L'inconnu
Les chevaux, comme les élèves, s'affolèrent et la pluie se fit de plus en plus intense sur la toile des chariots.
- Calmez-vous ! Hurla l'un des enseignants répondant au nom de Hool, Nous n'allons pas nous faire repérer d'aussi loin ! La bête avance lentement. Nous allons la contourner et s'occuper de notre mission. Rappelez-vous de qui vous êtes et de pourquoi vous êtes là.
Les ordres de l’individu étaient plus précis et justes que ceux de ses confrères. Neryss se douta qu'il devait déjà avoir vécu des horreurs similaires par le passé. Il secondait directement Yuu pour diriger le convoi. Par peur d'être repérés, les élèves étouffèrent le moindre de leurs bruits. Les chariots suivirent le chemin sous un silence lourd. Certains sauveteurs priaient pour leur vie, invoquant le grand lumineux, tandis que d'autres, plus terre à terre, préparaient leurs armes. Neryss regardait le sanglier au loin, inquiet. Sa respiration était rapide et ses pensées éparses. Ils réussirent à éviter la créature et arrivèrent enfin en vue de leur destination. Une lourde bruine brouillait déjà la vue des élèves en tête de cortège, ne leur permettant que d'apercevoir quelques maisonnées - dont il ne restait que des ruines. Les cloches sonnaient frénétiquement dans les différentes tours de garde. Une fumée noire et épaisse montait haut dans le ciel et des hurlements de terreur s'entendaient au loin. Malgré une pluie torrentielle, les flammes ne faiblissaient pas. Même la mer, qui était d'ordinaire calme, fracassait ses furieuses vagues contre les plages, comme pour empêcher les quelques survivants restants de fuir par bateau. Seul un grand navire de guerre et au pavillon rouge flottait encore.
- À l'aide ! Aidez-moi ! Cria une femme à travers les nombreuses bâtisses. Non !
Puis, plus rien. Sa voix s'estompa brusquement et ceux qui venaient de l'entendre se regardèrent, apeurés. Les conducteurs se regroupèrent en cercle et s'arrêtèrent. Hool descendit vite de son cheval et enfila la capuche de sa cape pour se protéger des intempéries. Il s'avança au centre avant de déclarer :
- Changement de plan, la situation est plus urgente que ce que l'on pensait ! Préparez-vous immédiatement à rentrer au village. Rappelez-vous, notre mission est de sauver les survivants et de les emmener en lieu sûr. Ni plus, ni moins ! Si vous croisez des monstres ou des bandits qui profiteraient de la situation, ne les affrontez pas. Fuyez ! Si vous avez la moindre information, revenez immédiatement. Nous allons construire un campement provisoire, ici-même, et nous partirons le plus vite possible avant que Calyon n'arrive !
- Oui, chef ! Répondirent en chœur les apprentis gardiens.
Hool, L'homme aux cheveux rasés de près donna ses consignes : Il indiqua sur une carte du village les différentes zones de recherches et en assigna une a chaque groupe. Les élèves s’attelèrent à leurs tâches avec discipline. Certains partirent en groupes de quatre ou cinq vers Ekebe, quand d'autres s'occupèrent de préparer les vivres et les soins. Neryss agrippa son épée et descendit du chariot. Il proposa son aide à Herrade. La pauvre n'arrivait même plus à se lever tellement elle tremblait.
- Sean... o-on va s'en sortir, hein ? demanda-t-elle, les yeux suppliants.
- Oui, promis. Nous rentrerons sain et sauf. Mais avant, nous devons nous acquitter de notre mission. Ne t'en fais pas, Yin'Fia est là pour nous protéger. Neryss jeta un œil en direction de la protécorce qui hocha la tête, confiante. Il se promit de ne pas laisser sa nouvelle amie derrière. Elle était trop jeune pour mourir, elle, mais aussi tous les autres élèves ici présents. La servante descendit à son tour, mais ralentit discrètement à l'oreille de son jeune maître pour lui chuchoter quelques mots.
- Dois-je intervenir, jeune maître ?
Son regard se remplit de froid, le même regard qu'elle avait l'habitude de porter avant d'ôter la vie. L'état du village ne l'intéressait guère, mais pour elle, ce monstre faisait perdre un temps précieux à celui qu'elle servait. C'était inacceptable. Cela retardait leur enquête sur la mort de Mina et Tae !
