Chapitre 21 - 1
Quel voyage magnifique nous avons fait !
Quittant le Narbonnais, nous avons longé la côte méditerranéenne vers l'est.
Au pied de la montagne de la Gardiole, entourée de garrigues qui offrent protection aux oiseaux, Fabrègues déroulait ses rues à la manière d'un escargot.
Montpellier dépassé, Nîmes et ses monuments antiques furent visités : la Maison Carrée, les arènes, la Tour Magne, édifices romains remarquables du premier siècle nous laissèrent le souvenir d'une longue marche parsemée de découvertes.
L'arrière-pays camarguais, balayé par le vent, nous montrait une vie sauvage et libre. Des chevaux blancs croisaient des troupeaux de taureaux élevés en liberté. Au creux du delta du Rhône, où se côtoient eau douce et eau salée, les lagunes abritaient des roseaux, des iris ou des joncs. Dans cet espace à l'équilibre fragile, les sansouires[1] accueillaient les salicornes, les saladelles ainsi que les lis des sables qui fleurissaient dans les dunes.
Attentif à la circulation, Federico conduisait sans pour autant se priver des paysages qui défilaient autour de nous. Par moments, ses yeux se détournaient vers moi, ses lèvres esquissaient un sourire. Sa main glissait vers la mienne.
Au pied du massif des Alpilles, se profilait Eyguières, charmant village provençal traditionnel, où trois sources donnaient vie à plusieurs fontaines qui jalonnent ses ruelles et places. Nous n'avons pas résisté à l'envie de nous y rafraîchir.
Marcel Pagnol nous a fait connaître Aubagne, sa ville natale. Située dans une plaine marécageuse, encadrée de massifs et de cours d'eau, la cité est aussi connue pour sa production de poteries et céramiques qui enchantèrent nos yeux.
Cassis, surplombée d'un château âgé de plusieurs siècles, offrait ses plages de galets et ses calanques aux falaises calcaires escarpées. Des couleurs pastel décoraient les bâtiments qui constituent son port révélé lors d'une courte halte.
Dans le Var, sur les rives de l'Argens, Vidauban s'accotait au massif des Maures. Cette commune viticole présentait une grande variété d'arbres et d'arbustes : pins d'Alep, chênes, peupliers au nord, pins parasol et bruyères au sud. Leur disparité nous intrigua.
À quelques kilomètres de là, Vallauris racontait sa découverte d'une voie romaine agrémentée de bracelets et d'armes de l'âge de fer. Perchée sur une colline, la ville s'enorgueillissait d'être la seule en France à cultiver le bigaradier pour ses fleurs d'oranger dont le parfum embaumait.
Le regard de mon mari naviguait de la route aux prés ensoleillés pour revenir vers moi. De temps à autre, il cueillait mes doigts pour y déposer un baiser.
À l'approche de la frontière italienne, la montagne se faisait plus présente ; de façon surprenante, la roche s'imposait maintenant à nous, sans toutefois nous oppresser. Cette configuration inconnue attisait ma curiosité et mon regard ne cessait de fouiller les remparts et leurs alentours.
Posée entre la France et l'Italie, Vintimille, aux teintes douces et chaudes, veillait sur la Méditerranée. Dans ce goulot d'étranglement, l'autoroute se divisait pour partir vers Rome au sud ou vers Turin au nord.
Dans cette dernière direction, trois heures de route nous séparaient de Milan.
Mes yeux ne parvenaient pas à se fatiguer de la découverte de ces nouveaux paysages qui me ravissaient de leurs pâturages et leurs arbres verdoyants. Des plaines s'étiraient au loin, bornées toujours par les alpages dans le fond et, même si la campagne ressemblait beaucoup à celle que je connaissais, son étendue m'émerveillait. Mon avidité à l'explorer ne tarissait pas.
Après une nuit de repos, notre programme consistait à parcourir la ville de Milan.
