Chapitre 3-2
Je m'étire dans le lit. Tu es déjà levé.
Tu me manques.
J'ai besoin de te serrer contre moi, que tu me prennes dans tes bras.
J'ai besoin de m'assurer que tu es là.
À la hâte, j'enfile un vêtement. Après m'avoir manifesté ses amitiés du matin, la chienne briarde me suit joyeusement.
Lorsque j'arrive dans le séjour, tu viens à ma rencontre. Blottie contre ta poitrine, je sens ta chaleur, elle me détend.
— Viens déjeuner, mon amour.
Un peu plus tard, au marché, nous choisissons des légumes puis flânons entre les étals. Les marchands vantent leurs produits en élevant la voix, ils chantent presque. On parle fort ici, on s'interpelle d'un stand à l'autre. Devant eux sont exposées leurs récoltes : des tomates côtelées coupées en quartiers, des aubergines aux formes généreuses, des melons sucrés, des pastèques juteuses. La palette de leurs couleurs ravit les yeux, leurs parfums chatouillent les papilles.
La température encore clémente nous incite à déambuler, sous les platanes, la balade est plaisante. La foule évolue en discutant, des rires fusent, l'animation va bon train. Un vent léger agite les branchages, adoucissant l'air. Une belle journée s'annonce.
De retour à la maison, nous déjeunons de nos emplettes et de pain croustillant. À peine la table débarrassée, je m'installe à l'extérieur avec un livre, dans un endroit tempéré par la brise. La porte de ton atelier est entrouverte.
J'aime te regarder façonner la pièce de buis que tu as choisie. Avec le plus grand respect, tu dégrossis la matière, tu l'entames pour esquisser les premiers contours. Dans un premier temps, tu dessines les grandes lignes puis, avec douceur et attention, tu effleures un arrondi, glisses sur un à-plat, t'arrêtes sur une aspérité indésirable. Peu à peu, l'âme de la statuette prend vie entre tes mains.
Assise sur mon siège, je soupire lorsque Gaïa, la chienne, frôle affectueusement ma main de sa tête taquine.
J'aime entendre l'impact discret et régulier de la gouge avec laquelle tu cisèles le bois. Fermant les yeux, j'imagine la courbe ébauchée, je perçois le galbe d'une joue, le drapé d'une robe. Le temps est suspendu au rythme donné à ton outil. En arrière-plan, les cigales stridulent en cadence. Je me laisse bercer par les percussions légères qui s'estompent pour céder entièrement place, au gré de mes rêveries, aux insectes frémissants.
Les copeaux libérés virevoltent avec insouciance dans un halo de poussière traversé par un rayon de lumière.
Gaïa sommeille, abandonnée sur le sol, ses pattes bougent dans une course imaginaire, ses narines palpitent, sa gueule émet des gémissements retenus. À égale distance de nous deux, sa position lui permet de guetter l'un comme l'autre.
Mon regard se porte plus loin, vers le fond du terrain. J'observe avec curiosité ce rocher qui affleure. Combien d'assauts a-t-il subis pour être ainsi poli ? à moins qu'il ne faille parler d'usure ? Cette usure que l'on attribue au temps et qui résulte d'une lutte contre le vent, la pluie, le froid qui finit parfois par fendre la pierre.
Alanguie par la douceur de l'air et la musicalité de l'endroit, mon roman m'échappe presque des mains. Je ne dois pas m'endormir, j'ai à faire.
Alors je me lève et me dirige vers la maison.
Dans ma tanière, des feuilles griffonnées sont disposées de façon quelque peu désordonnée sur un tabouret et une commode, des crayons et stylos gisent çà et là à côté d'une vieille photo en noir et blanc et d'un personnage en bois sculpté.
Mon objectif, en ce lieu, est de coucher sur le papier une histoire qui me tient à cœur.
Lorsque je me suis décidée à écrire, je débordais d'enthousiasme, submergée d'idées diverses, mon esprit avançait plus vite que mon feutre. La réalisation de mon projet s'est heurtée au combat à mener pour maîtriser ce fourmillement. Il fallait empêcher de s'envoler ce qui jaillissait dans ma tête de façon intempestive, ordonner tout cela et bâtir une structure.