- Seulement en tant que professeur, rien de plus pour le moment. Répondit Neryss. Nous ne pouvons pas encore ôter notre couverture. Continuons de jouer le jeu de la Reine. Si tout se passe bien, nous serons partis avant même qu'elle arrive.
- Ah ! Vous êtes là... Enfin !
Une voix inconnue vint les interrompre avant que la servante ne puisse insister davantage. C'était un grand homme. Il portait une lourde armure écrasante que la pluie faisait briller. Il avait, sur ses épaules, une longue cape verte surmontée d'une épaisse fourrure. Son visage pâle et presque cadavérique contrastait avec la vitalité de ses longs cheveux noirs. Neryss ressentit un malaise en le voyant. Il puait le myod corrompu, comme lui. Et malheureusement, seul d'autre possesseurs de myod sale pouvait reconnaître les autres.
- Enchanté, je suis Varen Noring, capitaine du Friedrich. Le fleuron de la flotte maritime de Sa Majesté, notre Reine. Cela fait plusieurs jours que nous essayons de contenir les assauts des monstres invoqués par Calyon. Comme vous pouvez le constater, en vain. Nous ne sommes pas assez nombreux et totalement épuisés. La tempête qui nous a accueillis nous a surpris et désemparés.
Hool intervint et lui posa une main sur le torse pour l'empêcher d'avancer.
- Qu'est-ce que tu fous ici, Varen ? Et pourquoi les survivants ne sont pas encore prêt ?
Son regard dur et ses traits tirés démontraient sa méfiance envers le capitaine. Surpris, ce dernier resta un instant perplexe mais répondit quand même :
- Oh, professeur Hool ! Je ne vous avais pas reconnu. Vous êtes le responsable de la mission ?
Hool grimaça de désapprobation et en réponse, l'homme en armure lourde gloussa.
- Voyons, ne te vexe pas pour si peu. Comme je l'ai dit, nous avons échoué dans notre mission. Et je n'allais pas risquer plus la vie de mes hommes pour ces quelques pêcheurs.
Une dizaine de soldats armés jusqu'aux dents arrivèrent à leur tour depuis les restes du village, ils s'installèrent et prirent possession du camp comme s'il s’agissait du leur. Neryss observa la situation d'un œil accusateur, mais son malaise s'estompa. L'avait-il rêvé ? Il tourna les talons. De toute façon, pour l'instant, il avait bien plus important à faire. Yuu et celui censé être son second pourraient très bien gérer ça tout seul. Il finit ses préparatifs et rejoint son groupe.
Ils s’engouffrèrent dans les ruines d'Ekebe à la recherche des rescapés. Ils n'étaient pas bien nombreux dans leur équipe, seulement cinq : lui, Herrade, Yin'Fia et deux inconnus. D'après le professeur Hool, se séparer permettrait de couvrir plus de terrain.
- Hé, hé ! C'est la première fois qu'on se parle, le nouveau ? Rigola l'un des deux. Moi c'est Tavy, jeune prodige à la lance de la dernière classe, la sept ! Heureux de te rencontrer !
Le garçon était enthousiaste et souriant. Cela faisait presque oublier les nombreuses ruines et le paysage cauchemardesque qui les entourait. Son ami juste derrière lui donna une tape amicale dans sa nuque tatouée.
- Calme-toi, ce n'est pas le bon moment pour ton optimisme déplacé !
- Aïe ! Si je ne souris pas dans les moments difficiles, qui le fera ?
- Ne le prenez pas trop au sérieux, il n'est qu'une boule de nerf sur patte impossible à calmer, s'excusa celui qui ne portait qu'une simple épée. Mon nom est Clauss, je suis coincé avec cet énergumène depuis l'enfance et je suis aussi dans la classe sept.
- Sean, se présenta Neryss.
Leur tenue était simplement composée de l'uniforme bleu habituel. Mais un sentiment de légèreté agréable les accompagnait, une certaine familiarité.
- Hé, Yin'Fia ! Vous allez bien ? Demanda Tavy naïvement. Parce que bon, je ne veux pas dire, hein ! Mais c'est dans ce genre d'endroit que les personnes dans votre genre sont en difficultés, normalement, par rapport au don d'empathie.
