Fuite.
Yin'Fia fut allongée dans une roulotte, prête à être évacuée, comme beaucoup d'autres avant elle. Régulièrement, des aides au camp vinrent la voir pour s'enquérir de son état et lui prodiguer les soins nécessaires. Ils étaient contents qu'Herrade s'occupe d'éponger sa sueur. Un peu de bras supplémentaire n'était pas de refus. Neryss essaya de se calmer. Il regardait les braises du feu de camp lutter difficilement contre la pluie. Les flammes du village s'étaient tues et seul restait des ruines témoins d'une vie autrefois florissante. Les connaissances de Neryss tombèrent à l'eau. Avec ces monstres obéissant à cette tueuse impitoyable, à l'église. Et il y avait ce collier aussi. Il soupira. Sa tête n'était pas assez claire pour avoir un bon jugement. La douleur des multiples entailles sur son corps, à peine soignées par des bandages trouvés ici et là, n'aidait pas du tout. Heureusement, le poison n'avait pas laissé de traces. À peine une vingtaine de villageois avait pu rejoindre le campement, principalement des hommes. Les femmes et les enfants étant restés à l'intérieur des habitations, avaient été les premières victimes des effondrements et des attaques. Et pour ceux sortis en mer... Neryss secoua sa tête pour s'empêcher d'imaginer leur calvaire.
- Ras-le-bol ! Hurla un soldat hystérique sur Yuu.
- J't'ai jamais vu avant ! Tu n'est qu'une nouvelle noble venant certainement de je ne sais quelle cambrousse paumée et tu oses me désobéir ? J'ai dit : on dégage ! C'est pas assez clair comme ça ? Ce foutu monstre va être là d'une seconde à l'autre ! Il n'y a pas moyen qu'on reste ! Et au diable les retardataires ! Qu'ils crèvent, c'est de leur faute !
- Je vous en prie, calmez-vous. Nous partirons quand tous seront présents. Nous n'abandonnerons pas nos élèves encore vivants.
Yuu gardait un calme olympien devant cette énergumène en proie à sa peur. Cependant, le sourire suspect qu'elle afficha était familier. Cet idiot était en train de l'agacer. Si l'endroit avait été un peu plus calme, elle l'aurait probablement déjà ignoré, voire pire.
- Ah ! Je te jure, si on croise la bête, tu crèveras avant qu'elle n'arrive sur nous ! Comment peux-tu même savoir qui est en vie et qui est mort ?
Cela fut la phrase de trop. Le sourire de la servante se transforma et ses yeux s'assombrirent. Neryss eut à peine le temps de se lever que Varen apparut derrière son sous-fifre et lui mit un coup de poing sur la tête, comme si il avait pu pressentir le danger.
- Oh ! Respecte-la ! C'est ta supérieure, je te rappelle, espèce d'idiot !
Impossible de savoir d'où venait le capitaine. Il était apparu comme par magie. La fatigue devait jouer des tours à Neryss. Il était normalement impossible pour quelqu'un de lambda, même un capitaine haut gradé, de prédire les éclats de colère de la femme de glace. Il fallait des années de vies communes avant de réussir à décrypter ses émotions. Même lui, il lui arrivait d'avoir des doutes. Le capitaine reprit :
- On partira quand on partira. Ne laisse pas ta peur te dicter des bêtises plus grosses que toi. De toute façon, nous, on a notre navire.
La déclaration était plutôt déplacée, mais force était de constater qu'elle fut efficace. Elle calma aussitôt l'affolé. Varen salua Yuu d'un geste de la tête avant de partir. La servante soupira, laissant apparaître une brume bien trop blanche pour que cela ne soit dû qu'à la pluie. Neryss se rapprocha de cette dernière.
- Dans le fond, il n'avait pas totalement tort, Yuu. On ne connaît pas notre ennemi et on ne sait pas combien ils sont. Et à vrai dire je ne veux même pas y penser. Si les retardataires sont attaqués, il y a peu de chance qu'ils survivent. Ils... Ils ont déjà tué... tant de monde.
- Je ne fais qu'appliquer votre ordre, jeune maître, murmura Yuu, un peu agacée.
La pluie torrentielle s'estompa légèrement. Laissant l’opportunité de voir un peu mieux leur entourage. Les retardataires étaient longs, trop longs. Il n'était pas le seul à stresser, de nombreux sauveteurs tremblaient et faisaient les quatre-cents pas.
- Arrête de tourner en rond comme ça et rends-toi utile ! Apporte-nous les bandages du chariot, et vite ! cria l'une des soigneuses sur un garçon désœuvré. Soudain, un cri se fit entendre des ruines du village :
- On est là !