Des formules gribouillées sur des pages déchirées, des souvenirs des fonds de la souffrance, nombre d'émerveillements devant la vie et la nature. Je vais enfin prononcer les mots de ce passé parsemé de blessures difficiles à refermer. Je vais crier ces maux pour les jeter au loin. Je vais raconter des promenades inoubliables dans la campagne, revoir les rivières joyeuses, chanter les couchers de soleil et son ardeur en milieu de journée. Je vais crier ce besoin de vivre tapi au creux d'un être.
Mais comment exprimer tout cela ?
Parfois les phrases coulent ; parfois, les termes peinent à venir, se bousculent puis s'entrechoquent hésitant à éclore ; le sang jaillit parfois entre deux lettres. Des larmes laissent s'épancher le chagrin, relâchent la douleur, s'émeuvent d'un bonheur inaccessible.
Malgré tout, la pile de feuillets s'épaissit peu à peu.
*
Le soleil de juillet offre chaleur et lumière avec générosité. Le soir venu, son coucher est un enchantement ; son camaïeu file du jaune au rose, effleurant des nuances orangées, réduisant peu à peu la clarté pour glisser vers la nuit.
Sous les grands tilleuls, nous nous sommes assis, espérant la fraîcheur. Ta main chaude entoure la mienne. Les grillons expriment leur bonheur en chantant à l'unisson. Un vent léger balance les ramures au-dessus de nos têtes. Au loin, un tracteur termine, malgré l'heure tardive, ses activités saisonnières.
Tu sifflotes doucement. Tu clignes des yeux et guettes les oiseaux qui traversent le ciel d'un bosquet de lauriers à un massif de lilas.
À la radio, les informations s'égrènent.
Soudain, un frisson me parcourt.
Mes doigts tressautent sous ta caresse. Une tension sournoise s'insinue dans mon corps tout entier et le contracte. J'ai peur.
— Tu as vu cette huppe fasciée ? Elle est belle.
— Son plumage est de toute beauté.
Je l'ai à peine aperçue, tirée de mon égarement.
Pourvu que ce jour ne s'arrête pas !
Pourtant, la luminosité diminue, l'horizon rougit. Mon regard se perd, mon esprit divague.
Étendue à nos côtés, la chienne, surprise par un bruit inhabituel, exprime son mécontentement d'un aboiement grave.
— Gaïa, tout va bien, prononces-tu d'un ton rassurant.
Je tends fébrilement la main vers sa tête. Son pelage est doux dans ma paume ; du bout du museau, elle la soulève et un coup de langue plein d'affection mouille ma peau.
Quelques minutes après, nous allons nous coucher.
Le malaise apparu plus tôt ne m'a pas quittée.
Avec discrétion, Gaïa s'approche, sensible à mon trouble. Mon désarroi est tel que sa sollicitude ne parvient pas à m'atteindre.
Allongée près de toi, je m'exhorte au sommeil. Les démons sont tapis dans l'ombre.
Alors, je me retourne.
Je n'y pense plus.
L'engourdissement arrive. Je sombre peu à peu.
Une étreinte douloureuse vient déchirer mon estomac. Je retiens un gémissement. Recroquevillée sur le flanc, je cherche à endiguer le feu qui me ronge.
À bout de souffle, j'essaie de chasser la bête qui s'oppose à mon repos mais je n'ai pas assez de forces, je n'ai plus assez de forces.
Je me retourne encore et encore. Mais aucune position ne m'apporte l'apaisement. Mes membres tétanisent et je lutte.
Dans ma tête, je fredonne une mélodie dont j'ai oublié la plupart des paroles. Elle se transforme très vite en rengaine qui me tape sur les nerfs.
Des bruits imaginaires envahissent mes pensées.
Non, non !
Je retiens mes sanglots.
Les chiffres rouges indiquent déjà une heure et demie.
Quand parviendrai-je à m'endormir ?
Ces satanées angoisses cesseront-elles un jour ?
Annotations
Versions