- Retiens-toi de tout commentaire. gronda l'intéressée. Au lieu de te pavaner comme une oie, tu ferais mieux de te concentrer pour trouver des survivants. La moindre seconde d’inattention et c'est un blessé que nous laissons mourir.
La saelfine avait les dents serrées. Tavy avait probablement touché dans le mille avec sa bêtise. Ceux que l'on surnommait les sages des forêts étaient très sensibles aux endroits victimes de catastrophes. Un tourbillon d'émotions la traversait à l'instant même. Et pourtant, elle se tenait debout, l'arme devant et cherchant chaque recoin pour y trouver un survivant. À l'inverse, Herrade se cramponnait à sa dague, ne quittant pas les côtés de Neryss. Ce dernier lui avait bien proposé de rester au camp pour aider, mais il avait essuyé un refus net. Malgré sa fébrilité certaine, elle possédait une force de caractère insoupçonné.
La chaleur des maisons en feu vint assaillir la peau des sauveteurs. La puanteur de la cendre mélangée à une odeur de chair cuite leur arracha des relents de vomi. Ils se dirigèrent vers le quartier qui leur avait été affecté, guidés par Yin'fia qui avait déjà mémorisé la carte par cœur. Il ne fut pas longtemps avant de croiser l'une des causes de ses odeurs macabres : un cadavre était écrasé sous les lourdes poutres en feu d'une ancienne menuiserie maintenant entièrement éffondré. Herrade lâcha la main de Neryss et recracha le peu qu'elle avait réussi à avaler le matin même.
- C'est... horrible, commenta Clauss. Pourquoi y a-t-il autant de victimes malgré l'intervention des soldats ? Neryss détourna les yeux, prit la main de son amie et s'éloigna un peu avec elle.
- Tout va bien ? demanda-t-il
- O-oui, ça... ça va aller.
Elle était blanche comme de la farine. Son visage était sali par la morve et le vomi et quelques larmes vinaient couler le long de ses joues. Il sortit un morceau de tissu de sa poche et le lui tendit.
- Merci... dit-elle d'une faible voix tout en s'essuyant les lèvres.
Dès que leurs yeux furent habitués à la fumée, ils découvrirent d'avantage de corps sous les gravats des autres maisons alentours.
- Continuons. Ordonna Yin'Fia sèchement après avoir dégluti.
La petite équipe reprit les recherches dans les rues du village. Au loin, des sons se firent entendre : des rugissements, des fracas de métal et des cris de douleur. Il se passait définitivement quelque chose ici. ils redoublèrent de prudence, marchant petit pas par petit pas, scrutant le moindre mouvement suspect pouvant surgir du prochain croisement. Brusquement, Herrade s'arrêta et se retourna.
- Quelqu'un... Quelqu'un appelle !
- Quoi ? Répondit Yin'fia, surprise.
- Un cri ! Quelqu'un appelle à l'aide, par là !
La fille aux cheveux châtains lâcha les basques de Neryss et se rua derrière la fumée, entre deux maisons réduites en cendres, sans que quiconque ne puisse l'arrêter.
- On la suit, vite ! hurla la saelfine aux longues oreilles blondes.
Herrade les surprit de par sa vitesse impressionnante. Ils arrivaient tout juste à ne pas la perdre de vue jusqu'à une vieille église en pierre dont la moitié du mur avait déjà cédé. Son toit branlant menaçait de s'écrouler d'un instant à l'autre.
- Allez ! Bouge, satané pierre ! Entendirent les poursuivants.
En y pénétrant, la première chose qu'ils virent fut Herrade en train de faire de son mieux pour pousser un immense rocher faisant au moins deux fois sa taille. Un petit garçon hurlait de douleur juste en dessous. Seule la moitié de son corps était visible. Le reste n'était probablement plus que bouillie. Chaque fois qu'Herrade donnait un coup d'épaule, le petit s'arrachait les cordes vocales.
- Yin'Fia, Sean, a-aidez-moi ! Vite ! N-nous devons réussir à l'en sortir !
- Ou-oui ! J'arrive ! répondit Yin'Fia, encore sous le choc.
Cette dernière rangea son épée, plaça ses mains sur la roche et poussa. Hélas, même avec Neryss, ils ne réussirent même pas à la faire basculer. La bouche d'Herrade se serra et ses yeux devinrent humides.