Lors de notre déambulation, des voix s'élevaient dans les rues, de grands gestes accompagnaient les discussions, la chaleur n'engourdissait pas ces personnes volubiles et amplement démonstratives. L'image, quelque peu caricaturale, se révélait donc conforme à la réalité.
De larges artères s'ouvraient devant nous, longées de superbes bâtiments anciens. Les arènes affirmaient leur rondeur alors que nombre de touristes se pressaient autour d'elles.
Le Château des Sforza dressait ses remparts rouges orangés comme un appel à la visite. La Piazza del Duomo abritait une cathédrale splendide. Ce fantastique édifice présente des sculptures qui relèvent d'un travail d'orfèvre extraordinaire, chaque détail fait preuve d'une précision et d'une minutie incroyables. Combien furent-ils à œuvrer sur ces pierres pendant des jours interminables ? La bâtisse nous fascina, nous avancions et reculions au gré de notre curiosité et de nos découvertes, caressant des yeux une multitude de motifs, certains minuscules, d'autres démesurés, tous stupéfiants quant à leur réalisation.
Glissant dans la Galleria Vittorio Emanuele II, notre regard fut attiré par des verrières gigantesques. Le lieu offrait une lumière et des décorations colorées qui nous enchantaient, nous détournant des boutiques en tous genres.
Au détour d'une rue, nos mains toujours nouées, un magnifique cadran solaire surplombait un mur. Après quelques photos, notre marche reprit pour rejoindre le parking.
Malgré notre plaisir et notre intérêt inassouvi, nous ne pouvions nous éterniser là, nous devions reprendre la route.
Quatre cents kilomètres nous séparaient de la ville d'Udine dans le Frioul.
La campagne, dotée d'une végétation généreuse, nous accueillit à nouveau, le soleil enchantait les champs et les villes et amplifiait notre bonheur.
J'observais sans trêve, heureuse de connaître enfin le pays de mon aimé, croisant son regard pétillant, excité qu'il était de partager ses origines.
La province d'Udine se situe non loin de l'Autriche au nord et de la Slovénie à l'est, alors que la mer Adriatique la longe au sud. Les Préalpes et les Alpes Carniques offrent des vues magnifiques avec la possibilité de s'adonner au ski, la merveilleuse plage de Lignano Sabbiadoro répond aux plaisirs de la baignade, le Parc Naturel des Dolomites et la forêt de Tarvisio proposent de merveilleuses balades et un accueil protecteur aux cerfs, chamois, bouquetins et autres oiseaux ou animaux sauvages.
De nombreux sites archéologiques ainsi que des ouvrages artistiques de différentes époques constituent un patrimoine culturel précieux. La cathédrale et son campanile sont ornés de magnifiques réalisations picturales du seizième siècle. Le marché se tient sur la jolie place carrée Matteotti. Un élégant château surplombe la route longée plus tôt.
Non loin de là, se trouve Palmanova. Cette forteresse, édifiée à la fin du seizième siècle, disposée en étoile à neuf pointes permettait d'assurer une défense efficace des lieux. Une magnifique place hexagonale occupe le centre de la ville que nous parcourons un jour de marché.
Ici, une poignée d'habitants parlent encore le frioulan, cette langue aux intonations slaves qui pourtant se rapproche par moments de l'occitan et présente parfois des tournures germanisantes.
Nous approchons de la maison qui a vu naître mon mari. Un frisson me parcourt. Il me l'a racontée, je l'ai imaginée, aperçue sur une petite photo.
Nous ne sommes plus qu'à quelques mètres.
En retrait de la route, protégée par de grands arbres, une haute bâtisse se dresse. À ce moment, ce n'est pas sa dimension qui me frappe ; la découverte - enfin - de ces murs provoque en moi une émotion profonde. Sa façade percée de quelques fenêtres et d'une discrète porte de bois surplombe la cour agrémentée d'une table, de chaises et d'un parasol. Derrière la haie qui la sépare de la route, se niche une fontaine. Une eau claire y coule sans relâche et apporte une certaine fraîcheur sous les frondaisons. Son clapotis compose une musique pleine de gaieté.
