2. Fauve

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Tom fut tiré hors de son sommeil par son voisin de table, Quentin.

— Hé ! chuchota-t-il. Si la prof te vois tu te fais virer direct. Max et Paul l'ont déjà chauffée à blanc.

— Déjà ? grogna le dormeur en se redressant, la mine hagarde.

Il jeta un œil à l'horloge murale de la classe qui affichait neuf heures douze. La prof d'histoire, Mme Blanche était une femme d'âge mûr, toujours très élégante. Elle était calme, d'ordinaire, mais comme le répétait sa mère, on a tous des jours avec et des jours sans.

Une règle en métal chuta avec un brutal fracas. Elle fit volte-face vers la classe, la main crispée sur le feutre avec lequel elle écrivait au tableau, le bras toujours levé, comme figé dans son geste, le regard noir. Elle ressemblait à une amazone brandissant sa lance, prête à délivrer un tir fatal à tout instant. Une amazone très bien habillée et coiffée, avec une lance bien courte, mais une amazone quand même. Aujourd'hui était apparemment un jour sans.

La classe entière était tournée vers la table de Max et Paul, au fond de la classe. Max essuyait tant bien que mal ses larmes de rire, en continuant de pouffer. Paul avait le visage rouge et ses mains masquaient à peine sa bouche tout sourire.

Mme Blanche approcha lentement. Ses talons frappaient le carreau comme pour sonner le glas.

— C'est pas nous madame ! s'esclaffa Paul.

— On vous jure ! ajouta son complice.

La prof était arrivée juste devant eux. Elle déglutit, comme pour ravaler une injure, et força visiblement son sourire. Ses yeux semblaient capables de sortir de leurs orbites à tout moment.

— Levez votre pied de là, Paul, grinça-t-elle en se penchant pour prendre la règle. Votre nom est écrit là-dessus. Votre propre matériel vous dénonce.

Un léger concert de chuchotements s'éleva dans la classe, coupé en un éclair par un violent coup de règle contre la table, qui faillit renverser Max de sa chaise. L'amazone s'était changée en lionne et ses yeux prédateurs arpentaient la salle. Le troupeau de gazelles se tenait en alerte, pressentant un danger mortel. Vraiment un jour sans, c'était sûr.

« Pas vous, donc, répéta le fauve. Pas vous…

Les deux garçons ne riaient plus du tout.

« Si ce n'est pas vous, alors vous étiez certainement attentifs au cours. Je vous laisse une chance. Si seulement l'un de vous répond correctement à ma question, je me contenterai d'une observation dans vos carnets de correspondance. Sinon, vous êtes immédiatement exclus de cours et vous serez collés dix heures chacun.

Ses mots résonnèrent une seconde. On aurait pu entendre une mouche voler dans la pièce.

« Bien, conclut madame Blanche en croisant les bras. Au moyen-âge, dans certains pays, les titres de noblesse se transmettaient par ultimogéniture. Qu'est-ce que cela signifie ?

Max tentait visiblement de trouver la réponse au tableau pendant que Paul fouillait désespérément son cahier. Le sourire tendu de l'enseignante se fit un peu plus large.

« On ne l'a pas encore écrit. Je viens de le dire à l'instant, juste avant que vous ne m'interrompiez avec vos jeux pour la énième fois depuis le début de l'année. Alors ?

Les deux élèves baissèrent les yeux, vaincus. Tom se dit alors qu'un peu d'aide serait bienvenue et leva la main.

— Madame ?

Le fauve se tourna vers lui. Il garda patiemment son bras levé.

— Oui Tom ?

— L'héritage agnatique par ultimogéniture veut dire que le fils le moins âgé uniquement peut hériter du titre. Et à l'inverse, la succession agnatique par primogéniture concerne le premier enfant né. L'héritage agnatico-cognatique inclut aussi les filles.

— Bon, soupira Mme Blanche, qui se dérida un peu. Merci de me prouver que je ne m'adresse pas à un mur une heure durant quand je fais cours à cette classe.

Elle fit de nouveau face à ses deux proies.

« Donnez-moi vos carnets...

— Madame ! coupa Tom.

Il essayait de trouver quelque chose pour la calmer et éviter une exclusion aux deux garçons... En vain.

« Au fait, je... J'aime bien votre chignon. Ça vous va vraiment bien.

Il regretta aussitôt ses mots, alors que les chuchotements dans la classe reprenaient accompagnés de quelques ricanements et regards méprisants. Déconcertée, la dame au chignon marqua un temps pour répondre.

— C'est très gentil de ta part, mais... Cette remarque est plutôt déplacée.

Malgré tout, la lionne avait disparu. Elle repoussa fièrement une mèche de ses cheveux derrière l'oreille et retourna à ses moutons.

« Exclusion de cours et dix heures de retenue chacun, annonça-t-elle calmement.

L'anxiété laissa place au dépit pour les deux sanctionnés.

— Mais madame, commença Paul, on a rien fait de grave...

— Oui, mais ça fait deux mois que vous faites les clowns en classe. Quand vous ne faites pas des bruits de singes pour amuser la galerie, vous enchaînez les concours de rots ou de lancers d'avions en papier. J'en ai plus qu'assez, souffla-t-elle. Rangez vos affaires. Enfin vos jouets, devrais-je dire. C'est Martin le délégué, non ? Allez, amène-les.