- Laissons-le, suggéra Clauss d'une voix grave. Si on continue, on va alerter les monstres ! Il est condamné de toute façon.
L'explication de ce dernier faisait sens, mais personne ne l'écouta. La sous-chef des protécorces enragea et déversa toute sa frustration sur lui.
- Nous pouvons l'aider ! Je ne laisserai pas un gamin crever juste sous mes yeux parce que des soi-disant monstres « pourraient » se montrer !
Elle ressortit son arme de son fourreau, plaça sa lame derrière elle pour plus d'élan et ferma les yeux pour se concentrer. Les deux autres s'écartèrent et Yin'Fia incanta :
- Zel' moss eluass zefih moss yago ne oguyeh !
Une brume bleutée épousa la forme de sa lame de la garde jusqu'à la pointe. Cette dernière se mit ensuite à vibrer de plus en plus, à tel point qu'un son strident assez léger se fit entendre. Et alors que Yin'Fia se préparait à frapper, un hurlement de loup l’interrompit. La peur d'Herrade se lut dans ses yeux. Neryss suivit son regard et découvrit que quelqu'un leur bloquait le passage. Impossible de déterminer si c'était un homme ou une femme, l'inconnu s'était caché sous une capuche et son visage dissimulé derrière un foulard ne laissait apparaître que deux petits yeux menaçants. Deux grands loups grognaient à ses flans, ils portaient un voile fantomatique qui entourait leurs cou, le même que celui que possédait le sanglier divin, et préparaient leur prochaine charge la bave aux lèvres.
En classe, ils avaient appris que les loups spectraux, comme on les appelait, servaient directement sous le sanglier divin et finissaient les restes de leur grand maître. Alors, que pouvaient-ils bien faire sous les ordres d'un humain ? En plus, avec l'arrivée imminente de Calyon, ils ne devraient pas déjà êtres là.
- Sean, Tavy, Claus, Faites attention ! Indiqua Yin'Fia, son épée déjà pointée en direction de l'entrée.
Tous suivirent le mouvement. La discussion n'était visiblement pas une option.
- Dites, vous trouvez ça normal, vous ? Qu'un humain contrôle des monstres ?!
- Tais-toi et bats-toi, Tavy ! Cria Clauss. On n'a pas le temps, là. On y réfléchira après !
L'inconnu de petite taille claqua sa langue en tendant le bras et les loups se ruèrent vers le groupe, leurs gueules grandes ouvertes. L'un deux fut coupé en deux net par la frappe de myod qu'avait préparée Yin'Fia pour le rocher. L'autre esquiva l'épée de Clauss et lui mordit l'avant-bras.
- Argh ! Sale bête ! Cria-t-il sous la douleur. Lâche-moi !
Il se débattit un moment mais réussit tout de même à repousser la créature avec son arme. Neryss resta aux côtés d'Herrade, il n'était pas question qu'elle soit blessée. Le loup restant, énervé par son incapacité à en finir avec sa proie, décida de changer de cible et cracha une boule de fumée verdâtre dans leur direction. L'attaque explosa et relâcha un nuage âcre qui lui brûla la gorge.
- Sean ! Hurla Clauss en agrippant Neryss pour l'empêcher de tomber, tu vas bien ?
La douleur dans sa trachée s'accentua et respirer devint de plus en plus difficile. Ses paupières se firent lourdes. Il entendit un jappement provenir du monstre et, en ouvrant difficilement un œil, il entraperçut Yin'Fia, l'épée plantée dans son corps. Elle retira sa lame tout en la secouant pour enlever le sang frais et la pointa vers l'inconnue.
- Merci Sean d'avoir protégé Herrade. Repose-toi, on s'occupe du reste ! Annonça-t-elle.
Il n'arrivait plus à répondre correctement. Il tendit sa jambe et expliqua son plan comme il pouvait pour se sortir de cette torpeur :
- Ta... dague... ma jambe....
- O-ouais ! répondit l'élève avant d'enfoncer sa lame dans la cuisse de Neryss.
Ce dernier grinça des dents et après un instant de sévère douleur, ses sens redevinrent plus net.
- C'est qui ce gars ? intervint Tavy. Il arrive à faire jeu égal avec Yin'Fia ?