Trois personnes arrivèrent en courant des ruines. Le professeur Hool les encouragea à accélérer en frappant dans ses mains. C'était Dorne et deux de ses amis. Neryss poussa une grimace en les voyant. Sur le coup, il ne put s'empêcher de penser que ça n'aurait pas été une grande perte. Il chassa tout de suite son idée idiote de son esprit. Le Larem portait une petite bête toute tremblante dans ses bras, un louveteau enroulé dans un vieux tissu abîmé et baignant dans son sang.
- Oh ! Lâche ce truc ! gueula l'un des soldats de Varen, tout en le menaçant d'une lame fraîchement tirée au clair.
Dorne confia la bête à son ami et prit l'arme dans sa main rocailleuse.
- Qu'est-ce que tu veux, toi ! Laisse-nous passer !
- Tu te fous de nous ? C'est un monstre, bon sang ! Lâche-le ou je t'embroche avec !
- Si tu ne nous laisses pas, tout de suite, c'est toi qui vas passer un mauvais moment. Je n'ai pas le temps pour ta couardise, alors dégage !
Sous les menaces, le soldat se résigna, il n'était probablement pas prêt à affronter un ennemi de cette taille. Son épée n'aurait simplement pas pu le transpercer. Il la rangea dans son fourreau et s'éloigna rejoindre ses compagnons qui lui rirent au nez. Ses soldats avaient décidément un comportement bien peu discipliné. Le Larem lui jeta un regard méprisant avant de reprendre le louveteau et de l'amener à l'un des soigneurs médusés par la situation.
- Soigne-le ! Ordonna-t-il. Ce petit nous a protégé.
- M-mais... c'est un monstre !
Le garçon de pierre jeta l'un de ses bras au ciel d'un coup sec, tout en hurlant :
- Qu'est-ce que vous avez tous à me dire ça ? Soigne-le, je te dis ! Sinon tes amis vont devoir s'occuper de toi aussi !
Les autres élèves lui jetèrent des regards désapprobateurs. Ils le jugèrent, le méprisèrent et de nombreux chuchotements s'élevèrent. Les Larems étaient tous très mal vus par les humains depuis la guerre des bijoux magiques. Après leur rébellion suite à leur esclavage, ils avaient tous gagné la réputation de barbares sanguinaires, une pure invention de la tyrannie en place pendant plus de vingts cycles. Neryss s'approcha. Quelque chose dans ce qu'avait dit le garçon de roche l'avait interpellé. Comment un simple monstre pouvait agir ainsi. Son comportement se trouvait à l'antipode des autres à l'église.
- Vous pouvez faire ce qu'il dit ? demanda-t-il. Si effectivement ce petit les a bien protégés, il serait intéressant de le garder en vie. Ne serait-ce que pour surveiller son évolution et peut-être en apprendre un peu plus. Plusieurs d'entre nous avons été attaqués par ces monstres qui normalement n'obéissent à personne, sur l'ordre d'un inconnu. Il pourrait être un indice important.
Dorne regarda Neryss, étonné que le garçon qu'il s'était amusé à amocher l'aide. Il posa la bête aux pieds du soigneur et enleva le tissu suintant de rouge. Une longue griffure parcourrait l'intégralité du corps du bébé. Le sang dégoulinait, tachant les mains de pierres de son sauveur au passage. Son voile éthérée, censé lui entourer le corps, était en lambeaux et n'émettait presque plus aucune lumière.
- Rah, malédiction ! se plaignit Dorne, rageant de ne pas avoir été plus rapide.
L'élève joint ses mains proches de la blessure et commença à réciter une série de mots en saël, la même que celle de Yin'Fia avait utilisée pour tenter de refermer ses propres blessures à l'église. Une lumière apparut le long de ses doigts et la blessure s’atténua légèrement. La respiration du monstre reprit une cadence un peu plus régulière et son visage bestial sembla s’apaiser.
- Voilà, mais je n'ai fait qu’accélérer sa capacité de régénération. Je ne peux rien faire pour sa perte de myod ou de sang. Il lui faut du repos, et une surveillance constante. La magie de soin n'est pas toute puissante, elle n'est qu'une aide.
Dorne soupira de soulagement.
- Merci. Je te le revaudrai ! C'est quoi ton nom ?
- Karl, répondit le soigneur.
Neryss s'éloigna. Il ne voulait pas rester dans leurs pieds plus longtemps.
- Hé ! Merci à toi aussi ! l'interpella l'homme de pierre avant qu'il ne s'éloigne trop.
