3. Ξ Félix
Ξ
Ce soir, c’est le bon. La courbe va s’inverser. Mais oui, Félix. Ma vie est en jeu depuis si longtemps que j’aborde maintenant la perspective de tout perdre avec désinvolture. J’adresse un clin d’œil à mon adversaire. Quand on a tout perdu trop de fois, les absolus ont tendance à se dissoudre dans la résignation et le cynisme. Et un flegme de façade pour recouvrir le tout.
Je retombe toujours sur mes pattes, et c’est bien là une partie du problème. Combien de fois, ai-je échappé à un destin funeste qui semblait inévitable ? Les bolides ne me renversent pas, les poisons, je les évite sans même avoir à les renifler, les coups m’effleurent sans me toucher. Ce quartier, c’est le mien, c’est mon territoire, ma prison dorée. On m’a nommé Félix avant même mon premier coup de chance. Ma famille était bien installée, bien établie, on respectait son nom mais aujourd’hui il ne reste plus que moi et mon prénom. Félix, donc, le bienheureux.
Je suis né sous une bonne étoile, comme on dit, et une cuiller d’argent dans le bec, comme on dit encore. Mais si la bonne étoile me poursuit, la cuiller, ça fait longtemps que je l’ai mise en gage. C’est paradoxal, pour quelqu’un comme moi, de se retrouver sur la paille. C’est un sujet de discussion dans le quartier. « Pauvre Félix, on dit, peut-être qu’un jour il deviendra raisonnable » . Car si je suis assuré de ne sentir sur ma peau que les doux rayons d’un soleil magnanime dès que je sors de mon refuge, si le sexe faible n’a ni la force ni le désir de me résister, à une exception près, si en somme, je réussis tout ce que j’entreprends sans même me donner la peine d’essayer, il y a un hic et de taille : je n’aime que ce qui me fuit. Et ce qui me fuit, à une exception près, c’est la fortune. Enfermez-moi dans un labyrinthe et j’en trouverai la sortie sans la chercher, pointez un revolver sur moi, il s'enrayera… mais confiez-moi une paire de rois et vous pourrez être sûr de trouver un trio d’as dans les mains adverses.
J’aime le jeu, plus encore que l’amour ou la vie, mais le jeu ne m’aime décidément pas. Les dettes m’adorent, évidemment. Moi, l’aristocrate, je dois donc de l’argent à tout le monde dans le quartier. Il n’y a pas un mur, ici, sur lequel je ne me sois appuyé, étourdi de désespoir après une nouvelle faillite, et auquel je n’aie juré qu’on ne m’y reprendrait plus. Mais quand les lendemains chantent quoi qu’il arrive, que l’aube ne semble se lever que pour vous porter vers les cieux, que les têtes s’inclinent sur votre passage, même celle de vos créanciers, et que le destin sème à vos pieds mille petits bonheurs tous les jours renouvelés, comment ne pas y croire, le soir venu, et retomber encore et encore dans le piège ? C’est une course sans fin. Il me suffirait de tout avoir, juste une fraction de secondes, que la chance soit complète, le temps d’une journée, et je serais Félix tout entier.
Mais « tout », qu’est-ce que c’est, « tout » ? Moi-même qui ai tout perdu nombre de fois, je ne le sais pas. Allez, ouvre grand les yeux, Félix, ça commence.
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