La saelfine croisait déjà les armes avec l'inconnu masqué, mais tous ses coups furent parés d'une seule main par une lame immaculée. Le garçon à la lance en profita et fonça dans le dos de leur agresseur, espérant pouvoir profiter d'un instant d'inattention pour le surprendre et lui enfoncer son arme. Hélas, le geste bien trop prévisible fut dévié net par une seconde lame de couleur noire cachée sous la cape de l'attaquant. Il lui trancha la gorge d'un coup sec, sans même lui laisser de seconde chance.
- Non ! Hurla Clauss dans un cri de désespoir.
La brutalité paralysa les autres survivants. Le tueur repoussa la saelfine d'un coup de pied avant de reculer de quelques pas. Et... il attendit tout en jonglant avec ses deux épées courtes, comme s'il voulait laisser le temps à ses futurs victimes de comprendre ce qui les attendait. Neryss fut pris de tremblement. Il essaya de s'approcher pour aider, mais quelque chose l'en empêcha. Il n'arriva plus à bouger le moindre doigt. Il regarda à droite, à gauche et remarqua de fins fils enroulés autour de lui. Il en chercha l'origine, regardant les murs, les bancs, l'autel de l'église et finit par trouver. Tous les traits convergeaient vers la manche gauche de l'inconnu.
- Tav'... ? Tav'... réponds-moi ! Supplia Clauss, les yeux brillants, agenouillé auprès du cadavre de son ami. Arrête tes conneries Tav', c'est pas le moment je t'ai dit !
- Clauss ! Derrière ! Prévint Yin'Fia, elle aussi privée de ses mouvements.
L'inconnu s'approcha discrètement dans le dos de sa prochaine victime. Il tenta d'enfoncer son arme dans sa chair mais Clauss bloqua le coup par réflexe avec sa dague. Il repoussa de toute ses forces l'épée blanche, ramassa la lance de Tavy et se rua en hurlant sur son nouvel ennemi juré. L'assaillant en profita, il frappa la pointe de la lance avec son épée blanche pour la dévier et enfonça la noire dans le ventre de son adversaire. Une giclée écarlate éclaboussa le sol ainsi que le visage de la saelfine et Clauss s'écroula lui aussi.
- Enfoiré ! Je vais te tuer ! Je vais t'arracher les yeux ! cria Yin'Fia dans un accès de rage.
En réponse, l’inconnu se tourna vers cette dernière. C'était écrit dans son regard, elle serait la prochaine à rejoindre l'autre monde.
- La touche... pas, murmura difficilement Neryss toujours victime du maléfice et des liens.
Un profond sentiment refit de nouveau surface après des années. Une flamme éteinte depuis trop longtemps s'éveilla. Une sensation désagréable entre tristesse et haine. Il essaya de se débattre, de faire bouger ce corps inutile avant que l'inévitable ne se produise de nouveau, mais rien à faire. Plus il forçait, plus les nombreux fils lui tailladaient sa peau déjà rouge et sanglante.
- Je t'ai dit de ne pas la toucher ! insista-t-il.
Le tueur l'ignora. À travers son masque en tissu se dessina un sourire sadique. Il attrapa les longues oreilles de Yin'Fia et empala chacune de ses épées dans ses cuisses, l'une après l'autre et ce, bien lentement. Le cri d'agonie qui s'ensuivit vint pénétrer l'âme de Neryss, simple spectateur. L'inconnu récupéra une dague sur le corps de Clauss et coupa les liens de la saelfine qui tomba au sol, incapable d'utiliser ses jambes.
- On n'est plus aussi vaillante que tout à l'heure, pas vrai ? Héhé. J'adore briser les gardiens pleins d'espoirs, comme toi.
La voix de jeune fille contrastait totalement avec ses actions horribles et balaya le peu de courage restant dans le cœur de sa victime. Neryss continua d'essayer de bouger, il fallait réagir, il fallait que son corps réponde ! Il ne pouvait pas perdre quelqu'un d'autre ! Pas Yin'Fia ! Qu'avouerait-il à ses parents le jour où il les rejoindrait ?
- Rah ! Allez, bouge ! grogna-t-il.
Les supplices et larmes de Yin'Fia résonnèrent dans son esprit. La brave saelfine, capable d'affronter les pires loubards, se faisait taillader des morceaux entiers de peau juste pour le plaisir sadique d'une psychopathe.
