Chapitre 10-3

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Dans le jardin, Joël s'est installé à l'ombre de la tonnelle. Arrivé peu après nous, il a choisi la chaise pliante, il semble se mettre en retrait pour laisser les sièges confortables aux autres. Jambes croisées, mains posées sur ses genoux, il écoute Cécile lui relater mon accident, puis elle part en cuisine préparer une collation. Tout en s'éloignant, elle jette des coups d'œil vers nous, sans doute inquiète des paroles de cet homme.

Même si je tente de faire ressurgir mes souvenirs, mes efforts ne m'apportent aucune information. S'agit-il d'un ami ou d'une simple relation ? Puis-je lui faire confiance ? Qu'est-il prêt à me raconter, à me révéler ? Je ne comprends toujours pas la fuite de mon amie devant mes questions.

Alors, je me lance sans hésiter et surtout sans attendre Cécile que j'entends, dans la pièce d'à côté, poser des verres sur un plateau, prendre des biscuits dans les placards et en déchirer l'emballage.

— Quels étaient tes liens avec Patrick ?

Il émet un soupir.

— Je pensais qu'on était de vrais amis, qu'on se disait tout… Mais j'ai l'impression qu'il a gardé pour lui un certain nombre de choses, finit-il par répondre d'un air incrédule.

Son affirmation reste bien vague et je crains qu'il ne se comporte comme Cécile.

— Que veux-tu dire ? questionné-je, retenant une pointe d'agacement.

— Lorsque le policier m'a interrogé ce matin, je n'avais rien de concret à lui dire. Par contre, les doutes suggérés m'ont amené à réfléchir. J'ai repensé à des silences, à la gêne de Patrick par rapport à certains sujets, sa façon de les éviter.

— Tu en as parlé au commissaire ?

— Non, c'était trop confus dans ma tête.

Ses yeux s'égarent au loin, il repousse ses cheveux en arrière puis reprend :

— Patrick a du caractère, ses affirmations ne supportent pas de réplique. Les questions que je me posais parfois, me paraissaient, face à lui, indiscrètes, déplacées, voire saugrenues et stupides.

Joël détourne sa tête, il paraît plonger dans ses souvenirs et tenter de comprendre.

— Donc, tu as eu des doutes ?

— Je ne le dirais pas comme ça, murmure-t-il en tirant sur son tee-shirt. Sur le moment, je me suis étonné, pas plus. Tu sais comment il est, il te présente les choses de telle façon que tu ne les remets pas en cause.

Il se lève, se met à arpenter la terrasse puis reprend :

— J'ai toujours cru qu'on était amis avec Patrick mais il n'était pas toujours très cool et pas seulement avec toi. Je pense qu'il savait bien donner le change.

Cécile pose une bouteille de jus d'orange, une bière et une assiette de biscuits, elle dispose des verres sur la table.

— Alors, de quoi vous parlez tous les deux ?

Le vent m'apporte le parfum apaisant des lauriers et m'aide à balayer sa question, je poursuis :

— Comment vous êtes-vous connus ?

— On travaille ensemble, répond-il, se rapprochant de la table.

Mon amie lève une main, ouvre la bouche pour intervenir mais je continue.

— Quel genre de travail ?

— Dans une imprimerie.

— ça fait longtemps ? dis-je assise sur le bord de mon siège.

— Oh oui, on a été embauchés à peu près en même temps, il y a presque dix ans, peu avant qu'il te rencontre, affirme-t-il en s'asseyant.

— Ah ! Que t'a-t-il dit de notre rencontre ?

Mon envie d'avancer ne s'étanche pas assez vite à mon goût.

— De cet événement, pas grand-chose, par contre, il m'a beaucoup parlé de toi au début.

— Seulement au début ? m'exclamé-je, intriguée.

— Il s'est replié petit à petit et puis, par la suite, on se voyait de temps à autre.

Cécile, tête baissée, lèvres serrées, installe les boissons devant chacun. Son visage fermé montre qu'elle est inquiète mais ne sait comment faire.

— Tu dis qu'il n'était pas très cool ?

— Je… Je ne sais pas si je dois te parler de ça…, bredouille-t-il, en se dandinant sur sa chaise.

— Non, je ne crois pas, le coupe-t-elle un peu vivement.

Ses yeux brillent, ses gestes nerveux témoignent de son inquiétude.

— Je veux savoir. Vous ne devez pas me laisser dans l'ignorance. De toute façon, je finirai bien par retrouver la mémoire.

Cécile soupire. Elle fait une moue puis jette un regard triste vers Joël.

— Nous pensons que tu n'étais pas heureuse avec Patrick, lâche-t-il.

— Je ne sais pas comment te dire, j'ai essayé de te conseiller de le quitter mais tu n'as pas voulu, continue Cécile.

Je reste étonnée quelques secondes.

— Le quitter ?

— Tu aurais pu être bien mieux avec un autre homme, poursuit Joël.