L'homme que j'aime, empli de tendresse pour ce lieu, plonge dans ses souvenirs, entre sourire et nostalgie. Il s'approche de la source et porte le précieux breuvage à ses lèvres.
La voisine sort de chez elle, elle porte un trousseau de clés. Sans doute nous guettait-elle, et, déjà, de grands gestes viennent à l'appui de sa volubilité.
— Federico ! È passato tanto tempo ! Come sta ? Hai fatto buon viaggio ?[2]
À peine, sommes-nous descendus de voiture que des bras se tendent vers nous puis nous serrent, des éclats de voix fusent dans des embrassades où se mêlent l'interrogation et la joie. Son conjoint et ses enfants la rejoignent. Federico me présente, mon prénom est répété pour le mémoriser affectueusement. Les phrases se superposent dans une cacophonie enjouée pendant de longues minutes.
Des nouvelles de la famille et des amis sont échangées, toujours dans une effervescence étonnante. Puis quelques mots viennent l'éteindre aussi brusquement qu'elle s'est enflammée.
— Sarete stanchi per il viaggio. Vi lasciamo riposare.[3]
Et alors que chacun se détournait :
— Hai tutto quello che ti serve ?[4]
— Si, grazie mille. Va tutto bene.[5]
Federico tourne la clé et m'invite à pénétrer dans cette demeure tant attendue. La pièce principale est meublée d'une table en bois entourée de chaises. Contre le mur, un buffet ancien rassemble la vaisselle. Sur la gauche, une grande cuisine bénéficie d'un équipement sommaire mais fonctionnel. Au fond du couloir, une chambre fait face à une salle de bains moderne. À l'étage et sur notre droite, d'autres chambres complètent les lieux. La maison a besoin d'être aérée, nous ouvrons les volets, parcourant les lieux d'un air curieux. Découvrir son tout premier foyer m'emplit d'attendrissement.
Sur la table, un journal et un stylo sont posés sur la toile cirée. Nous nous installons à l'extérieur, face à la fontaine qui gazouille tranquillement.
Dès le lendemain, nous rendons visite aux proches ; des visages, le son de leurs voix correspondent maintenant à des prénoms. Leur amabilité à mon égard me touche beaucoup, des mains serrent les miennes, des regards affectueux me font sentir que je suis intégrée à la famille. Les conversations vont bon train. L'un montre son potager, l'autre son garage, certains parlent du passé, les plus jeunes envisagent l'avenir. La santé déclinante des plus âgés inquiète. On déplore la disparition des anciens. Nous passons de maison en maison. Toute une vie défile en quelques heures. J'écoute cette langue qui coule telle une cascade de joie.
Pendant nos moments libres, nous explorons les abords de la maison puis du village. Le jardin à l'arrière abrite quelques arbres fruitiers dont un néflier qui me renvoie à de lointaines dégustations. Quelques fleurs laissées un peu à l'abandon filent dans des plates-bandes qui s'estompent. Un petit lavoir contient encore de l'eau, quelques pinces à linge gisent là. Dans une remise poussiéreuse, des vélos sont entreposés. Une vieille pompe fatiguée nous permet toutefois de regonfler les pneus et de partir en balade.
Dans la campagne environnante, un petit ruisseau s'évertue à maintenir un maigre flux ; les grenouilles qui coassaient le soir l'ont abandonné. Une clairière abrite des ruches soigneusement alignées, chacune de couleur différente. Sans faire de bruit, nous repartons et poursuivons notre course sur nos bicyclettes un peu rouillées jusqu'au moment où, surpris par une averse orageuse, nous rentrons ruisselants et pris d'un fou rire irrépressible.
Et puis...
[1] Steppes au sol salé
[2] Federico ! ça fait si longtemps ! Comment ça va ? As-tu fait un bon voyage ?
[3] Vous devez être fatigués du voyage. On vous laisse vous reposer.
[4] Vous avez tout ce qu'il vous faut ?
[5] Oui, merci beaucoup. Tout va bien.
Annotations
Versions