très bien ce genre de regard vide... C'était ceux de combattants que l'on envoyait au devant de grands dangers. Avec la perte d'une grande partie des soldats lors de la rébellion d'il y a huit cycles. Il n'y avait plus assez de soldats pour des missions de ce genre. C'est pour cela que la Reine décidait d'envoyer de simples élèves. Heureusement, un équipage militaire devait les y attendre et s'occupait déjà de préparer leur arrivée. Leur seul objectif était de récupérer les civils déjà regroupés et de repartir aussitôt.

 Les cloches sonnèrent de nouveau pour annoncer le départ. Les conducteurs claquèrent leurs rênes et les chevaux avancèrent. Ces derniers se relayèrent fréquemment pour ne pas avoir à s'arrêter trop souvent. Plus ils prendraient de temps à arriver, moins les chances de trouver des survivants seraient grandes. Ils ne pouvaient pas se permettre d'être impatients et de risquer un accident. Yin'Fia avait les yeux fermés et refusait impérativement tout contact avec les autres. Elle se concentrait sur ce qui l'attendait. Herrade, elle, s'accrochait au bras de Neryss et ne cessait de se répéter que tout allait bien se passer. C'en était presque déprimant.

  • Vo-vous n'avez pas peur de ce qui va nous arriver ? Demanda-t-elle, toute tremblante.

  C'était sa première mission. Neryss ne comprenait pas pourquoi l'envoyer, elle, plutôt qu'un autre élève, plus expérimenté. Certes, sa gentillesse était un atout, mais ce n'était pas sur le champ de bataille qu'elle brillerait ! Elle risquait surtout d'être en danger inutilement. Yin'Fia répondit d'une voix ferme à la pauvre fille apeurée :

  • Bien sûr que si ! Nous avons tous peur, Herrade. Mais passer outre est notre devoir en tant que membre de la branche gardienne. Et encore plus pour les protécorces !

 Un froid s'installa dans le chariot. Même les autres élèves arrêtèrent leur discussion. Yuu jeta un regard surpris mais discret envers la saelfine. Depuis son retour, elle n'avait de cesse de se dire que les mages de cette génération étaient faibles et manquaient d'ambitions, mais Yin'Fia se voulait différente. Une pointe de fierté s'installa dans son cœur.

  Trois nuitées passèrent et chaque soir Herrade vint se rassurer auprès de l'un des nombreux feux, collée à Neryss. Les autres membres du convoi de sauvetage n'étaient guère dans un meilleur état. Ils tentaient parfois de se faire une blague et de se faire sourire, mais en réalité personne n'avait le cœur à ça. Leurs voix tremblaient et on pouvait entendre des pleurs en s'approchant des tentes. Au petit matin du troisième aube, la fraîcheur de l'air marin glaça la caravane déjà sur le chemin pavé.

  • L-là… là-bas ! Indiqua Herrade en pointant du doigt une imposante silhouette à l'horizon.

 Elle était là, la bête divine. Ce monstre prenait la forme d'un sanglier de la taille d'une montagne et s'entourait d'un voile éthérée lui donnant une apparence ironiquement angélique. Son pelage luminescent d'un bleu surréel aveuglait le convoi, malgré un horizon entier les séparant. Ses pas lourds et imposants firent trembler le sol à des lieux à la ronde. Heureusement, il n'avait pas l'air d'avoir fait attention aux sauveteurs, trop occupé à continuer sa marche mortelle en direction d'Ekebe. Neryss fut pris de violentes bouffées de chaleur, son pouls s'accéléra et les souvenirs de ses élèves de l'époque mourant sous les pattes de ces titans l'assaillirent. Il ne fit presque pas attention à l'état de panique de son amie. Il se ressaisit et la prit dans ses bras pour la calmer, ce n'était pas le moment de perdre possession de ses moyens ! Elle pleurait et suppliait de ne pas y aller. L'équipe de sauvetage tout entière était dans le même état, même les professeurs paniquaient. Ils donnaient des ordres contradictoires en galopant d'un chariot à l'autre sur leurs destriers. Un élève un peu frivole se leva. Il bomba le torse et annonça :

  • C'est bon, nous allons nous en sortir, elle ne nous a pas vu. Et puis... ce n'est qu'un gros sanglier ! Il ne peut pas être si terrible !
  • Tais-toi, Tavy ! Lui répondit violemment un autre. Leur apparence ne change rien ! On dit que Calyon peut aspirer notre âme simplement en nous regardant ! Que sous ses ordres, des hordes de loups nous chasserons et nous dépècerons jusqu'à la moelle ! Imagine s'il décidait de se retourner maintenant, qu'est-ce qu'on ferait ?

  Yin'Fia, la seule à ne pas céder tout de suite au désespoir, avait quand même les yeux fermés et une poigne serrée contre la garde de son épée. Elle se préparait mentalement pour la mission ardue à venir. Ses bras tremblaient et ses jambes grelottaient, mais la flamme de son cœur ne vacillait pas.

  • C'est ce genre de créatures que devaient affronter nos ancêtres ? Murmura-t-elle. Mais quelle folie la guerre des bêtes a-t-elle bien pu être ?

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