L'élève concerné se leva précipitamment, avec l'air impitoyable d'un gardien de prison. Les deux enfants s'exécutèrent péniblement, non sans jeter un regard noir à Tom en passant près de lui. Le cours reprit dans le calme.

— Si tu cherchais à passer pour le plus gros fayot que la terre ait jamais connu, c'est réussi, dit Quentin. Même Martin aurait pas fait mieux.

— Je sais pas... Je voulais juste la calmer et j'ai sorti ça comme ça...

— Bah réfléchis un peu avant de l'ouvrir mec. Tu sais, avec le truc mou et rose entre tes deux oreilles. Tu vois de quoi je parle ?

— Bâtard, gloussa Tom.

L'injure était certainement un rien trop bruyante, puisque la lionne assoupie s'éveilla brusquement.

— Quentin ! Tom ! Vous voulez rejoindre vos camarades peut-être ?

— Non madame, répondirent-ils en chœur.

— Alors on reprend, on a perdu assez de temps comme ça. Les prochains que je prends à bavarder les suivent. Je vous préviens je ne suis pas d'humeur.

Comme après toute intervention de la sorte, un silence relatif régna dans la salle pendant quelques minutes, pas plus. Alors qu'un petit brouhaha s'élevait de nouveau dans la classe, son meilleur ami relança la conversation :

— Ça va mieux ta cheville on dirait ?

— Ouais. Je reviens au hand ce soir.

— Sérieux ? fit Quentin, les yeux ronds. Pourtant tu t'es blessé jeudi dernier... Ça fait quoi ? Quatre ou cinq jours à peine. À t'entendre hurler on aurait dit qu'on t'avait amputé. Tu pouvais plus marcher ensuite, le lendemain t'es revenu en béquilles et tout…

— Ouais mais c'était pas si grave au final. On est allé voir le médecin avec ma mère Vendredi, c'était juste une entorse, rien de cassé. Hier matin je pouvais à nouveau marcher et courir comme s'il s'était rien passé.

— Pas si grave ? T'étais en train de mourir sur le terrain, on revient pas d'une blessure comme ça en pleine forme en si peu de temps, c'est pas normal.

— Je sais pas… En plus le doc a dit que je devais rester au repos pendant deux à trois semaines.

— Ah ouais quand même il s'est bien planté, là. Trois semaines… T'aurais raté le match de ce weekend contre les premiers du classement.

— Justement, j'y pensais samedi soir, que le match était dans une semaine pile et que j'avais aucune chance de le jouer. J'avais tellement les nerfs que j'ai eu du mal à dormir. Et Dimanche matin, pouf, comme par magie, retapé en une nuit. Prêt à taper un sprint.

— Ah ouais chaud… À part la magie ou la force du saint-esprit je vois pas d'autre explication. T'es un sorcier en fait !

— Faut croire. Ou un super-héros, ou un vampire, dit-il avec le sourire.

— Ça m'étonnerait pas en vrai. Il t'es déjà arrivé des trucs bizarres comme ça avant. Des choses que t'as forcé juste parce que tu les voulais.

Tom prit une seconde pour y penser. Régulièrement, bien qu'avec une rareté exceptionnelle, le destin semblait jouer en sa faveur. Par chance, certains petits problèmes se réglaient d'eux-mêmes. D'eux-mêmes ou par d'autres personnes certainement, à son insu. Il ne s'était jamais réellement penché sur la question. Aucun événement spectaculaire et paranormal ne s'était jamais produit sous ses yeux, c'était sûr.

Il restait toutefois de petites énigmes, auxquelles il ne prêtait pas attention, mais elles devaient toutes avoir une solution rationnelle. Au fond, pas besoin de se questionner, tant que les choses allaient dans le bon sens. Il s'agissait d'amusantes coïncidences, sans plus.

— Ouais, maintenant que tu le dis…

— En CE1, t'avais prêté un stylo à Paul et quand tu lui a demandé de le rendre une semaine après il a dit qu'il l'avait perdu. Je t'avais jamais vu aussi en colère, j'étais mort de rire !

— Tellement de compassion, railla Tom.

— Et ensuite pouf ; encore un tour de magie et voilà ton stylo de retour dans ta trousse.

— J'ai dû oublier l'avoir récupéré, c'est tout.

— Bah non, tu l'as retrouvé après lui avoir demandé, il a pas dit qu'il te l'avait rendu. Il a dit mot pour mot : Je sais pas où il est, je l'ai perdu.

— Peut-être, je sais plus. Mais c'était un truc bizarre comme ça oui.

— Faudra que tu m'apprennes la magie un jour.

— T'es pas encore prêt, petit, répliqua-t-il d'un ton exagérément condescendant. Reviens dans un siècle.

— TAISEZ-VOUS TOUS BON SANG ! explosa Mme Blanche, hors d'elle. Je ne peux malheureusement pas renvoyer l'ensemble de la classe, donc vous allez me faire le plaisir de sortir une feuille blanche ! On va faire une petite interrogation surprise pour vous calmer. Et ça me calmera aussi, soupira t-elle.

Les élèves obéirent mollement, non sans protestation, excepté Martin, qui, empli de détermination, inscrivait déjà son nom alors que les autres n'avaient pas encore sorti de feuille vierge.

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