— Pourquoi tu dis ça ?

La jeune femme hésite, cherche ses mots. J'enchaîne.

— Vous avez été témoins de quelque chose ?

— Non. Rien en ma présence mais tu m'as fait part de certaines remarques qui n'étaient pas très… comment dire ? Pas très gentilles à ton égard, répond mon amie.

— Tu peux préciser ?

Sa fébrilité s'accentue, elle déplace inutilement les verres sur la table, cherche autour d'elle un dérivatif.

— Des remarques blessantes, qui te faisaient souffrir, avoue-t-elle.

— De quel genre ?

Penchée en avant, mes doigts se crispent fiévreusement.

— Sur ta manière de t'habiller, de parler, ta façon d'être, prononce-t-elle, à regret.

— Et toi, Joël ?

— Jamais devant moi. Mais, nous nous connaissons depuis longtemps et je sentais que ça n'allait pas.

Le silence tombe. Quelques secondes défilent.

— Et avec vous, il était comment ?

— Toujours poli, répond Cécile.

— Mais encore ?

Mes amis se coulent un regard angoissé. Mes yeux glissent de l'un à l'autre espérant un témoignage clair.

— Oh et puis, tu as raison, il vaut mieux que je te dise… Il savait faire la conversation, tirer parti d'un sujet pour le ramener à son avantage et se mettre en avant. Il aimait bien plaisanter aussi mais ses blagues frôlaient un peu trop souvent l'irrespect.

Mes sourcils arqués participent à mon interrogation. Leurs révélations me laissent dubitative.

— C'était toujours finement amené, toujours présenté de façon détournée et dans un langage ambigu, il pouvait ainsi assurer qu'il n'y avait aucune mauvaise intention, que nous avions mal interprété ses paroles.

Mes épaules s'affaissent, mes mains frémissent. J'encaisse ce que j'entends. Avec difficulté, je poursuis.

— Joël ?

— Jamais de remarques directes mais des sous-entendus ; j'ai compris que, à ses yeux, je ne suis pas comme un homme doit être. Pour lui, un homme doit montrer ses muscles et sa supériorité. Moi, je m'en fous, c'est pas mon truc. Et puis, à la réflexion, je me demande s'il ne s'est pas servi de moi.

— Comment ça ? balbutié-je, ébahie.

— Quand il est arrivé à l'imprimerie, je me suis rapidement rendu compte qu'il ne connaissait pas grand-chose à ce boulot. Je lui ai appris, patiemment. Je l'ai couvert par rapport au patron.

À l'intérieur de la maison, la porte qui se referme crée un léger fond sonore qui nous détourne de notre discussion. D'un pas discret mais ferme, Olivier, qui rentre du travail, nous rejoint sur la terrasse.

— Comment te sens-tu Julie ? Mieux qu'hier matin ? questionne-t-il après avoir embrassé sa compagne.

— Les choses semblent rentrées dans l'ordre. Du moins, pour l'instant, réponds-je, sortant avec difficulté de mon échange avec Joël et Cécile.

— Tu n'avais pas l'air en forme.

Mon amie et moi échangeons un regard.

— Cécile est allée chercher un test à la pharmacie. Je suis enceinte.

Leurs yeux se braquent sur moi. Joël semble surpris et inquiet. Je perçois dans le regard de Cécile et son mari une certaine détresse qui me fait mal.

— Que comptes-tu faire ? ose Olivier.

Mon demi-sourire lui répond.

— Tu es sûre de vouloir assumer cela ? poursuit-il d'une voix tremblante.

— Oui, je suis sûre.

— ça ne va pas être facile, argue Joël dont le visage hésite entre préoccupation et bonheur.

— Je sais mais c'est ainsi et j'en suis heureuse.

Un coup de vent vient balayer le jardin, suivi par d'autres qui éloignent les nuages gris. Nous nous replions à l'intérieur. Les bourrasques ont refermé l'échange délicat au sujet de ma grossesse ainsi que la discussion épineuse qui l'a précédé. Je ne doute pas que cette amorce se poursuivra plus tard. Pour l'heure, nos esprits s'apaisent, Cécile propose à Joël de rester dîner et de terminer ensemble la soirée de façon sereine.

*

Enfin seule dans ma chambre, debout devant le miroir, je pose une main sur mon ventre encore plat et je regarde au-delà de ces yeux, cette bouche, fades et insignifiants. J'y détecte un éclat nouveau, inédit.

La seule pensée de ta présence au creux de moi m'emplit d'une joie au-delà de tout.

Même si tu ne mesures que quelques millimètres, tu es mon enfant, tu es LA Vie. Tu es tellement plus que le soleil chaud et lumineux, tu es plus aussi que la clarté renouvelée chaque jour.

Je ne suis plus seule puisque tu es là. Je me sens tellement forte pour toi. Je suis enfin vivante parce que je porte Ta vie.

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