- Ça, c'est moche, pas besoin ! Annonça cette dernière en tranchant net l'une des oreilles de la protecorce.
Un nouveau râle se fit entendre, cette fois jusqu'à l'extérieur des ruines.
- Tu sais, ça ne sert à rien de crier, expliqua la bourrelle d'un sourire moqueur. Regarde tes potes, ils sont morts. Et les deux autres là, Ils ne vont pas tarder à mourir eux aussi. Le maléfice des loups spectraux n'a pas d'antidote. Ah, et... personne ne t'entendra. Je me suis occupée des autres. Oups ! Je ne devais pas le dire ! Mais bon, vous êtes déjà mort, pas vrai ?
Mort ? Comment ça, « mort » ? Non, Yin'Fia ne pouvait pas mourir. Pas après qu'il l'ait enfin retrouvée, pas cette enfant avec qui il s'amusait aux chevaliers à l'époque. L'esprit de Neryss se vida. Sa marque sur son bras se mit à bouger frénétiquement comme une algue qui suivrait les courants d'une mer agitée. Il sentit alors une force inouïe monter en lui. Il tira sur ses fils avec cet énergie retrouvé. La peau de ses bras s'ouvrit et son sang coula à flot sur les dalles de l'église. Enfin, ses liens cédèrent. Neryss tituba un peu puis ramassa son épée au sol. Il jeta un regard mortel en direction de sa proie. Maintenant, une marque étrange en forme d'algue lui recouvrait le cou.
- Je t'ai dit de ne pas la toucher ! Grogna-t-il en chargeant.
- Quoi ?
Dans sa panique, l'inconnue tendit son bras gauche, révélant un étrange appareil duquel un condensé de fil sortit tel une toile d'araignée. Neryss trancha dedans sans aucune difficulté comme si ses blessures n'avait jamais été. D'un mouvement fluide, il attrapa le bras de l'inconnue, invoqua une flamme bleutée autour de sa lame et sectionna le membre dans un hurlement barbare.
- Argh ! Mais t'es pas encore mort, toi ? C'est quoi ce bordel, comment peux-tu bouger ? E-espèce de monstre !
Neryss imita les pas lents de la tueuse pour graver en elle la peur indicible que lui et ses compagnons venaient de subir. Il la fit trembler à son tour. Ses épées étaient encore coincées dans les cuisses de Yin'Fia, elle n'avait plus aucun moyen de se défendre. Il leva son arme et assena un coup final et flamboyant. La bague à son doigt craqua et aussitôt, les flammes saphir de son épée disparurent. Mais ça ne l'arrêta pas. Il frappa encore une fois, puis deux fois, puis trois fois... Il continua tel un pantin dont le seul objectif serait de hacher le morceau de viande devant lui. Le cadavre brûlant ne ressemblait plus à rien mais, lui continuait sans jamais s'arrêter...
- ...n ! ...ean ! Sean ! Murmura Yin'Fia d'une voix affaiblie.
Neryss revint à lui dans une inspiration de surprise. Conscient de s'être perdu un instant, il recula de quelques pas et essaya de renfermer toute sa rage dans une petite boîte imaginaire. Ses yeux se bloquèrent sur le morceau de chair en feu devant lui et un goût de vomi lui monta dans la gorge. Il ne devait pas perdre ses moyens maintenant, il y avait plus urgent. Tavy et Clauss... Ses deux enfants n'avaient rien demandé et ils s'étaient fait tuer d'un coup, comme ça. Ils avaient probablement des rêves, des amis et de la famille, mais tout était fini maintenant.
- C'était quoi ça ? pesta Yin'Fia, tout en retirant les deux lames plantées dans ses cuisses.
Elle scruta ses mains et ses jambes, puis récita une incantation en Sael. Une petite lumière chaude et vacillante vint tenter de refermer les blessures, hélas, une douleur fulgurante la traversa et son maigre sort s'interrompit net.
- C'est bon, je vais t'aider, annonça Neryss en s'approchant.
Il hésita quand même un peu mais c'était trop tard. Il sortit un autre bijou de sa bourse, un bracelet cette fois-ci, et tendit sa main. La même lumière chaude mais plus intense vint refermer les blessures dans les jambes de Yin'Fia.