Il leva la main en guise de réponse et se dirigea vers la charrette où se trouvaient ses compagnons, Yin'Fia et Herrade. Cette dernière aidait la première à boire dans une gourde. Après s'être assis sur le marchepied, à l'arrière du véhicule, Neryss fut pris d'un violent vertige. Mais avant qu'il ne puisse s'assoupir, la voix portante de Hool raisonna dans tout le campement.
- Nous partons ! Préparez-vous vite ! Rangez le matériel où vous pouvez ! On se dépêche !
Les filles sursautèrent en entendant les professeurs donner leurs ordres. Yin'Fia remarqua enfin Neryss et l'interpella.
- Sean ? Je suis- aïe !
Elle avait encore du mal à parler. La douleur la fit grincer des dents. Et ses grimaces montraient aussi que son don empathique se déchaînait comme jamais auparavant. Son oreille coupée, à l'origine de ce mystérieux pouvoir, ne devait pas aider.
- On part, enfin. soupira Herrade, soulagée.
Neryss regarda Yin'Fia sombrement. Après quelques secondes, il lui avoua d'une voix grave :
- Une vingtaine de rescapés tout au plus et beaucoup d'élèves sacrifiés. Cette mission est une catastrophe.
- Je vois, répondit-elle sobrement, les yeux tournés vers les planches du chariot.
Les vivres et outils rangés, les rescapés placés en sécurité, les élèves claquèrent uns à uns les rênes de leurs véhicules. Les chevaux tirèrent comme ils purent et, enfin, le convoi s'éloigna de ce lieu cauchemardesque. Les roues tournaient avec peine sur les pavés glissants du chemin retour, et le silence insoutenable fut seulement rompu par le bruit du bois qui craquait sous le poids des nombreux passagers. Les derniers râles des quelques blessés annonçaient leur destin mortel dans ce cortège déjà en proie aux ténèbres les plus morbides. Les filles ne faisaient pas exception. Elles tournaient les yeux en direction de l'horizon, attendant patiemment le moment fatidique où la bête divine réapparaîtrait. Oui, car ils devaient encore l'esquiver pour pouvoir rentrer. Et même en fuyant, elle leur enverrait probablement ses familiers. À cet instant précis, une pensée commune se joint dans l'esprit de tous. Le souhait que cette chose disparaisse. Ils retinrent leurs respirations, tremblant comme des feuilles ballottées par le vent. Enfin, elle apparut. Son voile éthérée céleste transforma cette fin d'après-midi crépusculaire en véritable journée flamboyante. Les pattes titanesques du monstre étaient fixées au sol. Il déplaçait sa lourde et large tête lentement, inspectant de droite à gauche. Il était proche... trop proche même ! Ce n'était pas normal, pas en accord avec les prédictions de la Reine. Yuu avait pourtant été réactif pour sonner le départ, même avec les quelques retardataires. Le sanglier rugit si fort que tous à bord du convoi se bouchèrent les oreilles. Une douleur violente les prirent aux tympans. Les chevaux se cambrèrent. Enfin, les élèves les plus fatigués et fragiles perdirent connaissance. Neryss s'arrêta de penser. Il prit son arme et sauta du véhicule encore roulant sous les yeux surpris de ses camarades. Il partit aux devants du monstre. Les deux filles se regardèrent, les mains encore sur les oreilles et paniquées. De la sueur coula sur le front de Yin'Fia. Hélas, elle mit trop de temps avant de réagir. Herrade ne put que constater son seul ami déjà trop loin pour l'entendre. Aucune des deux ne fit attention à l'ombre féminine qui le suivit.
- Non, lâcha Herrade d'un seul murmure de contestation, les yeux grand ouverts.
Yin'Fia hésita à sauter, elle aussi, mais ses nombreuses blessures l'en empêchèrent. Elle ne se posait même pas la question de si elle survivrait, la réponse était évidente. Elle se résigna définitivement en voyant les larmes d'Herrade qui, elle, avait déjà abandonné. Elle serra les dents aussi forts que ses poings et vite, un sentiment de faiblesse vint envahir son cœur. Du sang coula sous la pression de l'une de ses canines. Elle eut honte de sa faiblesse. La saelfine prit la main d'Herrade et la serra vite dans ses bras, tout en lui cachant la vue. Elle ne voulait pas qu'une autre disparaisse. Ce n'était pas le moment. Yin'Fia avait besoin de ce contact et elle n'était pas la seule. Son corps tout entier tremblait à cause de ses émotions, mais aussi à cause de ceux de la fille dans ses bras. Le sanglier divin n'était maintenant plus tourné dans leur direction. Les professeurs se saisirent de l'occasion et accélérèrent le convoi. Il fallait profiter de ce moment pour fuir, tant que la bête se concentrait sur cette lueur étrange qui venait de s'allumer au loin. Yin'Fia devina et, à son tour, s'effondra.
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