2. Ω La Vieille

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Ω

J’ai quitté l’effervescence des grandes artères du quartier pour gagner une petite ruelle que je connais bien. Ni vue, ni connue : ce sera sans doute mon épitaphe.

Dans mon dos ou quand ils pensent que je ne les écoute pas, ou encore quand ils pensent que je ne suis pas là, ils m’appellent souvent « la vieille ». Je suis encore jeune, pourtant, mais je sais très bien pourquoi ils m’appellent comme ça. Le mot qui manque, ils ne le disent pas parce qu’alors, ils auraient l’impression d’être vraiment méchants, comme si « la vieille » tout court, c’était un compliment.

Ça ne m’intéresse pas, m’a jamais intéressée, ne m’intéressera sans doute jamais. La bagatelle. Les apprêts, la parade, les refus dans un sens ou dans l’autre, ou les deux, les déceptions, la vantardise, les grands mots, les grandes douleurs, tout ça me fatigue par avance. Et la bagatelle, le point supposé culminant de tout ce manège, eh bien, est-ce que je rate vraiment quelque chose ?

Je les entends, dans le quartier, ils ne se privent pas. Ça se court après, ça se fuit en gloussant, ça s’attrape, ça proteste, et puis ça recommence depuis le début après le « petit coup » d’usage. Vraiment, quelle vie. Il s’en passe, des drôles de choses dans le quartier. Des choses répugnantes, même, mais c’est moi qui devrait porter le poids de la honte.

Il a suffi d’une toute petite poignée de refus pour qu’on m’accole ce surnom. Ensuite, il n’a fallu qu’une petite poignée d’années pour qu’on m’évite. Ça a commencé par une gêne un peu vague. Des regards pas très francs, teintés de pitié. Et puis le malaise s’est installé, il a comme embaumé tout le quartier et la réprobation s’est faite bien plus nette dans les regards. Enfin, on a complètement cessé de me regarder.

La paix est revenue dans le quartier, les couples ont recommencé à batifoler sans arrière-pensée, mais c’est mon cœur qui s’est mis alors à peser de plus en plus lourd. Bien plus que vexée: meurtrie. A chaque fois qu’un regard se détournait de mon passage, ou qu’on faisait semblant de ne pas m’entendre, c’était un coup de poignard en plein ventre. Là, je souffrais. Alors plutôt que de les laisser m’effacer, j’ai préféré disparaître de moi-même. Pas disparaître du quartier, je ne saurais vivre ailleurs, mais disparaître de la vie des gens.

Alors je suis devenue une experte en camouflage. Quand je le souhaitais, on ne me voyait plus. J’étais capable de faire mes courses, me promener et dîner en terrasse en pleine foule sans qu’on se souvienne ou qu’on veuille se souvenir de ma simple présence. Aucune trace. Parfois je me dis même que mon logeur finirait peut-être par me remplacer en pensant que je suis partie. Mais je me répond alors que je serais tout aussi capable de m’installer chez le voisin sans qu’il ne me remarque.

Ah, il arrive.

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