Le fantôme de Carlos Gardel 1/2
Buenos Aires - Argentine
C’est Carlos Gardel qui m’a réveillée. J’en suis sûre, je l’ai reconnu, Maman écoute sa musique en boucle depuis que nous sommes à San Telmo, dans notre hôtel de tango. J’ai nettement entendu son timbre de rossignol qui agace tant Papa. Il chantait à tue-tête, puis, plus rien. Je me suis redressée dans mon lit, j’ai tendu l’oreille, mais seuls les ronflements de mon père emplissaient alors la chambre. J’ai d’abord cru que j’avais rêvé. Mais ma tête à peine reposée sur l’oreiller, la musique a repris : la voix de Carlos, claire, limpide, pas même parasitée par le grésillement du saphir qui frotte sur le vinyle, comme sur le disque qu’écoute Maman. C’était étrange. La musique semblait remplir toute la pièce, puis soudain elle s’est éloignée, avant de s’arrêter. Après quelques minutes, le phénomène a repris. Plus question de me rendormir ! Je me suis levée et j’ai suivi le son : il sortait tout droit du grand placard de l’entrée, celui qui longe la salle de bains et que Maman a en vain tenté d’ouvrir, à notre arrivée. Elle avait d’ailleurs pesté :
— Déjà qu’il n’est pas confortable d’avoir une chambre pour quatre, il aurait au moins été pratique de pouvoir ranger tous nos bagages dans ce placard !
Au lieu de quoi nous avons dû étaler les sacs autour du lit...
— Peu importe, avait dit Papa, dans trois jours, on rentre à Paris !
J’ai collé mon oreille contre le meuble en bois : la musique a de nouveau cessé. J’ai retenu mon souffle, longtemps, je crois. Puis Carlos est revenu, comme un écho. J’ai également perçu des rires, des pas, des murmures derrière la cloison. Le tango de Gardel ne jouait pas seul, le disque tournait pour des gens, des gens qui riaient, des gens qui dansaient. Intriguée, j’ai voulu ouvrir le placard, mais celui-ci est resté sourd à mes demandes. Et les danseurs ont dû m’entendre, car, une fois encore, tout s’est arrêté. J’ai patienté, de longues minutes, mais la musique n’a pas repris. Derrière la porte, le silence, et dans la chambre, le souffle de mon père. Lassée d’attendre, j’ai regagné mon lit. Mais je n’ai pas pu me rendormir.
Nous entamons donc notre ultime semaine en Amérique du Sud, c’est la fin du voyage, et notre dernière maison s’appelle «Mansion Royal Dandi Tango». Elle se trouve en plein cœur de San Telmo, le quartier de mon amie Mafalda et des brocanteurs de Buenos Aires. C’est un endroit très agréable, et l’hôtel est charmant. Un peu « désuet » comme dit Maman, mais moi j’aime bien la douceur du parquet sous mes pieds nus, et les jolies fresques sur les murs. C’est l’une des plus belles demeures antiques de San Telmo, et Papa m’a expliqué qu’elle a été l’un des hauts lieux du tango de Buenos Aires, ses salles de danse ayant, depuis, été transformées en restaurants et en salles de réception. Moi, ce qui me plaît surtout, c’est la moquette épaisse qui recouvre le sol, et les lourds rideaux de velours rouge : j’ai l’impression de vivre dans un théâtre.
Si je fais le bilan de cette année écoulée, j’ai le sentiment d’avoir eu mille vies, et habité mille maisons : une grotte, un igloo, de multiples cabanes, un palais des mille et une nuits, et désormais un théâtre ! J’avoue qu’il m’est arrivé parfois, lorsque je me réveillais au petit matin, de mettre quelques secondes avant de reconnaître la chambre et de pouvoir dire où j’étais. Mais j’ai adoré découvrir ces maisons, ces quartiers, ces villes, ces pays, qui m’ont raconté tour à tour leur histoire ! Et puis j’ai compris ce que signifiait être « citoyenne du monde », et le bonheur de connaître une époque où les frontières n’existent plus, où les distances sont réduites à peau de chagrin, de pouvoir traverser les saisons en un temps record, et de vivre l’année sur un rythme totalement décalé. Ainsi, je réalise à présent que nous allons bientôt quitter le printemps argentin de septembre pour retrouver l’automne parisien, mais je me suis juré de ne pas être triste. D’autant que nous voyagerons encore, je le sais, Papa l’a promis, et je le crois...
Dès les premières minutes, et sans l’influence du kaléidoscope, j’ai senti que je n’allais pas être seule au « Mansion Dandi Royal Tango ». La vie est partout : du hall d’entrée à la terrasse, les couloirs, les pièces, sont habités par les nombreuses silhouettes peintes par Magnani — « un artiste français », m’a dit Papa. Des gravures de danseurs en costumes « Belle Époque », des femmes aux jolis chignons ou aux boucles bien dessinées, des hommes très chics, avec chapeau rond et moustache. Ces personnages m’ont tout de suite fascinée : ils ont l’air si démodés et si vivants à la fois ! C’est la lumière dans leurs yeux qui m’a frappée surtout : il y a, dans certains regards, une expression de douceur teintée de mélancolie, comme si le peintre avait figé ces êtres dans une sorte d’attente éternelle... Je les ai observés longuement. Chacun d’entre eux. Les jolies femmes à ombrelle et robes de crinoline du hall d’entrée, le vieux monsieur près du piano dans la salle de réception où l’on sert le petit déjeuner, les jeunes filles en justaucorps et voilages qui semblent vouloir glisser sur l'élégant escalier de bois précieux... Mais mes préférées, ce sont les belles dames au miroir de la chambre 206. Notre chambre. La dame qui est assise surtout, et qu’on ne voit que de dos. Elle ajuste son chapeau devant la glace que lui tient son amie, et c’est par un reflet que l’on découvre son visage. Elle a un regard triste, et son absence de sourire me laisse penser qu’on la force à s’apprêter pour aller danser. Je crois qu’elle n’en a pas envie. Elle boude comme je le fais quand Maman insiste pour que je m’habille «en fille». J’aime bien aussi les cheveux roux et bouclés de ses amies. Moi je n’ai rien d’une fille, et ce n’est pas grave, je me sens plutôt garçon, mais quand même, de beaux cheveux bouclés comme ceux-là me plairaient plus que les épis blonds et hirsutes qui se dressent sur ma tête ! Et je crois que cela irait bien avec mes taches de rousseur...
Je les ai bien regardées, les dames au miroir de la chambre 206. J’ai même essayé de les dessiner. Mais avec Alphonse, c’est impossible, il n’a pas arrêté de me déranger ! Heureusement, Maman l’a occupé avec une dictée et des opérations, ce qui m’a permis de continuer un peu, tranquille. Mais je ne suis pas très contente du résultat. D’autant que je n’ai pas pu terminer, car après Alf, ça a été à mon tour de travailler ! Dans une semaine, j’entre en sixième et Maman dit que je dois être prête...
Papa n’est pas rentré très tard de sa séance photo, et nous sommes allés dîner dans un petit bar à tapas, au coin de la rue Defensa. J’adore les tapas ! Ce n’est pas très argentin, mais je trouve toujours très rigolo de picorer, c’est plus ludique et moins effrayant qu’un gros « bife de lomo » ! De retour à l'hôtel, j’ai terminé mon dessin et Papa l’a jugé très « vivant », ce qui est le plus beau compliment qu’on pouvait me faire ! Puis il s’est allongé sur le lit et s’est endormi le premier, Maman nous a embrassés, et la nuit est tombée sur la chambre 206...
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A suivre...
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