- Des bijoux interdits... commenta-t-elle. Comment ? Ils devraient avoir disparu depuis le massacre des Larems. Et c'est quoi cette marque sur ton cou ?
Neryss l'ignora et se concentra sur les soins. Il se leva ensuite, mais peut-être un peu trop vite, parce qu'il tituba encore et chuta un peu plus loin.
- Hé ! Va doucement, toi aussi tu es bien blessé. Signala la saelfine en indiquant une tâche ensanglantée et remplie de filaments blancs d'un geste rapide du visage.
En prenant conscience que ce sang était le sien, Neryss fut assommé par une sensation de vertige que l'adrénaline avait empêché jusqu’à présent. Dans sa déroute, il bouscula la chair au sol et laissa apparaître un étrange objet à la forme familière, un collier munie d'une dent. Le même que celui des assassins de Mina et Tae. Au même moment, de nombreux craquements se firent entendre en direction du toit. Il fallait agir et vite, les poutres allaient céder et tout faire s'effondrer. Neryss ramassa rapidement l'accessoire et s'empressa d'arriver au niveau d'Herrade, inconsciente à cause du poison et auprès du rocher qui leur avait fait passer un si mauvais moment.
- Emporte-la, pas le temps de la réveiller ! lui conseilla la protecorce.
Neryss la prit dans ses bras et les trois survivants sortirent en trombes juste avant que le toit de l'église ne s'effondre. Une épaisse poussière s'éleva dans un lourd fracas. Neryss tomba à genoux sous le poids d'Herrade, la réveillant au passage.
- S-sean ? Q-qu'est-ce qu'il se passe ? Où est le petit garçon, Clauss et Tavy ?
- C'est rien, Herrade... on va rentrer.
- Qu-quoi ? Mais enfin, réponds-moi !
- Partons, insista Yin'Fia d'une voix faussement calme.
Les complices jugèrent qu'Herrade n'avait pas la force de supporter la vérité pour l'instant. Ils ne pourraient pas la gérer si elle venait à paniquer. Alors, ils décidèrent de lui mentir... au moins jusqu'au campement. Ils tournèrent les talons et rentrèrent aussi vite qu'ils le purent. Cependant, sur la route, Herrade se questionna.
- Sean, t'es bras et t'es jambes, comment tu t'es fais ça ?
- C'est rien. Rejoignons plutôt les autres... devant.
La jeune fille resta bien silencieuse, par la suite. Elle était peut-être un peu lente d'esprit, mais pas à ce point-là. Elle avait déjà compris ce qu'il s'était passé durant son inconscience. Mais, à l'inverse de ce qu'imaginaient ses amis, elle se retint. Ses yeux se remplir de larmes et ses lèvres tremblèrent, mais elle resta aussi impassible que possible. La jeune fille s'empressa de rejoindre Yin'Fia qui avait quelques pas d'avance. Cette dernière marchait difficilement, ne tenant debout que grâce aux premiers soins d'urgence de Neryss. Herrade passa son bras autour de ses épaules pour l'aider et ignora ses plaintes bruyantes. De toute façon, elle ne pouvait pas objecter. Aucun des trois amis ne firent attention à l'état désastreux du village côtier. Trop occupés à essayer de mettre un pied devant l'autre et à éviter de tomber à cause de la boue. Au milieu des cadavres, quelques uniformes d'élèves s'étaient rajoutés, exactement comme l'avait signalé la tueuse.
Après une marche longue et difficile, ils aperçurent enfin les chariots du camp. Quelques personnes portant des brassards blancs se ruèrent sur eux et les prirent en charge. Yin'Fia s'effondra aussitôt qu'ils eurent posés les mains sur elle. Neryss laissa ses fesses tomber sur la première caisse de provision venue, à côté d'un chariot. Son esprit s'emplit de questions, mais aussi et surtout de regrets. S'il avait agi plus tôt, est-ce qu'il aurait pu sauver Tavy et Clauss ? Ses propres blessures lui faisaient un mal de chien et devant lui, le camp avait bien diminué en membres. Combien étaient déjà morts ? Que pourrait-il dire aux familles... ? Non, ce n'était plus son rôle, il n'était plus le Roi. Ce n'était plus à lui de s'en occuper. Dans un soupir d'étrange soulagement, il clos ses paupières.
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